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Yves et moi passons quelques jours chez Marcel avant de reprendre notre chemin à travers la montagne. Pas de végétaux hallucinogènes en vue, mais une rencontre fabuleuse qui restera gravée dans ma mémoire. Aux abords d’un plateau caillouteux, une riche senteur de muscat ou peut-être d’ananas flotte dans l’air. En un champ coloré croissent par milliers d’étranges plantes aux larges feuilles gaufrées, portant de longues hampes de fleurs en forme de faux, bleu pâle et blanches, teintées de jaune et mêlées de bractées[1] pourpres. Je n’ai jamais rien vu de tel ni senti quoi que ce soit d’approchant. En caressant l’inflorescence ma main se couvre d’une substance visqueuse qui émet une fragrance exotique. J’ai du mal à en croire mes sens. Cette plante est une apparition d’un autre monde. Marcel m’éclairera plus tard : il s’agit de la sauge sclarée, une Labiée odoriférante utilisée dans l’industrie de la parfumerie comme fixatif, sous forme d’huile essentielle. Originaire du Proche-Orient, elle est encore cultivée dans la région de Digne, distillée puis expédiée à Grasse. Par la suite je réussirai à m’en procurer des graines pour distribuer à mes amis afin qu’ils aient plaisir à voir fleurir cette plante merveilleuse et à s’enivrer de son parfum.

Pendant plusieurs jours nous marchons dans des paysages beaux à en pleurer. De modestes cours d’eau baignent le pied d’impressionnantes « roubines »[2]. Des peupliers élancés marquent l’emplacement d’anciennes « campagnes » dont les ruines se résument à des tas de cailloux. On devine encore le contour de champs abandonnés au flanc des montagnes, mal délimités par des murets de pierres éboulées ou de vagues haies. Tout ici porte la trace de l’antique présence de l’homme. Colonisées il y a plus de 3000 ans par les Ligures, ces montagnes superbes mais farouches connaissent un climat rigoureux. L’hiver y est froid du fait de l’altitude et du mistral fréquent. L’été, méditerranéen, est sec. Il arrive souvent que pas une goutte de pluie ne touche le sol entre le mois de juin et celui de septembre, hormis un ou deux violents orages qui déversent en quelques heures plus d’eau que durant le reste de l ‘année. Le printemps et l’automne sont les seules saisons où les plantes ont quelque chance de pousser. En contrepartie, le soleil brille ici plus que nulle part ailleurs en France.

Autrefois, les paysans vivaient en autarcie, de céréales rustiques : un peu de blé sur les meilleures terres, du seigle et de l’engrain, parfois nommé « petit épeautre », dont on faisait surtout des soupes. S’y ajoutaient des légumineuses : lentilles, pois chiches et « jarosse » ou pois carré, une plante oubliée que je retrouverai en Éthiopie. Quelques légumes et deux ou trois fruits venaient compléter ces frugals repas, en particulier des poires que l’on consommait cuites à la façon des pommes de terre, méconnues jusqu’au début du siècle dernier dans ces régions reculées. Les prunes « perdrigones », dénoyautées, pelées puis séchées sur des claies, fournissaient les « pistoles ». Ces pruneaux de luxe, commercialisés depuis Brignoles dans le Var, étaient déjà la friandise favorite du roi Henri III. Jointe à ces prunes et à la vente occasionnelle de quelques moutons, la lavande sauvage constituait la seule source de revenus financiers pour les habitants. Son exploitation se développa au XIXème siècle avec l’essor de la parfumerie à Grasse près de Nice. On achetait alors fort cher l’huile essentielle de « lavande de Barrême[3] », extraite sur place,  chaque hameau possédant sa propre distillerie et des alambics ambulants sillonnant le pays.

Dès que les moyens de transport se développèrent et suite à la saignée terrible de la Grande Guerre où disparurent des milliers de jeunes gens, les montagnes, surexploitées, se dépeuplèrent rapidement. Dans les années trente, il ne restait plus que de rares habitations isolées, là où jadis le moindre coin de terre était labouré ou pâturé, conduisant depuis longtemps déjà à des désastres écologiques et à des drames humains. Le village de Barrême, comme plusieurs autres, fut à plusieurs reprises emporté par les crues de l’Asse, gonflée par les pluies d’orage qu’un déboisement pratiquement total des versants laissait dévaler sans retenue. La végétation naturelle agit comme une immense éponge qui absorbe l’eau de pluie au lieu qu’elle ne ruisselle, et la libère progressivement. L’État dut prendre des mesures et procéda au reboisement forcé des Alpes du sud. Il fallut dans certains cas faire intervenir l’armée. Maintenant, la nature reprend ses droits et l’équilibre revient lentement. Mais elle a été très abîmée et il faudra plusieurs siècles avant de voir reverdir les forêts de chênes blancs qui couvraient autrefois ces montagnes d’un épais manteau.

Nous traversons des gorges majestueuses où coule un torrent aux eaux de jade que nous franchissons sur un pont naturel formé de tuf. Un coq de Bruyère surgit d’un buis à moins de trois mètres de nous. Au col qui débouche sur la Vallée de Blieux, nous restons médusés. Devant nous vient d’apparaître un cercle de champignons géants ! Sur une circonférence d’environ six mètres de diamètre pousse une trentaine d’individus de près de quarante centimètres de hauteur avec des chapeaux plus grands que des assiettes. J’ai déjà vu et récolté toutes sortes de champignons au cours de mon existence, mais d’aussi gros, jamais ! On dirait des rosés des prés sortis de l’imagination de Lewis Carroll. Et ce rond est si parfait… Nous en ramassons quelques spécimens, en espérant qu’ils sont comestibles, puis nous nous dépêchons de redescendre car l’orage menace. Il nous rattrape avant la maison de Robert et Zéphirine où nous arrivons trempés. Quant à nos champignons, leur verdict s’avère terrible :

– « Ce sont des champignons du diable. Surtout, il faut les laisser, c’est dangereux. »

La vérité se fera plus tard : il s’agissait bien d’agarics, d’immenses « rosés ». Ils avaient simplement poussé sur un reposoir, c’est-à-dire un endroit abrité du vent, juste sous un col où les brebis ont l’habitude de se coucher et de fumer abondamment le sol de leurs déjections. Les champignons s’y sont plu et y ont démesurément grandi. Ils étaient donc parfaitement comestibles et nous avons raté un délicieux et copieux repas…

Nous rentrons en stop chez Marcel. Yves décide de continuer sa route tandis que je préfère rester encore quelques jours. Les discussions avec mon oncle en qui j’ai enfin trouvé un interlocuteur aux idées larges sont toujours captivantes. C’est un véritable philosophe, qui porte sur notre société et sur la vie un regard aigu. Il a, tout comme moi, le conformisme en horreur et s’intéresse au fond des choses plutôt qu’à leur surface. Avec lui, c’est une vision du monde toute nouvelle, enthousiasmante, qui s’offre à moi.

Marcel fait l’apologie d’une vie simple, où les biens matériels ne tiennent qu’une place réduite. Il a placardé sur les murs de sa salle à manger diverses maximes dont une me frappe particulièrement : « Je suis riche des biens dont je sais me passer ». Alors que l’on m’a toujours enseigné qu’il fallait travailler pour amasser de l’argent, quelqu’un m’assure que, finalement, bien peu nous suffit pour vivre. Et surtout pour être heureux ! J’ai besoin de me retrouver seul et de faire le point. Marcel me signale l’existence d’un ermitage perché sur les hauteurs qui dominent Volonne. Voilà l’endroit idéal.


[1] Les bractées sont des feuilles modifiées, entourant les fleurs.

[2] Formes d’érosion des terrains marneux dues au surpâturage.

[3] Seul produit non alimentaire à bénéficier d’une Appellation d’Origine Contrôlée.

Un commentaire

    • Ananda Patricia

    • Il y a 2 mois

    C’est captivant !!!

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