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Dès l’année suivante, en 1971, le désir me prend de redescendre dans ma vallée secrète. Cette fois, mon compagnon sera un ami de banlieue, Yves. Pendant des années, nous avons exploré de concert les plaisirs malsains que procurent les diverses substances capables d’altérer l’état de la conscience. Notre escapade aura donc pour prétexte l’étude sur le terrain des plantes hallucinogènes de notre flore. Nous voici sur la piste de la jusquiame, du datura et du pavot somnifère, les plantes des sorciers… 

La jusquiame et datura, cousines de la pomme de terre et de la tomate, hantent les décombres. La première aligne sur une tige droite comme un « i » ses feuilles molles découpées en larges dents de scie,  couvertes de poils laineux, un peu collants. Larges tubes à cinq lobes arrondis, échancrés en bas, d’une couleur jaunâtre avec un réseau de veines violacées et une gorge sombre, ses fleurs ajoutent à son aspect inquiétant. Les botanistes qualifient son odeur ambiguë de vireuse. Je dirais : délicatement nauséabonde. Ses puissants alcaloïdes[1] ont permis à des hommes et à des femmes, prêts à affronter les forces de la nature, de partir à la découverte d’autres mondes. Dans notre civilisation judéo-chrétienne, les garants de la morale ne voyaient là que l’œuvre du démon…

Le datura, grande plante aux larges feuilles et aux immenses fleurs en trompettes blanches est du même acabit. C’est une proche parente de la belladone des bois calcaires, dont les baies noires et molles ont provoqué l’empoisonnement des imprudents qui les avaient crues comestibles. Le membre le plus célèbre du quatuor magique de la famille hautement vénéneuse des Solanacées est sans doute la mandragore. On dit que la racine de cette plante mythique revêt l’aspect d’un humanoïde, preuve de ses pouvoirs. La tradition veut qu’on l’arrache en l’attachant au collier d’un chien dont la traction l’extirpe du sol. La plante pousse alors un cri barbare capable de tuer tout humain qui l’entendrait… Mais la mandragore se cantonne à l’extrême sud de l’Europe, nous n’avons aucune chance de la trouver en France.

En revanche, il arrive que le pavot somnifère s’échappe des cultures et se ressème ça et là. Nous ouvrons donc les yeux à la recherche d’une plante haute, glauque[2], à l’ample feuillage embrassant[3]. Elle ne doit pas être bien difficile à identifier, avec sa grosse fleur blanche ou rosée marquée de violet foncé à la base, érigée au sommet de sa tige unique. Mais je ne suis pas alors très féru en botanique et il m’arrive de prendre pour du pavot de gentils coquelicots à la fleur pâle. Avec ceux-ci, pas de risque : la plante entière est totalement dénuée de toxicité et ses jeunes rosettes de feuilles forment même un excellent légume. Par contre, le latex aux relents nauséeux du pavot somnifère, obtenu en incisant les capsules vertes, contient une multitude de dangereux alcaloïdes, dont la morphine, la codéine et l’héroïne.

Nous avons l’intention de fabriquer notre propre opium avec le suc du pavot et des onguents hallucinogènes en faisant cuire longuement les feuilles de jusquiame ou de datura dans de l’axonge[4]. C’est ainsi, d’après nos lectures, que procédaient les sorcières qui enduisaient de cette pommade psychotrope leur corps aux endroits où la peau est la plus fine – tempes, aisselles, aine, parties génitales – afin que les principes actifs pénètrent dans leur organisme et, modifiant leur état de conscience, leur permettent d’« aller au sabbat » !

Au bout du compte, notre quête s’avérera décevante soit que ces plantes soient rares, soit que nous ne sachions pas les reconnaître. Mais les découvertes qui m’attendent seront autrement plus importantes.

Notre but est de retourner à Blieux par le chemin des écoliers. Celui-ci passe par Volonne, près de Sisteron, au bord de la Durance. C’est là que réside un oncle âgé de plus de quatre-vingts ans, Marcel Adam, dont on ne parle jamais dans la famille car il passe pour un excentrique. Ce qui constitue un bon point de départ.

Volonne est un village ancien aux ruelles étroites, dominé par les ruines d’une tour de guet où l’on allumait jadis un feu pour prévenir de l’avancée des Sarrasins dans la vallée de la Durance. Marcel réside dans une antique maison de pierre toute en hauteur. Je soulève la main de bronze servant de heurtoir et frappe les trois coups qui signalent un membre de la famille. 

Un petit homme vient nous ouvrir. Malgré ma taille modeste, je le dépasse d’une demi-tête. Il est très mince mais pas maigre, sa chemisette laisse voir des bras musclés. Son crâne aux cheveux ras est coiffé d’un béret sous lequel dépassent deux larges oreilles. Le sourire accueillant qui se dessine sur son visage ne fait qu’estomper l’effet de son regard pénétrant, presque dur. Le regard de qui sait jauger les hommes et de qui ne s’en laisse pas conter !

Marcel nous fait pénétrer dans la cuisine, une pièce exiguë qui sert également de salle à manger. Au rez-de-chaussée le soleil ne pénètre jamais et il a fallu, en ce jour de juillet, allumer du feu dans le poêle pour chasser le froid et l’humidité. Sa femme, Marie-Hélène, est assise et brode, les jambes enfouies dans une couverture. Hémiplégique, elle ne peut se lever à notre approche. Je fais les présentations et Marcel attaque :

– « Je vous ai préparé à manger, mais il n’y a pas de viande au menu. Vous savez, je ne suis pas un mangeur de cadavres. La viande est extrêmement néfaste pour la santé. Elle est pleine de toxines qui nuisent à l’organisme. Cela fait quarante ans que je n’en mange plus et regardez, je suis en pleine forme ! »

Je commence à comprendre pourquoi Marcel a été mis au ban de la famille ! Chez nous, la viande a toujours été immodérément valorisée. Un repas sans viande n’est concevable que le vendredi où, par pénitence, le poisson prend sa place. Nous en mangeons habituellement deux fois par jour. A midi, il est usuel de commencer par une assiette de charcuterie pour continuer par un bifteck, une entrecôte ou un ragoût. Légumes, fromages et fruits ne sont que compléments : combien de fois ai-je entendu ma mère me dire :

– « Laisse tes légumes si tu veux, mais au moins finis ta viande ! »

Le petit déjeuner comporte généralement un ou deux croque-monsieur que remplacent les jours d’examens un bon bifteck saignant, source de force et gage de réussite… C’est que mon grand-père est médecin et connaît évidemment ce qui est bon pour la santé !

C’est loin d’être l’avis de Marcel :

– « C’est la médecine qui tue le monde. Regardez tous ces pauvres gens : à soixante ans, bourrés de médicaments, ils ne cessent de se plaindre de leurs problèmes, du dos, du ventre, du cœur, de tout leur corps qui les fait souffrir le martyre. Ils sont perclus d’arthrose et de rhumatismes, deviennent incontinents… Plus on les soigne, plus ils se dégradent. Tous ces produits chimiques dont on les assomme ont de graves effets secondaires. J’ai vingt ans de plus qu’eux, et pourtant ce sont eux qui sont vieux.  Personnellement, je crois qu’une bonne alimentation est la meilleure garantie de santé. »

Une alimentation végétarienne, de l’exercice, des plantes pour se soigner et des pensées saines : tel est le credo de Marcel. Je l’écoute bouche bée. Jamais je n’ai entendu quiconque tenir semblable discours.

Après le repas, mon oncle aide sa femme à gravir l’étroit escalier en colimaçon qui mène à la chambre à coucher. Puis il redescend et nous parle de lui. 

Marcel est lorrain, des Vosges. Au cours de la dernière guerre, il s’est rallié à Pétain sous les ordres de qui il avait servi au cours du conflit précédent. Ceci lui a valu à la Libération deux balles dans la peau, deux années en prison et la confiscation de tous ses biens. A soixante ans, il se retrouve seul et sans rien. Un autre que lui aurait peut-être baissé les bras. Marcel, lui, suit les cours de l’école de bergers de Rambouillet et part s’occuper d’un troupeau de moutons dans les solitudes sans fin des Alpes de Haute Provence. Puis il descend dans la vallée, obtient l’emploi de garde-champêtre et se marie grâce aux petites annonces du Chasseur Français. Maintenant, il vit de sa modeste retraite. 

Voici près de quarante ans, Marcel a rencontré le Docteur Paul Carton, auteur de nombreux livres sur le végétarisme, la santé naturelle et une vision spirituelle de la vie. Ce dernier réussit à le guérir, grâce à une alimentation sans viande, d’un grave problème pulmonaire que la médecine officielle se déclarait impuissante à résoudre. Marcel est convaincu et transforme radicalement son mode de vie. Depuis, il n’a qu’à s’en louer. Il tient cependant à garder l’esprit ouvert et organise une fois par an une fête à laquelle il convie ses amis non végétariens et pour laquelle il confectionne lui-même une spécialité de son pays, un succulent pâté lorrain, farci de porc et de veau…


[1] Atropine, hyoscyamine et scopolamine.

[2] D’un vert bleuté.

[3] Se dit de feuilles sans pétiole entourant la tige par leur base.

[4] Graisse fondue de mouton utilisée en pharmacie.

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