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Mes premiers souvenirs sont très nets. Parisiens d’abord : les devantures des Galeries Lafayette au moment de Noël, les cubes de bois que j’empile dans mon parc. La Tour Eiffel s’encadre dans la fenêtre de l’appartement, sombre mais cossu. L’ambiance est feutrée à souhait, comme il se doit dans le 7ème arrondissement de la capitale.

Mes premières émotions olfactives, oserais-je l’avouer, sont liées… au métro. L’odeur filtrant des bouches d’aération de l’Avenue de Suffren au passage du landau que pousse ma mère m’attendrit. C’est un parfum dense, à notes métalliques, semblable à celui de deux silex frappés l’un contre l’autre, qui provoque comme une décharge électrique au plexus solaire…

Heureusement, mon enfance n’a pas toujours été urbaine. En 1954, j’ai quatre ans. Ma mère, ma sœur et moi partons vivre à la campagne, au sud de Paris car mon père, militaire de carrière, part en Indochine. Il y restera deux ans, suivis de deux années en Algérie.

Ces quatre années se déroulent dans le village beauceron de Pussay, entouré à perte de vue de champs de blé, de betterave et de maïs. Les haies ont été arrachées. Seuls quelques rares bosquets soulignent les bords de l’unique vallée qui rompt la monotonie de la plaine sans fin. D’innombrables lignes à haute tension, soutenues par des pylônes colossaux, règnent sur le paysage. La Beauce dans les années 1950 est le comble du modernisme !

À l’époque, je n’ai nul esprit critique envers mon environnement. J’y suis parfaitement heureux, si ce n’est que mon père est absent. Mes premières leçons de botanique me sont prodiguées au fil des saisons par ma mère. Au printemps, les talus se parent des fleurs jaunes des pissenlits, du moins de ceux que nous n’aurons pas ramassés pour en préparer des salades croquantes. L’été, les champs s’ornent de quelques bleuets – mais ils disparaîtront bientôt : le progrès est en marche. Avec les camomilles, les marguerites et les coquelicots, nous cueillons à l’occasion de patriotiques bouquets. 

L’essentiel de ma vie se passe dans notre jardin. Tout en longueur, il n’est séparé de celui de notre voisin, un vieux monsieur qui nous adore, que par une haie basse, soigneusement taillée, composée d’essences variées. J’apprends à y distinguer l’aubépine du prunellier : ces deux arbrisseaux à la superbe floraison printanière sont munis d’épines acérées, mais l’aubépine porte des feuilles découpées et des fruits rouges, tandis que le prunellier a des feuilles entières, juste un peu dentées, et des fruits bleus – terriblement astringents lorsqu’on y mord trop tôt, seules les gelées parviennent un peu à les adoucir. Je discerne le charme aux feuilles finement dentées et le troène qui les a lisses. Il porte en saison de petites grappes de fleurs doucement parfumées puis des boules noires dont la pulpe couleur lie-de-vin peut servir à dessiner au pochoir. Au pied de cette haie changeante se nichent des primevères d’origine horticole aux couleurs mêlées, jaunes et blanches, roses et violacées, délicats bouquets printaniers corsetés de feuilles gaufrées. Les accompagnent de timides violettes odorantes qui me transportent d’aise lorsque je vais fourrer mon nez dans leurs touffes serrées pour en humer la fragrance enchanteresse.

Le jardin de Pussay est un monde magique où mes sens s’éveillent. Seule la petite enfance est à même de percevoir l’essence de cet univers. Après il est trop tard, l’enfant a appris à mettre des limites à sa pensée et cesse progressivement de percevoir ce que l’adulte ne voit pas. Il n’est pas question de rencontrer des elfes et des lutins aux chapeaux pointus venus me susurrer des confidences métaphysiques et me révéler le sens de la vie. La réalité est beaucoup plus simple, mais tout aussi merveilleuse – et finalement accessible à tous ceux qui sont capables de retrouver leur âme d’enfant.

C’est d’abord la découverte du monde des sens, que seule la nature peut vraiment permettre. D’abord la vue : quel plaisir d’observer le bleu délicat d’une fleur de myosotis, tellement tendre, ou le jaune luisant des renoncules. En en plaçant une fleur sous le menton de ma sœur, je pouvais lui affirmer, par la présence d’un reflet doré, qu’elle aimait le beurre – pas étonnant avec une grand-mère bretonne qui ne venait jamais nous voir sans une énorme motte de beurre salé. 

L’ouïe intervient plus rarement dans le domaine des plantes mais l’on peut s’amuser  à écouter le crépitement des fruits de l’euphorbe épurge[1] qui explosent violemment pour disséminer leurs graines, se délecter du murmure du vent qui glisse comme une main caressante sur les aiguilles des pins. Son chant me ramène dans notre jardin, où notre voisin, Monsieur Villette – nous l’appelions Monsieur Violette – avait planté un pin sylvestre et un pin noir pour ma sœur et pour moi.

Si chacun connaît le velouté exquis d’un pétale de rose, bien peu ont eu la chance de toucher  l’amadou. L’amadouvier est un champignon ligneux[2] qui pousse sur les troncs des hêtres. Il est composé de fibres particulières et lorsqu’on le découpe en tranches minces, il se passe entre les doigts un phénomène extraordinaire : un tout petit morceau d’amadou s’étale dans tous les sens en devenant souple et doux comme du daim – et plus encore. Il s’amincit, s’étale, grandit de façon inconcevable. Quelle voluptueuse sensation ! L’amadou est plus doux qu’une peau de bébé, le dérouler plus sensuel que d’effleurer une femme. À cette époque je me contente de sentir la caresse de l’herbe sous mes pieds nus. Je frôle de mes mains la rude écorce du noyer avant de tenter maladroitement d’y grimper… et de m’y râper avec douleur bras et jambes. Je frôle avec délice la mousse bouclée comme une toison d’agneau qui profite de l’ombre de la haie pour s’épandre parmi le gazon.

L’odorat permet de découvrir tout un univers d’émotions. J’aime que notre voisin fauche, l’été, l’herbe de son jardin pour engranger le de foin qui plus tard nourrira ses lapins. Le soir venu, la verdure coupée répand dans la tiédeur montant du sol des effluves entêtants que je respire à pleins poumons. Je reste là, longuement, la fenêtre ouverte, à puiser des forces qui nourrissent ma jeune âme.

Enfant déjà, j’aime aussi les senteurs de la pluie. J’attends avec impatience, après une lourde journée où l’air est trop calme, de voir le ciel s’assombrir et se mettre à tomber les grosses gouttes pesantes. En même temps que s’intensifie le crépitement de l’averse, la terre et les plantes exhalent un parfum suave et puissant comme de l’ambre. La lumière prend alors des teintes violettes et souvent de pâles éclairs zébrent le ciel. Mon cœur s’irradie de joie.

D’autres odeurs plus sereines s’expriment encore. En sortant dans le jardin, je manque rarement de froisser une tige de menthe puis de porter à mes narines mes doigts embaumés. Quelle fraîcheur ! Tandis que les roses opulentes m’enivrent de leurs parfums capiteux, denses mais subtils pour les rouges, tendres et acidulés pour les jaunes. J’aimerais retrouver les noms des variétés que cultivaient mes parents : les roses actuelles sont bien fades… Ah, l’étonnante odeur du gros buis taillé en boule, qui constitue une cachette idéale pour les cadeaux que nous apportent à Pâques les cloches revenant de Rome ! Les fleurs de buis ne se voient guère : elles sont verdâtres et minuscules, mais le nez les perçoit aisément car en émane un délectable fumet de caramel qui évoque de façon saisissante la boutique d’un confiseur. Il n’est guère comparable qu’à l’arôme de gaufrettes à la vanille fruitée sortant tout juste du four qu’émettent intensément les énormes capitules[3] de la carline à feuilles d’acanthe, parures des pelouses sèches sur les montagnes du Midi.

Le goût est le prince des sens car il combine tous les autres. Pour bien savourer, il faut d’abord voir et l’on goûte mieux ce qui est beau. Si ce n’est quelques exceptions, telles la nèfle et la corme blettes, d’un brun inquiétant et pourtant crémeuses, sucrées et aromatiques à souhait. Jadis, on plantait couramment les néfliers et les cormiers dans les haies, pour la beauté de leur feuillage : de grandes feuilles un peu cuivrées pour le premier, élégamment découpées en multiples folioles pour le second. Comptaient également la dureté de leur bois et l’agrément de leurs fruits, appréciés tels quels, en compote, en confiture ou en vin. Aujourd’hui, les nèfles et les cormes sont oubliées, sauf de quelques amateurs, car les haies ont pour la plupart disparu et les fruits blets paraissent peu appétissants : on pense qu’ils sont abîmés, voire pourris, alors qu’il s’agit en fait d’une surmaturation qui permet de transformer des raves immangeables, amères et terriblement astringentes, en délices végétaux dignes des Tropiques de légende.

Le goût lui-même n’est composé que des saveurs sucrée, salée, acide et amère. L’astringent et le piquant, sensations physiques, les complètent. De même, il faut prendre en compte la texture des aliments, qui peut être croquante, molle, élastique, fibreuse ou fondante… En parlant de « goût », d’une façon habituelle, l’odorat se trouve inclus, ou plutôt la rétro-olfaction, sans laquelle un mets ne peut être apprécié. Goût et odeurs sont intimement liés : cruel supplice, il est impossible d’apprécier un aliment lorsqu’on est enrhumé avec le nez totalement bouché… Même l’ouïe peut s’y intégrer. Que l’on songe à la salivation provoquée par le bruit croustillant d’une pâte feuilletée bien cuite ou la peau du canard laqué. Et pourrait-on croquer une carotte sans un grignotement de lapin ? 

Le contexte compte aussi. Jamais les cerises ne sont meilleures que sur leur arbre. Les fraises que je savoure dans notre jardin de Pussay sont tellement plus délectables que celles que ma mère achète dans de petites barquettes de bois. Nous avons aussi quelques plants de fraises blanches étonnantes par leur couleur, certes, mais aussi par leur saveur extrêmement douce et parfumée. J’arrache les carottes dans le potager et les ronge, juste passées sous l’eau. Chaque jour en passant, je grappille quelques jeunes gousses de pois dont les tendres graines vertes, juteuses et sucrées éclatent entre mes dents.

L’éducation de mes papilles a commencé très tôt. Que ce soit à la campagne où nous mangeons les légumes du potager, ou à la ville dont le marché bi-hebdomadaire nous approvisionne. Le mot d’ordre est fraîcheur et qualité. Ma mère passe quotidiennement des heures entières à nous mitonner des petits plats élaborés. Jamais de conserves ou de plats préparés, indignes d’une épouse et mère attentive. De là est née mon exigence pour les bonnes choses.

Derrière notre jardin s’en étend un autre, sauvage celui-là car leurs propriétaires, deux très vieilles dames, n’ont guère la capacité de s’en occuper. Elles nous ont laissé agrandir, pleines de bienveillance, un trou dans le grillage qui nous sépare de chez elles. Aussi avons-nous, ma sœur et moi, accès à un monde un peu clandestin et légèrement inquiétant car tout au fond se trouve le bois du « château », l’ancienne maison du directeur de l’usine de chaussures en faillite depuis la fin de la guerre. Personne ne l’habite et le grand bois qui fut sans doute un parc bien entretenu est aujourd’hui à l’abandon. Les broussailles s’y enchevêtrent à qui mieux mieux, un lierre épais tapisse le sol – et certainement les esprits de la forêt le hantent.

En tout cas des bruits étranges sortent de la pénombre qui y règne même en plein jour et nous font trembler d’un effroi teinté de plaisir. Des froissements de feuilles, parfois un choc sourd, des battements d’ailes là-haut dans les ramures, un petit cri vite étouffé… Je ne sais pas encore déchiffrer la nature mais je perçois l’existence de tout un petit peuple animal qui trouve refuge dans la végétation touffue.

Ma mère permet à l’enfant ignorant que je suis de mettre des noms sur ces mystérieuses créatures. J’apprends à identifier le cri troublant de la chouette hulotte qui transperce la nuit, le roucoulement langoureux des tourterelles au petit matin, le gazouillis des mésanges bleues et le chant trillé du troglodyte, l’un des plus petits oiseaux, adorable avec sa queue retroussée. Grâce à tous ces arbres, l’avifaune est particulièrement diversifiée. Je surprends parfois aussi deux écureuils roux, qui viennent sans crainte, sous mes yeux émerveillés, s’emplir la panse des noix de notre noyer.

Que d’émotions sont liées à ces découvertes, en même temps que s’éveillent mes sens. Seule la poésie pourrait exprimer la magie de ces moments bénis… J’attendrai d’avoir onze ans pour oser aller m’aventurer seul dans le bois du château, qui s’est encore ensauvagé depuis mes tendres années. Mais alors rien ne me fait plus peur puisqu’il m’arrive fréquemment de me couler en pleine nuit hors de la fenêtre de ma chambre, pour aller dans le jardin d’à-côté me gorger de grosses cerises Napoléon jusqu’à en avoir mal au ventre. Mais le sentiment d’appartenir moi aussi à cette nature sauvage, qu’on a miraculeusement laissé s’exprimer, commence à donner un sens à ma vie.


[1] Cette grande plante à tige dressée porte des collerettes de feuilles et de curieuses fleurs vertes ou la partie femelle forme de grosses boules pendantes – attention, son abondant latex est très irritant.

[2] De la consistance du bois.

[3] Les capitules sont les « fleurs » des Composées, en fait des inflorescences formées de fleurs minuscules en forme de tube ou de languettes, densément insérées les unes à côté des autres sur le sommet élargi de la tige. Ils sont caractéristiques des plantes de la famille des Composées, comme le pissenlit ou le dahlia.

Commentaires (6)

    • Ananda Patricia

    • Il y a 4 mois

    Quelle poésie !!!

    Je me délecte de tes écrits, on s’y croit vraiment.

    Cela me rappelle ma propre enfance en Champagne qui n’est pas loin de ton récit.

    Et si tu compilais tout ceci dans un livre pour raconter ton amour pour les plantes ?

    A n’en pas douter, les amoureux de la belle écriture et des plantes seront comblés.

      • François Couplan

      • Il y a 4 mois

      Ah, j’ai des projets éditoriaux. Je voudrais créer ma maison d’édition pour publier de nouveaux livres. Patience, donc…

    • Olivier Simon

    • Il y a 4 mois

    Toujours un plaisir de te lire.

    Amitié

      • François Couplan

      • Il y a 4 mois

      Tu m’en vois ravi.

    • Chantal

    • Il y a 4 mois

    Merci pour ce jolie partage.
    Le bouton d’or, que de souvenirs! Un particulier, le fils de ma marraine avait pour fiancée une jeune mauritienne dont il était tombé amoureux en voyant une photo de celle-ci chez sa sœur. Vigey est donc venue en France pour la première fois. 15 jours après son arrivée, ils sont venus chez nos parents et Vigey nous a accompagnée pour une balade dans la campagne. Elle nous a demandé ce qu’étaient ces jolies fleurs jaunes. À l’époque, pour nous jeunes enfants, elles étaient simplement des fleurs de beurre. Et nous lui en avons fait découvrir leur secret, ce reflet sous nos mentons. Quand maintenant je regarde cette renoncule, j’ai toujours une pensée émue pour elle.

      • Francois Couplan

      • Il y a 4 mois

      Oui, nous faisions ça aussi pour savoir si nous aimions le beurre. Moi je l’aimais beaucoup. C’était d’ailleurs le cas de tous ceux qui n’avaient pas (encore) de barbe au menton…

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