L’été des festivals continue vers le nord. Nous nous retrouvons en Oregon, à l’ouest d’Eugene, sur le terrain d’une communauté perdue dans des arbres immenses. La nature y est belle et la flore variée. Le paysage peut se permettre d’être verdoyant dans ce climat propice où un soleil intense peine à faire oublier l’abondance des averses. Les rencontres avec de nouvelles plantes sont continuelles et toujours plus significatives. Chacune m’ouvre davantage au sentiment de la perfection du monde et à la perception de ma propre nature. Et à mesure, progressivement, ma vie change et s’enrichit.
C’est une période féconde en émotions de toutes sortes. Joie d’être ensemble et désespoir de me sentir seul ; plaisirs des amourettes et douleurs du rejet ; agréments d’une vie sans soucis et angoisses du futur. Il n’est pas toujours facile de vivre l’instant présent et ma tête s’emplit souvent de pensées lourdes d’insécurité. Lorsque ça va mal, la nature est mon refuge et les plantes consolent mes peines : il me suffit de jeter un regard sur l’une d’entre elles, de la caresser, de respirer son parfum pour me sentir mieux.
Vers la fin du mois d’août, un courrier arrivé en poste restante à Shasta m’apprend que Jean-Marc, mon ami de New-York, vit à Bellingham dans l’état de Washington, à la frontière canadienne. Je décide de l’y rejoindre. Jean-Marc a la garde d’une maisonnette dont les propriétaires ont eu la bonne idée de partir en vacances. Les arbres sont en fruits, l’été vire tranquillement à l’automne et je m’installe dans une vie paisible et studieuse consacrée à la mise au propre de mes copieuses notes de l’été. La botanique, conçue de façon concrète, est mon sujet d’étude favori. Plutôt que de suivre des cours sur les bancs de l’école, je préfère aller sur le terrain, observer et récolter des échantillons de plantes que je demande ensuite à des spécialistes d’identifier. Mon éducation scolaire très classique me permet de travailler efficacement en autodidacte. Au début, je crains de me faire éconduire en raison de ma démarche peu orthodoxe, mais les botanistes se montrent généralement enthousiastes devant l’originalité de mon approche, mes connaissances qui s’affermissent et l’évidence de ma passion. Cette méthode de travail me vaut la sympathie et l’accueil favorable des scientifiques des jardins botaniques, parcs nationaux ou universités.
L’idée de Robert a fait son chemin. Ce séjour à Bellingham est l’occasion d’organiser mon premier stage rémunéré. Mes deux conseillers m’ont suggéré de prendre contact avec des herboristeries ou des magasins d’aliments naturels (Health food stores) pour m’aider à mettre en place mes activités. Je vais donc rendre visite à Jeff Daffron, fondateur de Wonderland teas, qui se montre immédiatement très enthousiaste et me promet son appui. Il fera de la publicité pour mon atelier et le rendez-vous pourra se faire chez lui. Je prépare des affiches et des plaquettes, les fais photocopier et parcours la ville pour les diffuser.
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Arrive, début décembre, le week-end de mon premier atelier. Jeff a bien travaillé et mes affiches ont porté leurs fruits : une dizaine de personnes se sont inscrites pour venir découvrir avec moi les plantes sur le terrain, puis les cuisiner. Dix dollars par tête, ce n’est pas bien cher, mais le total me permettra facilement de tenir un mois ou deux, vu le peu que je dépense.
Le vendredi soir, la neige commence à tomber, et le samedi matin une couche de dix bons centimètres recouvre le sol. Il fait froid et gris. Résultat, une seule personne pointe son nez à la boutique de Jeff. Toutes les autres se sont désistées… Tant pis, je pars courageusement avec mon unique élève, un jeune étudiant du nom de Matt. Il me faut déblayer la neige pour lui montrer les plantes et quand nous cueillons des aiguilles d’épicéa pour le dessert, d’épais paquets blancs nous dégringolent dessus… Nous récoltons vaillamment de quoi préparer un repas sauvage et, les doigts gourds, nous rentrons à la maison dans le courant de l’après-midi. Le repas est excellent, tous deux sommes ravis, mais Matt et moi décidons d’un commun accord qu’une journée suffit. Du coup, je ne lui fais rien payer et mon tout premier atelier « lucratif » se termine en queue de poisson…
Le temps ici est vraiment trop mauvais. Le ciel toujours couvert pèse sur le moral. C’est décidé, je ne vais pas passer l’hiver dans le Nord-ouest. Le 5 janvier 1975, jour de mon vingt-cinquième anniversaire, je pars pour le Mexique où je vivrai une saison entière parmi les hommes et les plantes. Il n’est pas question pour moi de rentrer en Europe. Je me sens bien dans ma peau de nomade et n’ai qu’une envie : explorer le monde !