Ce jour-là, Russell nous emmène « chasser » le ginseng. L’équivalent américain de la célèbre panacée asiatique pousse à l’état sauvage dans les denses forêts de l’est du nouveau continent. Le premier à s’en rendre compte fut un prêtre français du Canada au XVIIe siècle qui lança ses ouailles à la cueillette et en tira de substantiels bénéfices – au grand dam du ginseng sauvage qu’une récolte exagérée depuis plus de trois cents ans a pratiquement éradiqué de son habitat naturel. Ici, au bout du monde, il en reste encore un peu.
Les Cherokee tirent bénéfice de sa cueillette. Mais comme il n’y en a plus guère sur leur réserve, ils franchissent allègrement la frontière du Great Smoky National Park qui borde leur territoire, dans le Tennessee, et y partent en expédition pendant plusieurs jours pour en ramasser. Ils reviennent le sac à dos plein des précieuses racines qu’ils revendent à un intermédiaire, un Blanc, à qui il rapportera dix fois plus. Les Indiens se font berner et le ginseng disparaît !
Soudain, Russell s’arrête et me désigne un buisson à quelques mètres.
– « Va voir là-bas, derrière ce spicebush[1], il y a un ginseng de six ans d’âge avec une belle racine. Tu peux le cueillir. »
« Mon » premier ginseng ? En fait, c’est Russell qui l’a déniché. Et de façon incroyable : comment a-t-il pu le deviner à travers la végétation qui le dissimulait à la vue ? Et comment pouvait-il en savoir l’âge ? L’esprit cartésien est perdu. À mes questions, le Cherokee répond par un simple sourire, plein de tendresse, sans rien dire, et ses yeux laissent deviner que les arbres de la forêt ne sont pas un obstacle à son regard. Il sait percevoir le monde de la nature, mais n’a pas besoin d’en parler. Leçon d’humilité ! Il me faudra du temps pour comprendre en le vivant moi-même comment une longue fréquentation de la nature permet de deviner ce qui s’y passe à des signes ténus, imperceptibles au profane, donnant l’impression d’un don de double-vue. Il n’y a en fait rien de très mystérieux à cela : vingt ans passés à observer par tous ses sens apporte à l’individu, quel qu’il soit, une somme immense de connaissances où puiser instantanément pour comparer ses sensations à sa mémoire et en tirer des déductions précises. Aux yeux d’une personne extérieure, ceci peut passer pour de la magie.
Afin de gagner ma vie, je décide de me faire moi aussi ramasseur de ginseng. Je pars chaque jour en forêt à la recherche de la plante fabuleuse qui se laisse maintenant dénicher au fond de ses cachettes. En quelques jours, ma récolte est suffisante : une vingtaine de ces racines blanchâtres et charnues que la tradition orientale[2] voudrait faire ressembler à un être humain, mais qui rappellent plutôt des carottes dodues et décolorées. Au lieu de les vendre au grossiste attitré des Cherokee, mieux vaut prospecter directement les magasins afin d’en obtenir un meilleur prix. Pas de doute, c’est la bonne méthode : un herboriste d’Asheville, la première bourgade d’importance à une centaine de kilomètres de la réserve achète tout le lot pour 400 $ ! Il revendra certainement beaucoup plus cher ce ginseng sauvage frais des Appalaches, denrée rare qu’apprécieront des connaisseurs fortunés. De mon côté, je n’ai jamais gagné autant d’argent d’un coup et voici de quoi vivre pendant plusieurs mois car nos besoins dans la montagne sont limités à leur plus simple expression : des céréales (riz complet, millet et farine de maïs), des légumineuses (lentilles et haricots), des oignons et de l’ail, quelques fruits, de l’huile (d’olive bien sûr), et un peu d’essence pour la voiture. La nature fournit les légumes, les baies sauvages et les champignons : entre les morilles et l’amanite des Césars, nous nous régalons !
J’associe à la récolte des plantes médicinales Andy et Sarah qui, motivés, font de rapides progrès en botanique. Cependant, le ginseng est trop rare pour continuer à le cueillir. Il est plus important pour nous de respecter la nature que d’en tirer exagérément profit. Bien d’autres végétaux intéressants peuplent en abondance ces bois profonds. À commencer par un arbre majestueux, ami des terres profondes, le sassafras. Ce proche parent du laurier est facile à reconnaître : le même pied porte toujours, sur les mêmes rameaux, trois types de feuilles de forme différente. Les premières sont entières, les secondes sont échancrées en un lobe profond et ressemblent à une moufle, les troisièmes ont deux lobes et présentent l’aspect d’une main d’où se détacheraient le pouce et le petit doigt. Très curieux. Froissées, ces feuilles révèlent un parfum délicieux rappelant à la fois le citron et la feuille de laurier. Les Noirs de Louisiane s’en servaient jadis pour préparer le gumbo filé, une soupe à la texture gluante.
Mais ce n’est pas le plus étonnant. Les racines de sassafras sont recouvertes d’une écorce épaisse, blanche et spongieuse, qui prend en s’oxydant à l’air une couleur rouge sombre et exhale des senteurs camphrées, sauvages, d’humus et de métal, qui évoquent pour moi les mystères odorants de forêts sans âge ! En décoction, l’écorce donne une voluptueuse tisane rouge que l’on crédite de vertus dépuratives. Les américains s’en servent depuis l’époque des pionniers pour aromatiser des boissons telle la célèbre root beer (bière de racines). Nous préparons nous-mêmes, sur les conseils de Russell, une bière de maïs aromatisée au sassafras, plutôt décoiffante !
Tout au long du réseau de ses racines, le sassafras drageonne et ses rejets forment bientôt une forêt miniature. Nous y allons de la pioche et déterrons quotidiennement des mètres de racines à écorcer. C’est un travail qui embaume et le changement de couleur des racines ne laisse de me fasciner. L’huile essentielle de sassafras m’enchante : j’aime être enveloppé de sa présence chaleureuse qui me transporte en une bouffée dans les vastes forêts américaines.
Parmi les odeurs particulièrement agréables, figure encore celle de l’écorce des rameaux du bouleau noir[3]qui trahit la présence de salicylate de méthyle. On retrouve cette substance odoriférante, un peu médicamenteuse mais à mon nez très fraîche et plaisante, chez la reine-des-prés, les pensées, les polygales et la wintergreen, une petite plante rampante cousine des myrtilles qui tapisse le sol des bois nord-américains. Grâce à son essence odoriférante, le bouleau noir soigne les refroidissements et les rhumatismes. Pour nous, c’est du pain béni car il est autrement plus facile à récolter que des racines. Nous remplissons des sacs entiers de ses brindilles à goût de dentifrice.
Nos paniers se garnissent aussi de blue cohosh, une Berbéridacée, cousine de l’épine-vinette, qui soulage les problèmes féminins, et de golden seal, proche des renoncules, dont la racine à l’intérieur jaune d’or est l’un des remèdes végétaux les plus en vogue aux États-Unis. Malgré sa terrible amertume, on la prescrit pour un peu tout et n’importe quoi… Il faut bien dire que l’esprit critique n’est pas la vertu première des « herbalistes » locaux. Diagnostices et traitements sont, à mon avis, trop souvent approximatifs. Dans le monde du New age, il suffit d’avoir lu un ouvrage ou deux pour se sentir prêt à soigner l’univers entier par des méthodes toutes supposées plus efficaces les unes que les autres. Chacun a sa thèse, bien entendu la seule valable. Pour certains, la panacée est le cayenne, du piment rouge moulu dont l’excès en a pourtant envoyé plus d’un à l’hôpital, l’estomac brûlé. D’autres ne jurent que par les lavements…
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Dans le dédale des techniques, le meilleur côtoie le pire. Beaucoup s’adonnent aux massages, généralement bénéfiques. Quelques chiropracteurs font craquer à grand bruit les vertèbres cervicales – mieux vaut avoir affaire à un professionnel chevronné. L’acupressure ou shiatsu, c’est-à-dire le massage en profondeur des « méridiens » parcourant le corps, peut être efficace mais j’ai souvenir, à la suite d’une longue séance musclée prodiguée par un « maître » occidental, qu’une douleur lancinante à l’épaule gauche s’est transformée en une souffrance aiguë qui m’a empêché de vivre normalement pendant plus de quatre mois – jusqu’à ce qu’un ostéopathe me la fasse passer en deux minutes…
Les régimes alimentaires ont la cote, à juste titre d’ailleurs car, aux dires d’Hippocrate, l’alimentation est notre première médecine. Mais parallèlement au végétarisme, facilement équilibré, fleurissent une multitude de variantes, dont le végétalisme[4] et le crudivorisme[5] sont peut-être encore parmi les moins extrêmes…
Le mot-clé qui sous-tend toutes ces démarches est healing, la guérison. Mais de quoi au juste veut-on guérir ? De problèmes de santé ou plutôt du mal de vivre ? J’ai l’impression qu’au fond, chacun recherche la connexion perdue avec la nature, avec sa nature. Pour moi, c’est la vie elle-même, au-delà des dogmes, qui m’enseigne et me guide chaque jour.
[1] Un arbrisseau proche du laurier dont les feuilles odorantes servent d’épice.
[2] Le ginseng est utilisé en Asie, en particulier en Chine et en Corée depuis plus de cinq mille ans pour régénérer les organismes fatigués.
[3] Il ressemble à notre bouleau européen mais avec une écorce de couleur sombre, comme celle d’un cerisier.
[4] D’où sont exclus absolument tous les produits animaux.
[5] Qui consiste à tout manger exclusivement cru.