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Cette longue randonnée est en même temps l’occasion de mettre en application les notes prises à la bibliothèque sur les utilisations des plantes. Tous les auteurs affirment que la « laitue des mineurs », une cousine du pourpier, fournit d’excellentes salades. Elle croît abondamment, en grosses touffes appétissantes dans les endroits frais à l’ombre des arbres ou des rochers. Son aspect ne manque pas d’extravagance avec ses tiges charnues qui semblent transpercer de larges feuilles toutes rondes munies en haut d’une grappe de délicates fleurs blanches. Il lui arrive parfois de prendre une surprenante couleur orange, comme si on l’avait aspergée d’herbicide, ce qui m’inquiète un peu au début… Pourtant, elle reste tendre et juteuse, de saveur très douce, et me nourrit chaque jour à profusion. En Europe, la montie perfoliée – c’est son vrai nom – est cultivée dans les jardins et vendue sur les marchés en tant que « pourpier d’hiver ».

Malheureusement, les légumes verts ne suffisent pas à me sustenter. Il me faut des glucides concentrés, source indispensable d’énergie pour l’organisme. L’idée me vient d’imiter les Indiens de Californie pour qui les glands formaient la base de l’alimentation. Il en existe deux types : les glands des chênes blancs, doux, consommables comme les châtaignes, et ceux des chênes noirs, amers et astringents parce que riches en tannins. Ces derniers étaient généralement préférés car ils se conservent mieux. Les Indiens les écrasaient sur des rochers. Puis la farine était placée dans un trou creusé dans le sable au bord d’une rivière et arrosée d’eau jusqu’à ce que tout le tannin, soluble, ait été éliminé. On en préparait ensuite de la bouillie. Dans l’immédiat, il s’agit de me nourrir et ma préférence va aux glands doux, plus faciles à préparer : il suffit de les griller sur les braises pour les déguster saupoudrés de cendres de feuilles de mimule qui remplacent fort bien le sel.

Après le dîner, je reste longtemps auprès du feu à écouter, captivé, les mille bruits de la nuit. Je parviens à en décrypter quelques-uns, comme le hululement strident des chouettes ou le glapissement du coyote. Mais la plupart me restent inconnus : frôlements discrets, pas légers sur le tapis de feuilles mortes, gloussements lointains, sons indéfinissables qui montent dans l’air et s’éteignent brusquement… Puis, tandis que rougeoient les dernières braises, je m’allonge confortablement et la voûte des cieux berce mon sommeil.

Une nuit où mon bivouac est établi sur une crête, une sensation bizarre me réveille brusquement. Il fait clair comme en plein jour. La lune, pleine, inonde d’une lumière féerique le paysage qui s’étend sur des kilomètres. Enchantement… puis stupeur ! Une excitation comme je n’en ai jamais connue me prend soudain. Ma gorge se noue, mon ventre se contracte, j’ai envie de hurler. Hurler à la lune comme un loup-garou… Ma respiration devient plus courte, je halète comme une bête, je danse et me démène comme un adorateur du dieu Pan. Une énergie démesurée est entrée en moi et cherche à s’échapper, me contraignant à des mouvements désordonnés. J’ai l’impression d’être devenu une pile électrique qui se serait court-circuitée… Sans même réfléchir, je cours me réfugier sous un buisson, à l’abri du regard de l’astre des nuits. Presque immédiatement tout revient à la normale. Mon souffle se ralentit, l’exaltation retombe. Épuisé, je m’endors lourdement et ne me réveille que tard le lendemain, alors que le soleil est déjà haut dans le ciel. 

Un soir entre chien et loup, une étroite vallée parcourue d’un ruisseau qui murmure doucement, appelle la halte. Tandis que je déballe mes affaires, un bruit vigoureux de pas et d’herbes froissées vient troubler le silence. Sans doute une vache, puisque les éleveurs louent des parties de la forêt pour y faire pâturer leur bétail. À travers les arbustes qui bordent l’eau, se profile une forme brune de taille imposante, qui avance placidement. Soudain, entre deux buissons, sa croupe se découvre… je frémis d’horreur. Une vache possède une queue, pas ce gros derrière arrondi et velu. Un ours ! À dix mètres de moi ! Je reste pétrifié quelques secondes. Puis, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire, je me retrouve au sommet d’un arbre sans avoir la moindre idée de la façon dont j’y suis monté. Mon cœur bat à tout rompre. Mais nonchalant, le plantigrade s’éloigne… Il ne me reste plus qu’à redescendre, pas totalement rassuré. J’allume rapidement un feu et sors ma flûte traversière qui ne me quitte jamais. J’improvise dans la nuit de longs morceaux destinés à éloigner les ours… 

À quelque temps de là m’arrive une aventure qui aurait pu tourner plus mal. Ma carte est peu précise. Jusqu’à présent, dans les collines et les vallées, ceci n’a guère posé de problème car j’ai toujours fini par trouver le moyen de continuer ma route sans encombre. Mais en montant vers Big Pine Mountain, le point culminant de toute la région à plus de 2000 mètres d’altitude, les choses se corsent. La déclivité s’accentue, il devient plus difficile d’avancer et bientôt le semblant de sentier surplombant un profond canyon se perd parmi les cailloux. Mais il est hors de question de rebrousser chemin !

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Avec précautions, je continue à progresser au milieu des rochers, lorsque tout-à-coup d’énormes blocs me barrent la route. Peut-être en grimpant sur la droite parviendrai-je à les contourner… Mais la roche est friable et mon sac me gêne. Soudain le sol se dérobe sous mes pieds. Je tente de me retenir à un arbrisseau que mon poids arrache. Il n’y a plus rien pour retenir ma chute, je dégringole, glisse, roule pendant un temps qui me paraît infini… Mon esprit refuse la réalité et mon corps est impuissant. Je perds le contrôle de ce qui m’arrive, je ne ressens ni mal ni peur mais un vide total, tandis que le paysage, irréel, défile dans un nuage de poussière.

Heureusement un rocher en saillie arrête ma chute. De justesse. À peine plus loin, c’est un à-pic de quelque deux cents mètres qui s’ouvre jusqu’au fond de la gorge ! Je reste sans bouger un long moment, le cœur battant la chamade, avant d’oser contempler les dégâts. Mon pantalon est déchiré, ma jambe gauche saigne et mes bras sont copieusement écorchés. Tout mon corps me fait mal, mais il n’y a apparemment rien de trop grave. Mon sac à dos a une lanière arrachée, mais il a bien amorti ma chute. En même temps que ma conscience revient, mon corps est pris d’un tremblement incoercible. En dirigeant mon regard vers le bas, là où avec moins de chance, mes jours auraient pu se finir, le vertige me saisit et m’oblige à fermer les yeux. Je rampe lentement pour m’éloigner du bord du précipice. Quand je tente de me mettre debout, ma cheville gauche est douloureuse. Elle ne semble cependant pas foulée – en tout cas je refuse de l’envisager. C’est en claudicant misérablement, secoué au moral comme au physique, que s’effectue ma lente descente du canyon. Arrivé au premier replat, je pose mes affaires et, sans même faire de feu, m’allonge pour passer la nuit. Pas besoin de me bercer !

Le lendemain, tout va mieux. À condition de ne pas forcer, la marche n’est pas trop pénible. Je constate mon erreur : le bon chemin était juste de l’autre côté de la vallée. Une nouvelle leçon d’humilité : il ne faut jamais forcer les choses !

Trois semaines se sont écoulées depuis mon départ lorsque je débouche sur une cabane en bois, au bord de la route goudronnée qui traverse les montagnes de la côte à la vallée centrale de Californie. Retour à la civilisation ! Une bande de joyeux fêtards est en train de s’empiffrer de grillades en braillant à qui mieux-mieux. La bière coule à flot et plusieurs soûlards ont entrepris de vider des bouteilles de vin qui ne contiennent pas moins d’un gallon chacune, soit environ quatre litres… La fumée des cigarettes agresse mes narines. Violent est le choc des retrouvailles avec l’espèce humaine. Mais j’en fais tout de même partie. Et puis, les odeurs de nourriture me font venir l’eau à la bouche, même si depuis que je m’alimente exclusivement de mes cueillettes je n’ai jamais ressenti la faim. Je ne me suis d’ailleurs jamais senti aussi en forme, de corps et d’esprit.

– « Eh, salut mon gars, s’exclame l’un des buveurs avec l’élégance verbale habituelle des Américains, d’où c’que tu débarques comme ça ?

– Je viens de passer trois semaines seul dans les montagnes. Cela fait longtemps que je n’ai pas vu un être humain. »

Une expression incrédule remplace sous sa casquette publicitaire son air béat. 

– « Vraiment, trois semaines, tout seul ? »

Son regard embué par l’alcool s’éclaire et y perce graduellement une sorte d’admiration. Ses camarades nous entourent et me bombardent de questions : 

– « Ça alors ! T’as pas eu peur ? Mais qu’est-ce que t’as mangé ? T’avais un fusil pour chasser ? »

Mes réponses les stupéfient : se nourrir de plantes et vivre trois semaines sans viande dépasse un peu leur entendement…

Vers la fin de la journée, ils me ramènent jusqu’à Ojai d’où mon pouce dressé me permet de rallier facilement Summerland. Jacques est là, avec une nouvelle copine. Il m’accueille à bras ouvert, les larmes aux yeux. 

– « François, s’exclame-t-il, je suis fier de toi ! C’est formidable ce que tu as fait. Tu sais, j’aurais bien aimé être à ta place. Cela fait des années que je rêve de partir seul dans ces montagnes. Merci de l’avoir fait pour moi. »

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