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Mon père a pris le poste de Directeur de l’Établissement thermal de Bains-les-Bains, dans les Vosges, où je vais désormais passer toutes mes vacances. Ce sera là mon refuge. Nous y avons une femme de ménage d’une soixantaine d’années, un peu excentrique, Thérèse. Orpheline, elle a été élevée par son parrain qui lui a légué à sa mort une maisonnette aux Grands-Prés, à quelques kilomètres du village. Mon refus du conformisme et mon amour de la nature trouvent chez elle un écho certain.

Maigre, sèche, l’aspect osseux de son visage encore accentué par ses cheveux gris tirés en arrière, Thérèse cache sous son humilité apparente une volonté farouche. Elle voue une véritable passion aux roches. Chaque fois qu’elle part en promenade, elle rapporte des pierres aux formes curieuses qui lui paraissent remarquables. Elle les dispose artistiquement dans son jardin et les admire quotidiennement. Quand je lui rend visite, elle me fait partager son enthousiasme : ses cailloux sont vraiment ses amis, elle les aime ; je ne serais pas surpris qu’elle leur parle quand elle est seule. Thérèse passe, disons, pour une originale… Elle est pour moi source d’inspiration. Ce qu’elle perçoit dans la nature me fascine. C’est une véritable femme des bois.

Les champignons abondent dans notre région. Mes parents en sont des cueilleurs assidus. Et prudents : nous identifions scientifiquement le produit de nos récoltes à l’aide d’un ouvrage illustré de planches en couleurs. En fait, nous ne consommons généralement que les espèces que nous connaissons bien. Les expérimentations sont rares. Nous adoptons pourtant la golmote ou amanite vineuse, une cousine de la mortelle phalloïde et qui ressemble à l’amanite panthère, à peine moins dangereuse. Mais la teinte rougeâtre caractéristique que prend le pied ou le chapeau à la moindre blessure doit, logiquement, éviter toute confusion, tandis que la panthère reste toujours d’un blanc pur. Et surtout, quel délice ! La golmotte possède une texture ferme sans être coriace et une saveur très fine, douce comme la noisette. Après tout, c’est une cousine de l’oronge vraie ou « amanite des Césars », un superbe champignon au chapeau orange vif, jaune citron sur le pied et les lamelles[1], et que les rares amateurs à en avoir goûté estiment sans conteste le meilleur de tous.

Thérèse aussi cueille des champignons. Mais son approche est bien différente. Elle ne recherche pas vraiment la précision : ne suffit-il pas de les faire bouillir pour rendre comestibles les champignons vénéneux ? Peut-être pas tout à fait. Un jour, Thérèse ramasse de jolis spécimens à peine bizarres, au chapeau blanchâtre un peu conique, légèrement fendu sur le bord, qu’elle prépare comme elle l’a fait cent fois. Pourtant lorsque vient la nuit, elle commence à transpirer profusément, puis sa vue se trouble. Les murs de la pièce se déforment, se rapprochent. Thérèse tombe sur le sol et vomit à plusieurs reprises. C’est là que ses voisins la retrouvent le lendemain matin, à peine consciente. Mal en point mais vivante. Si elle n’avait pas fait bouillir ses champignons avant de les manger, Thérèse serait sans doute morte. Ce crime de lèse-papilles lui aura permis de survivre à une terreur mycologique, l’inocybe de Patouillard !

Thérèse s’intéresse aussi aux végétaux. Elle possède un ancien traité de plantes médicinales, qu’elle me prête et dont je recopie à la main des extraits. Elle me découpe également des articles de journaux qui parlent des vertus des simples. Je découvre, étonné, qu’il est possible de préparer d’autres tisanes qu’avec la menthe ou le tilleul. L’aubépine aux gracieux fruits rouges, les cenelles, est bonne pour le cœur. Les racines de valériane, dont l’odeur attire les chats, remettent en place les systèmes nerveux déréglés. Et la passiflore relaxe. J’en fais une cure de trois semaines qui porte effectivement ses fruits : je dors comme un bébé et mes angoisses s’éloignent.

La belle chélidoine, porteuse de feuilles élégantes, aux découpes arrondies, et de fleurs munies de délicats pétales jaunes, possède la particularité de contenir un suc orangé qui tache les doigts. Ce latex, dit-on, élimine les verrues. Il se trouve que je souffre d’une verrue plantaire qui s’est fortement accrue depuis quelques mois et me gêne. Je décide donc d’essayer d’appliquer dessus trois fois par jour, consciencieusement, du latex de chélidoine. Ce n’est pas simple car il faut non seulement y penser mais encore me déchausser à chaque fois. Mais la motivation est là. Au bout de huit jours, le tissu verruqueux est suffisamment décomposé pour que je puisse l’extirper. Ça marche. La verrue n’est jamais revenue. Mes expériences avec les plantes ne font que commencer.

C’est Thérèse qui me fait rencontrer mon futur maître en botanique, Henri Martin, son voisin. Âgé de plus de quatre-vingts ans, cet ancien instituteur ne m’apparaît pourtant pas comme un vieillard. Il est mince, de petite taille ; une élégance un peu surannée émane de sa personne. Dans son visage étroit, ses yeux clairs pétillant de dynamisme répondent au sourire complice qui se dessine souvent sous sa moustache blanche. Mais une autorité sans réplique émane de lui : avec le képi et l’uniforme, il a dû être parfait en sous-officier de la guerre de 14. J’entendrai plus d’une fois ses récits de la défense du Vieil-Armand, mais j’aime avant tout l’écouter parler des plantes. Henri Martin est membre de la Société Botanique de France, et de plus poète. Poète prolifique qui a composé des centaines de sonnets classiques sur les plantes de « la Vôge » qu’il connaît mieux que quiconque et chérit ardemment.

Presque chaque jour, je lui rends visite dans sa maison isolée, bordée par la forêt. La leçon de botanique commence dès le pas de la porte, avant même d’avoir atteint son jardin, situé de l’autre côté d’un chemin caillouteux. Le mur de pierre qui le soutient, un véritable jardin naturel suspendu, donne abri à de petites merveilles : la délicate cymbalaire ou « ruine-de-Rome », aux mignonnes fleurs d’un violet pâle ; le poivre des murailles ou sédum âcre, une plante grasse à fleurs jaunes qui pique la langue quand on croque ses courtes feuilles charnues ; des fougères miniatures telle la doradille à reflets argentés et la capillaire munie de tiges fines comme des cheveux – on en préparait jadis, m’explique-t-il, un sirop contre la toux qui, mélangé à du lait, donnait la « bavaroise », une boisson très en honneur au XVIIIème siècle…

Quelques marches mènent à un prodigieux jardin. Ce n’est pas un de ces potagers où les rangs de légumes sont tirés au cordeau. Point de ces feuilles bigarrées et fleurs démesurées des ornementales modernes, lourdes et outrancières qui plaisent tant au mauvais goût du jour. Non, chez Henri Martin, les poireaux voisinent avec de douces potentilles parsemées de taches jaunes, l’azur des fleurs de bourrache contraste avec le rouge des tomates, la rare nielle des blés aux fleurs roses dépasse hardiment les touffes de haricots verts, tandis qu’au pied des arbres, l’odorant lierre terrestre dresse ses tiges fleuries de bleu-violacé au-dessus de l’herbe que d’autres auraient déjà fauchée. La liberté et l’harmonie règnent ici. C’est le bonheur !

Henri Martin me commente chaque plante. Il m’enseigne son nom latin, dont l’étymologie représente une histoire passionnante, ses appellations populaires, les ruses qu’elle met en oeuvre pour survivre à la concurrence sans pitié des autres espèces, ses astuces pour attirer les pollinisateurs, les causes de son parfum, tout cela n’a pas de secret pour lui. Il sait lire dans les végétaux et me montre les signes qui les caractérisent : les étamines à balancier de la sauge des prés, le long éperon plein de nectar de certaines orchidées, les vrilles si différentes de la vesce ou de la bryone, l’énorme racine de cette dernière que l’on surnomme le « navet du diable ». Pour lui, l’alkékenge aux calices[2] enflés s’appelle « l’amour en cage » ; avec ses fleurs roses et fripées, le liseron qui s’entortille devient « la chemise du petit Jésus »… Chaque commentaire ou presque est ponctué par la récitation d’un de ses poèmes. Sa voix s’envole, il me semble que la plante qu’il chante ainsi vibre elle aussi d’émotion et s’exprime par sa bouche. À écouter en ce lieu propice cet être extraordinaire qui parle avec son cœur, les végétaux prennent une autre dimension, que je soupçonnais sans bien encore l’avoir perçue, et je me trouve plongé dans un monde fabuleux où l’homme et la nature s’unissent. 

Mon jardin à moi, ce sont les bois, les prés avant qu’on ne les fauche, le bord du Bagnerot et de ses affluents. Henri Martin, suite à une blessure de guerre, a des difficultés à marcher. Je parcours donc seul la campagne à la recherche de nouvelles plantes. Je range soigneusement mes trouvailles dans une boîte de métal, afin de pouvoir les lui présenter intactes. Puis le soir, alors que le soleil a déjà disparu, il examine ma récolte à la lumière d’une lampe anémique et continue mon éducation placée sous le double signe de la botanique et de la poésie.

J’ai étudié le latin en classe et les noms scientifiques des plantes ne me font pas peur. Mais de là à les retenir !… Ce sont ses sonnets ou les anecdotes que me relate mon maître qui me permettent de les graver dans ma mémoire. C’est aussi le travail que je fournis en prenant des notes puis en les recopiant plus tard dans un cahier. Moi qui m’ennuyais profondément en classe, voici que je me découvre une véritable soif d’apprendre. Moi que l’on traitait de paresseux, je n’ai de cesse d’étudier !

Parfois, Henri Martin me lance sur une piste.

– « Connaissez-vous la droséra, cette plante carnivore que l’on nomme également « rossolis », rosée du soleil ?

– Non, pas vraiment. J’en ai déjà entendu parler, il paraît qu’elle capture des insectes, mais je ne l’ai jamais vue en vrai.

– Eh bien je vais vous dire où vous pouvez en trouver. Dans la forêt du Clerjus, il y a un étang fermé par une digue, l’étang de la Fagne – une « fagne », en patois, c’est un marécage. C’est là, sur sa rive vaseuse située au sud-est que vous trouverez cette plante rare. Son nom vient du grec droseros, qui signifie « humide de rosée » parce que ses feuilles sont couvertes d’un liquide destiné à engluer puis à digérer les insectes. »

Je m’enfonce donc dans l’immense forêt de hêtres qui s’étend presque sans discontinuer jusqu’aux « chaumes » des Hautes Vosges. J’aime ces vastes futaies de troncs gris et lisses. C’est à leur ombre que j’ai découvert il y a peu la curieuse aspérule. Henri Martin me l’avait décrite :

– « Vous verrez comme des étoiles de feuillages. Ce sont de petites plantes dont les feuilles étroites sont regroupées sur plusieurs étages le long de la tige. Cueillez-en une et respirez-la : vous ne sentirez rien. Mais conservez-la quelques jours et elle dégagera alors en séchant un admirable parfum de vanille. En Alsace, on la met à macérer dans du vin blanc pour en préparer le « vin de mai ».

Depuis, j’ai toujours de l’aspérule séchée dans mes poches pour en humer à loisir les douces émanations. Je finis par débusquer la fameuse droséra en fin de journée, un peu déçu quand même par sa taille minime. Il faut vraiment s’approcher de très près pour admirer ses délicates feuilles élargies en spatule au sommet, toutes couvertes de poils rouges terminés par une goutte d’un efficace d’attrape-mouche. Ça et là de minuscules insectes y sont collés, coques vides dont la substance a contribué à la vie de la plante-vampire…

Souvent, je fais par moi-même des rencontres mémorables. C’est ainsi qu’un beau soir d’été, revenant vers Bains-les-Bains dans la tiédeur du soir qui tombe, je perçois à l’approche d’un ruisseau une odeur puissante et très suave. Ces effluves inconnus envahissent l’air plus frais à cet endroit et m’emplissent de bien-être. Il y a là un mélange entêtant de musc et de vanille, d’amande aussi peut-être, avec une acidité menue qui en allège le parfum. Comment la nature peut-elle exhaler une si douce fragrance ? Juste au bord du ruisseau se dresse en évidence une masse feuillue surmontée d’un fouillis vaporeux que l’obscurité naissante rend indéfinissable. Mes doigts caressent une multitude de petites fleurs groupées au sommet de longues tiges raides. C’est d’elles que proviennent les senteurs qui m’enivrent. Je prélève quelques échantillons de cette plante insolite et rentre heureux à la maison.

Le lendemain, je présente ma découverte à Henri Martin qui sourit malicieusement et assouvit ma curiosité :

– « Vous avez trouvé au bord de ce ruisseau la spirée ulmaire ou reine-des-prés. Ses fruits en spirale et ses feuilles qui rappellent celles de l’orme lui valent son nom. Tout en elle embaume – ses feuilles, ses fleurs et ses fruits. Je l’aime beaucoup. C’est pourtant une plante bien commune et je m’étonne que vous ne l’ayez pas déjà vue. »

De fait, au cours de mes promenades ultérieures, il m’apparaît que la reine-des-prés pousse un peu partout dans les prairies humides. Je l’avais certainement croisée un nombre incalculable de fois mais sans jamais véritablement la voir. Il a fallu que mon odorat la perçoive pour lui donner une existence. Je viens de découvrir que faute d’attention, la nature peut ne paraître qu’un vaste « écran vert » recélant des merveilles indistinctes et pourtant très accessibles[3]

Il semblerait que, même si notre esprit rationnel a de la difficulté à l’admettre,  la vision humaine soit sélective et ne s’attache qu’à ce qu’elle connaît déjà, comme si elle glissait sans s’arrêter sur des objets pourtant devant nos yeux mais hors de portée de notre conscience. C’est en exerçant constamment son attention, tout particulièrement dans la nature, que l’on parvient à développer ses facultés d’observation. 

L’univers végétal semble au premier abord un indescriptible fouillis où tout s’interpénètre. C’est d’ailleurs pour cela qu’un jardin bien ordonné est plus sécurisant que la nature. Pour accéder à l’« invisible », il faut commencer par discerner, sans chercher à identifier les plantes, les différences de formes, les nuances de couleurs, la variété des pilosités. Toucher, sentir, éventuellement goûter les végétaux ainsi mentalement séparés permet d’avancer dans leur connaissance. Ensuite, il vaut la peine d’en apprendre le nom, puis de rechercher leurs relations de parenté, leurs préférences écologiques, leurs stratégies reproductives, de se documenter sur leurs propriétés, l’histoire de leurs rapports avec l’homme, les légendes qui les concernent…

Enfin, parce qu’il n’est pas de meilleur moyen d’apprendre qu’en enseignant, transmettre à d’autres ses découvertes, outre le plaisir du partage, permet d’ancrer rapidement ses connaissances et d’approfondir l’exploration des beautés de la création.


[1] Ce qui le rend impossible à confondre avec tout autre.

[2] Le calice est l’enveloppe externe de la fleur, constituée des sépales.

[3] « Tous les secrets de la nature gisent à découvert et frappent nos regards chaque jour sans que nous y fassions attention ».(André Gide)

Un commentaire

    • Christopher massuchetti

    • Il y a 3 mois

    Merci pour cette anecdote avec la chelidoine pour enlever une verrue.
    Et c’est vrai que les anecdotes nous font rire et aident à mémoriser.

    Avez vous des techniques pour mémoriser facilement ?

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