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Situé à 4317 mètres au-dessus du niveau de la mer sur la puissante dorsale qui s’étend, du Canada au Mexique, le Mont Shasta est le plus haut sommet de Californie du nord. Ce cône volcanique isolé, dominant de près de trois mille mètres le plateau environnant, était une montagne sacrée pour les Indiens de la région. En outre, les sources chaudes abondent aux alentours et de nombreuses grottes percent ses flancs. De quoi nous inciter à y passer l’été.

Au pied de la montagne se blottit le village. De là, une route grimpe vers Panther Meadows, où se trouve le camp. Un pick-up chargé de jeunes gens me récupère au passage, ce qui m’évite une longue montée à pied. Retrouvailles, embrassades, presque tous ceux de Potter Valley sont ici, renforcés par de nouveaux venus. Les jours suivants, les troupes ne cessent d’affluer. D’après les estimations, nous serons près de huit cents à nous rassembler ici le 4 juillet 1975, fête nationale des États-Unis et début officiel des réjouissances.

Quant à la végétation, c’est véritablement le paradis. La luxuriance des plantes célèbre l’été montagnard et leur variété n’en cède qu’à leur beauté. Je contemple émerveillé des ancolies aux grandes fleurs jaunes munies d’éperons rouges, dont la teinte éclatante tranche sur le vert opulent de la végétation environnante. Le lis du Mont Shasta m’impressionne avec sa taille qui peut dépasser deux mètres, ses longues feuilles formant plusieurs étages de collerettes superposées le long de la tige et ses grandes fleurs en trompette d’un blanc crème parsemé de petits points magenta. Chez une variété, les pétales prennent en vieillissant une belle teinte rouge vineux et la plante offre un dégradé de couleurs suivant l’âge de ses fleurs. Je ressens un attrait particulier pour la curieuse orchidée fantôme (Phantom orchid), une plante assez rare, dépourvue de feuilles et de chlorophylle. Elle se nourrit de matière végétale en décomposition et ne présente qu’une tige et une gerbe de délicates fleurs blanches semblables à des spectres miniatures qui tendraient en avant leurs bras repliés. À l’opposé, le « guerrier indien » (Indian warrior), cousin des pédiculaires de nos montagnes d’Europe, a fière allure avec ses feuilles finement découpées de façon symétrique et ses fleurs rouges dressées, entourées de petites bractées d’un rose soutenu. Parmi les curiosités, je découvre la pivoine occidentale, bien différente de celles de nos jardins avec ses feuilles découpées, presque charnues, de couleur bleutée, et surtout des fleurs invraisemblables aux pétales marron bordés de jaune, enserrant comme dans une coupe évasée un cercle d’étamines dorées et quelques gros pistils roses… Il faut vraiment beaucoup d’imagination pour avoir créé une telle plante !

La forêt qui nous entoure n’a jamais connu la hache ni la tronçonneuse, et la clairière où nous avons établi notre camp est naturelle. Il reste encore par endroits aux États-Unis, surtout à l’Ouest, des lieux miraculeusement préservés de la destruction mais ils sont de plus en plus rares. Parmi les essences variées de cette contrée féerique, le sapin rouge de Shasta est certainement l’un des plus beaux arbres. Son nom latin, Abies magnifica, en évoque d’ailleurs la superbe stature. Ses aiguilles, un peu recourbées, entourent densément les rameaux contrairement à celles du sapin blanc[1], étalées dans un seul plan. Ils se distinguent aussi par l’écorce de leur tronc, respectivement brun rougeâtre et gris clair. L’épinette de montagne, membre d’un genre, Tsuga, qui n’existe pas en Europe, est un élégant conifère au feuillage touffu formé de courtes aiguilles, abondamment couvert de très petits cônes. C’est l’un des arbres qui monte le plus haut en altitude, diminuant progressivement de taille jusqu’à ramper sur le sol à la limite supérieure de la végétation. L’adaptation des plantes à leur milieu est fascinante : ces arbres élevés changent totalement d’aspect et n’hésitent pas à devenir de véritables nains pour résister au vent et au gel intenses des sommets, n’abandonnant le terrain que lorsqu’il n’y a plus d’espoir… Belle leçon de ténacité et d’ingéniosité. 

Mes amis me demandent d’animer les excursions botaniques. A California flora, la somme permettant d’identifier les quelque quatre mille plantes de cet état démesuré, va m’aider considérablement dans cette tâche. Nous ne nous contentons pas de parler des plantes, de les humer, de les toucher, de les goûter ou de les contempler : nous cueillons aussi, quotidiennement, les légumes sauvages qui viendront améliorer l’ordinaire. Car ce n’est pas rien de nourrir tout ce monde. Les organisateurs ont demandé à chacun d’apporter de quoi contribuer au ravitaillement du groupe et nous disposons de sacs entiers de farine, de riz et de soja. Mais il faut les compléter par des légumes et des fruits. Tous les soirs, le « chapeau magique » passe dans les rangs et revient miraculeusement rempli de billets verts qui paieront les courses du lendemain.

Dan, un jeune agriculteur de la Vallée Centrale, me propose de descendre quelques jours avec lui du côté de Sacramento pour glaner les fruits laissés sur les arbres après la cueillette commerciale. Nous nous gorgeons de pêches juteuses et récoltons des figues tombées, séchées au soleil, pour remonter au camp. La camionnette de Dan est vite remplie. Il connaît tous les coins. C’est un fils de la terre, pragmatique à souhait, qui a du mal à se faire aux idées souvent alambiquées de ces enfants de la ville qui forment la majorité d’entre nous. Ses conceptions sont simples et ses idéaux terre à terre. Nous nous entendons à merveille.

Un beau jour, le 14 juillet 1975, un petit groupe décide d’entreprendre l’ascension de Mount Shasta jusqu’à son sommet. Nous aurons plus de deux mille mètres de dénivelé à gravir en une journée. Est-ce bien raisonnable ? Personne ne se pose sérieusement la question. Et puis, il fait si beau… 

La vue ahurissante depuis le sommet valait bien nos efforts. Nous dominons un paysage immense qui s’étend sur trois cent soixante degrés. C’est une grandiose leçon de géographie, un spectacle sublime ! Trois d’entre nous ont décidé de passer la nuit là-haut, plus près des étoiles qui ne devraient pas tarder à se montrer… Pourtant, elles ne brillent pas ce soir-là car un brouillard épais vient de se lever et en un rien de temps nous enveloppe. Bientôt on n’y voit plus à cinq mètres. Et pour couronner le tout, se met à tomber doucement une neige fine qui s’amoncelle inexorablement. Heureusement, phénomène incroyable, des sources chaudes coulent, souterraines, à proximité du sommet ! La roche est tiède, au moins n’aurons-nous pas froid. Mais mauvaise surprise, la neige y fond et une nappe d’eau se met à ruisseler. En moins d’une demi-heure, nous voici trempés…

Au matin, le brouillard est plus dense encore. Plus de trente centimètres de neige recouvrent le sol. Il n’y a pas le moindre bruit. J’ai l’impression terriblement angoissante que le monde n’existe plus. Nous voici à jamais prisonniers d’un cocon étouffant – et terriblement inconfortable car nos affaires sont mouillées et l’air est glacial. 

Que faire ? De quel côté aller ? Me fiant à mon sens de l’orientation, nous nous dirigeons par où il me semble que nous sommes venus. La neige s’est remise à tomber et recouvre nos pas : il sera impossible de revenir en arrière nous réfugier sur le sol chaud. Que notre progression est lente ! Je m’impatiente, le cœur serré, j’ai peur de mourir. Et soudain, à force de descendre nous sortons du brouillard. Quel soulagement ! Quelle angoisse aussi de nous voir quasiment suspendus dans le vide si loin des lieux habités que nous apercevons maintenant au-dessous de nous. 

La descente se révèle extrêmement délicate sur les rochers glissants, mais nous finissons par arriver à une cabane de montagne ouverte. Sans demander mon reste, je m’effondre sur l’un des lits et plonge dans un sommeil empli de rêves terribles.

De retour à Panther Meadows, on nous fait la fête : nous sommes les héros du jour. On aurait pu tout aussi bien nous reprocher notre imprévoyance qui aurait mis tout le monde dans de beaux draps si nous n’étions jamais revenus. Mais après tout, mieux vaut porter sur les choses un regard positif. Notre aventure est considérée comme une initiation. C’est en tout cas une énergique leçon d’humilité devant les forces de la nature.

Peu de temps après, par un jour froid et pluvieux, l’envie me prend d’aller me mettre au sec dans le village de Mount Shasta. Ce n’est pas drôle de patauger toute la journée dans la terre détrempée et il y a des moments où le confort de la civilisation me semble plein de charmes. Au café, végétarien et non fumeur, deux jeunes hommes qui ont participé à l’une de mes excursions botaniques m’invitent à leur table. Nous n’avons pas passé beaucoup de temps ensemble jusqu’ici, mais ils me semblent sympathiques, quoique plus conformistes que la majorité des festivaliers.

La discussion porte d’abord, bien sûr, sur nos aventures au sommet de la montagne dont tout le monde est au courant. Puis nous revenons aux herbes. 

– « Tu sais, m’expose Robert, tes balades à la rencontre des plantes, c’est vraiment génial. Ça nous a beaucoup plu.

– Tant mieux alors, ça me fait plaisir.

– Mais, reprend-il, as-tu songé à donner des cours de ce genre en-dehors des festivals ? Tu ferais payer les gens et comme ça tu pourrais gagner ta vie. »

Son ami, Phil, insiste : 

– « Je suis sûr que tu aurais du succès : tu connais vraiment bien ton sujet et tu fais ça très bien. Ce ne serait pas difficile à organiser.

– Attendez, les gars, vous n’y pensez pas ! Que je fasse payer des gens pour leur montrer les choses que j’aime. C’est ma passion, ça ne se monnaye pas ! »

Les séquelles de mon éducation européenne me rendent difficilement concevable de gagner de l’argent autrement qu’en pratiquant un métier classique et forcément rébarbatif. Alors faire de ma passion, qui plus est si peu conventionnelle, une profession ne m’a jamais effleuré l’esprit !

La graine est semée. Il faudra quelque temps pour qu’elle germe, mais dès à présent ces bons américains, pragmatiques et créatifs, se prennent au jeu et me donnent mille tuyaux sur la marche à suivre. Leurs conseils se gravent dans ma tête. Obtenir mon indépendance financière en donnant des cours sur les plantes… n’est-ce pas tentant ? Pour réaliser ses rêves, il faut déjà oser les concevoir.


[1] Abies concolor, une espèce différente – mais proche – du sapin blanc européen, Abies alba.

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