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De retour à Paris, la musique prend nettement le pas sur mes études. Le bac puis la préparation des Grandes Écoles ne me passionnent guère. Lorsqu’un beau jour du mois de mai 1968, j’arrive au lycée Buffon pour subir une « colle[1] » de maths, plusieurs élèves de ma classe sont assemblés devant l’entrée et discutent avec animation des manifs du Quartier Latin. En fait, je ne saisis pas grand chose à ce qui se passe. J’ai vaguement compris que des étudiants étaient mécontents – mais de quoi ? – qu’ils ont occupé la fac de Nanterre, puis que le mouvement a fait tache d’huile et que les manifestants deviennent chaque jour plus nombreux. 

Je décide d’aller voir ce qui se passe. Les barricades, les gaz lacrymogènes, les charges des C.R.S., toute cette agitation m’excite. Mon sentiment de révolte y trouve un écho très fort. Il me semble que tous ces jeunes qui vocifèrent expriment de façon concrète le profond ras-le-bol que je ressens contre je ne sais trop quoi. Il doit bien y avoir quelque chose qui ne va pas dans notre monde pour que tous ces jeunes soient descendus dans la rue. Le modèle que tentent depuis l’enfance de m’imposer mes parents n’est peut-être pas le bon. Yaurait-t-il autre chose dans la vie que le travail scolaire à seule fin de trouver une place, la plus élevée possible, au sein de la société ? Mes parents m’ont toujours répété qu’ils ne voulaient que mon bonheur : est-ce ce bonheur-là que je dois rechercher et leur vision de la vie y mène-t-elle ? Je n’en suis pas vraiment convaincu. Mais de quel côté aller ? Les pensées se bousculent dans ma tête.

Peu de temps après, mes parents reçoivent une lettre du Proviseur les informant qu’il est inutile que je me représente au lycée, compte tenu de mes absences répétées. Leurs rêves s’écroulent ! Quant à moi, je n’ai pas encore pleinement conscience de ce à quoi j’ai échappé. En attendant, j’avoue qu’il y a de quoi s’inquiéter pour moi. Avec une bande de copains, je bois, je fume et j’expérimente à peu près toutes les substances qui me tombent sous la main. 

Dans le courant de l’été, je pars en stop en Angleterre où je découvre une musique fabuleuse qui me laisse pantois. La créativité des nouveaux groupes britanniques qui naissent quotidiennement et jouent chaque soir dans des pubs de quartier ou les boîtes d’aspect minable du quartier de Soho à Londres est probablement unique dans l’histoire. La beauté de la musique répond à la laideur ambiante, la vie qui en émane contraste avec la rigidité bourgeoise de la société britannique. Mon seul désir est d’aller écouter toujours plus de concerts. Je m’éclate dans les incroyables festivals de Plumpton et de l’Île de Wight où plusieurs centaines de milliers de jeunes se réunissent pour écouter de la musique pendant des jours et des nuits sans discontinuer. Prodigieuses expériences !

C’est dans ce contexte que je décide d’essayer le LSD, l’« acide » comme on dit en langage branché, très à la mode. S’en procurer est un jeu d’enfant : à Piccadilly Circus, la moitié des jeunes chevelus qui se vautrent sur les marches vendent des drogues diverses et variées, l’autre moitié les achète. L’aventure sera brutale, infiniment plus forte que ce que j’aurais pu imaginer et touchera aux racines de mon être. Après des rires et des visions de couleurs éclatantes qui ne cessent de se fondre les unes dans les autres, je pénètre à volonté dans tout ce que touche mon regard, m’enfonçant à une vitesse vertigineuse au sein des molécules, des atomes, qui se révèlent des myriades de galaxies sans fin ; je parcours en tous sens l’espace intersidéral et parle le langage des étoiles. Mais soudain, en me regardant dans la glace, mon corps se décompose, ma personne se déconstruit comme des blocs qu’une main invisible détacherait, révélant le néant. Et la terrible réalité m’apparaît : je ne suis rien que le résultat de mon éducation, le reflet de mon milieu, un ramassis de croyances et de conventions qui m’ont été assénées depuis ma naissance. Je n’existe pas !

Cette expérience se révèle profondément marquante. Pendant longtemps je me sens totalement perdu, inadapté. Je ne sais plus où j’en suis. Que faire pour me trouver moi-même ? Pour commencer, je m’inscris à la Schola Cantorum, une école de musique classique où j’étudie le solfège, la flûte traversière, la guitare et le piano. Je donne des cours privés de guitare et gagne ainsi quelques sous. Je joue dans un groupe de rock comme guitariste solo. Nous nous produisons dans des boîtes, des maisons des jeunes ou des soirées. Une fois le trac passé, je vis l’excitation de se produire en public. Mais mon plus grand plaisir est de composer des morceaux de musique, que j’écris sur partitions avant de les enregistrer sur bande magnétique. Composer est pour moi une réelle jouissance. Souvent, en écrivant puis en jouant, je connais une véritable extase. Là, je me sens exister à travers mes créations et me livre furieusement à ma passion.

Mais seize heures de musique par jour, trop peu de sommeil, une alimentation malsaine s’avèrent fatals : je finis par tomber dans une grave dépression. Rien n’a plus d’importance. Un médecin me fait prendre des somnifères. Magnifique : je peux enfin dormir et me fondre dans l’oubli… Mais au réveil c’est pire, et les journées n’ont pas de fin. La situation est critique ! J’ai la chance de rencontrer un psychologue qui, plutôt que de me gaver de médicaments, m’initie à la relaxation. Après quelques séances chez lui, je suis capable de pratiquer quotidiennement des techniques qui apaisent mon mental et me permettent de reprendre contact avec la réalité. Peu à peu me prend alors l’envie de quitter Paris et mon milieu pour me mettre au vert. Je ressens un immense besoin de changer d’air, de retrouver mes vraies amies, les plantes.


[1] Une interrogation orale.

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