Avant de quitter la Réunion pour la France, un crochet par l’île Maurice s’impose. Loin des grands complexes touristiques, nous explorons pendant deux semaines ce territoire densément habité et intensément exploité, où se cachent cependant encore quelques merveilles.
Malgré ses dimensions restreintes, l’île Maurice n’abrite pas moins près de mille espèces de plantes dont près de la moitié sont endémiques. sept genres végétaux lui sont propres, ce qui est remarquable – la Réunion, pourtant plus étendue, n’en possède que cinq. Les environnements et donc la végétation sont étonnamment variés pour un pays de cette taille. Le littoral à lui seul comprend déjà une grande diversité d’habitats, entre les rochers et les falaises, les sables et les vases, la mangrove, fréquente sur la côte orientale, et les marais à « vounes »[1]. Un peu en retrait, dans les zones ou la pluviométrie est faible, se développait jadis une savane à palmiers mêlés d’essences diverses pouvant résister à d’extrêmes sécheresses. Il n’en reste plus aujourd’hui que des reliques. C’est là que vivait le fameux « dodo », symbole de Maurice, un oiseau incapable de voler qui fut exterminé par les chasseurs et les rats introduits. La forêt d’ébéniers et de bois d’olive se développe dans les régions où, de mai à novembre, la saison sèche est bien marquée, tandis que la forêt humide d’altitude, d’une richesse inégalée en variété d’espèces, couvre les endroits, toujours au-dessus de 500 mètres, où la pluviométrie dépasse quatre mètres par an.
L’origine de la flore de l’île remonte à plusieurs millions d’années. les premiers végétaux sont alors apparus sur deux immenses rochers de lave nue nés dans les flots de l’Océan indien à quelque sept cents kilomètres à l’est de Madagascar. du fait des alizés qui soufflent constamment et des courants marins qui les suivent, la propagation des plantes n’a guère pu se faire que depuis l’Australie et l’archipel malais, distants de plusieurs milliers de kilomètres. Une flore très particulière, coupée à jamais de ses origines, s’est donc développée à l’île Maurice comme à la Réunion. Mais l’arrivée de l’homme voici environ trois siècles a profondément modifié le paysage avec le défrichement et la mise en culture des meilleures terres ainsi que l’introduction de nombreuses espèces végétales qui concurrencent et parfois éliminent les plantes locales.
les champs de canne à sucre ont remplacé la savane à palmiers, les plantations d’eucalyptus et de niaouli forment de fausses forêts. Sous le climat tropical, la canne à sucre peut donner trois récoltes successives dans l’année, à condition d’appliquer des doses massives d’engrais car les sols ne peuvent tenir ce rythme effréné et ne servent plus que de support. Les pesticides sont largement employés pour combattre les nombreuses maladies auxquelles sont sujettes ces plantes surmenées. Il s’agit donc là d’un véritable désastre écologique. Quant à l’eucalyptus, importé d’Australie pour « assainir » les zones humides, il n’améliore pas la situation. Ses peuplements stérilisent le sol et sont extrêmement sensibles aux incendies du fait de la richesse de leurs feuilles en essence. les individus isolés ne sont pourtant pas désagréables avec leur amusante écorce qui se détache en longues bandes. On peut se délecter du parfum balsamique que dégagent lorsqu’on les brise, leurs longues feuilles coriaces en forme de faux. Les inhalations d’huile essentielle d’eucalyptus combattent efficacement les rhumes. Tout aussi plaisante est l’étonnante odeur de fraise de son cousin le niaouli, à l’écorce blanche finement feuilletée, également cultivé en surabondance sur l’île. Mais la densité des plantations exerce des effets terriblement destructeurs sur des environnements fragiles qui abritaient à l’origine une flore et une faune diversifiées, aujourd’hui disparues ou menacées.
la population de l’île Maurice comme celle de la Réunion est extrêmement variée du fait de sa diversité ethnique et du brassage inhérent. Les colons blancs venus de métropole y ont implanté des noirs d’Afrique orientale, des malgaches, des indiens et des malais, suivis au siècle dernier par des chinois. Chacun de ces groupes a apporté avec lui ses propres traditions concernant l’usage des plantes et leur combinaison a donné naissance à une forme originale de phytothérapie. Chaque « tisaneur » a ses propres recettes et ses pratiques personnelles, parfois religieuses ou magiques.
Pendant longtemps, les plantes furent les seuls médicaments utilisés par le peuple. Dans la plupart des familles, quelqu’un connaissait suffisamment les végétaux pour préparer les remèdes contre les maux les plus courants. Mais certains avaient appris de façon plus approfondie leurs usages et savaient préparer des « complications », c’est-à-dire des mélanges destinés à préparer des tisanes. Le public bénéficiait alors gratuitement de cette connaissance, fruit d’une longue tradition. Tisaneur n’était pas une profession mais une vocation. D’autant plus que dans bien des cas, il s’agissait en même temps de guérisseurs, voire de sorciers, qui possédaient un don pour venir en aide à leurs semblables. Puis les tisaneurs décidèrent de monnayer leurs services et s’en vinrent vendre leurs remèdes à domicile ou sur les marchés. À l’heure actuelle, la plupart d’entre eux consultent et prescrivent chez eux. La moyenne d’âge des tisaneurs des îles est d’une soixantaine d’années et nombre d’entre eux ont allègrement dépassé les quatre-vingts ans. Ils sont issus en majorité de milieux très modestes et souvent pratiquement illettrés. La tisanerie semble donc appartenir au « temps longtemps ».Si quelques jeunes reprennent le flambeau, ils sont rares. l’essor de la médecine et de la pharmacie modernes a peut-être porté un coup fatal aux anciennes méthodes.
Ces dernières plongent leurs racines jusqu’à l’Antiquité. Ainsi, la notion de plantes rafraîchissantes et réchauffantes est très répandue – on parle de « bois froids » et de « bois chauds ». À travers la médecine européenne du XVIIIème siècle, elle remonte directement à Galien et à Hippocrate. Typiquement allopathique[2], cette approche veut que l’on traite une « maladie du froid » avec un remède qui chauffe et une « maladie du chaud » avec une potion qui refroidit. C’est ainsi que les rhumes peuvent être soignés avec des tisanes d’épices de saveur chaude comme le gingembre. Il est habituel de mélanger les plantes dans des remèdes composés que l’on estime d’une plus grande efficacité que les plantes utilisées seules. Un nombre élevé d’espèces végétales dans les « complications » leur confère, pense-t-on souvent, le pouvoir de soigner simultanément plusieurs maladies. De même, dans l’ancienne médecine européenne, les spécialistes concoctaient des mélanges souvent compliqués[3] et laissaient au peuple l’utilisation des « simples », c’est-à-dire des plantes employées individuellement. Par ailleurs, une majorité de tisaneurs mettent systématiquement un nombre impair de plantes dans leurs mélanges. Aucun n’est capable d’expliquer ce choix : la seule tradition est évoquée… Il faut se souvenir que la magie n’est jamais bien loin.
La plupart du temps, les tisaneurs utilisent les plantes indigènes, transmises par la tradition ancestrale. Ils les récoltent dans des zones peu modifiées par l’homme : forêts, « remparts » (falaises rocheuses) ou zone des « branles » (landes d’altitude couvertes de végétaux de la famille de la bruyère). Mais la pression humaine menace d’une façon inquiétante la flore autochtone. Aussi certains tisaneurs ont-ils décidé de cultiver les plantes qu’ils emploient, à côté des légumes et des arbres fruitiers, dans l’incontournable « jardin de case » qui entoure chaque maison créole.
Sur le marché couvert de Port Louis, plusieurs boutiques importantes offrent à la vente des dizaines de plantes médicinales dans des bacs soigneusement agencés en fonction des maux à soigner. Elles côtoient des bouteilles de rhum de toutes tailles remplies d’un liquide brun rougeâtre. Des étiquettes remplies à la main indiquent : « tisane tambave », « tisane saisissement », « tisane circulation »…. La clientèle s’y presse pour bénéficier de conseils et acheter le remède correspondant à ses problèmes. Il s’agit là de véritables herboristeries, témoins d’une pratique médicale bien vivace qui ne demande qu’à se développer. Malgré l’approche empirique, parfois teintée de superstition, des tisaneurs, leur action rend dans de nombreux cas de réels services à des coûts plus que raisonnables. D’ailleurs, partout dans le monde la médecine par les plantes a su démontrer son efficacité, à condition bien sûr d’en respecter les limites.
Depuis une éternité, je souhaitais savoir comment s’élabore l’une des plantes à boissons les plus populaires au monde, le thé, dont j’aime à déguster les divers crus. Ma curiosité sera satisfaite par la visite d’un gros bâtiment à charpente métallique, une usine bruyante et poussiéreuse, incongrûment enchâssée dans l’écrin vert de la plantation. de ça, de là, des groupes de jeunes filles cueillent les précieuses pousses au sommet des buissons de thé soigneusement taillés, curieuses tables végétales légèrement bombées. Nous bénéficions d’explications détaillées sur la fabrication. Le thé vert ne demande qu’un bref séchage des feuilles. Le thé noir, par contre, nécessite une préparation plus élaborée. Les feuilles fraîches sont broyées puis déposées sur un tapis roulant sur lequel circule un courant d’air tiède, ce qui provoque la fermentation. Elles sont ensuite chauffées à 95°C et triées. On les laisse alors un mois en silo pour en développer l’arôme. L’usine produit douze sortes différentes de thé, suivant l’âge des pousses et la finesse du tri. Je suis fasciné par l’ingéniosité de l’homme qui a su transformer ainsi une plante au départ totalement dénuée de parfum, amère et astringente, pour en préparer une boisson stimulante et raffinée. Plus tard, j’essaierai d’en faire autant avec des pousses de ronces que je laisserai fermenter dans un linge humide jusqu’à ce qu’apparaisse une agréable fragrance de rose…
Notre dernière visite sur l’île sera celle des jardins botaniques royaux de Pamplemousse, parmi les plus célèbres au monde. D’une superficie de quelque vingt-cinq hectares, ils renferment plusieurs milliers de plantes tropicales dont un bon nombre ne poussent que sur les Mascareignes[4]. Le véritable créateur du jardin botanique en 1768, fut Pierre Poivre, Intendant de l’île, qui y acclimata des épices alors très rares telles la noix muscade et le clou de girofle. Des arbres centenaires ombragent les vastes allées qui mènent à des bassins couverts de Victoria regia, ces nénuphars géants d’Amérique du sud dont les feuilles munies d’une armature rigide peuvent soutenir, dit-on, le poids d’un enfant. La collection de palmiers est particulièrement superbe. Les curieux talipots aux frondes[5] en éventails immenses voisinent avec les divers lataniers indigènes, dont certains ont un feuillage bleuté. Les immenses palmiers royaux de Cuba aux troncs nus et cylindriques côtoient cent autres espèces de tailles et d’aspects variés. Nous sommes subjugués par l’atmosphère qu’une telle végétation confère à ce lieu historique, fruit des passions botaniques de personnages hors du commun.
Cette expérience est comme un point d’orgue. Le temps semble suspendu et c’est le cœur et l’esprit comblés que nous pouvons entreprendre le voyage du retour, loin de l’hémisphère sud et de ses mystères.
[1] Des massettes, plantes à longues feuilles étroites portant de gros manchons bruns au sommet des tiges.
[2] L’allopathie consiste à traiter des maladies avec des remèdes de nature contraire à celles-ci.
[3] La célèbre thériaque par exemple comportait plus de soixante composants différents.
[4] L’ensemble des îles de la Réunion, de Maurice et de Rodrigues.
[5] Le terme s’emploie pour désigner les feuilles des palmiers aussi bien que celles des fougères.