C’est au marché de Saint Paul, petite bourgade tranquille non loin de Saint Denis que nous voyons le plus bel échantillonnage de fruits réunionnais : tous les grands classiques y sont présents. Fruits tropicaux par excellence, les mangues abondent. Leur pulpe riche et fondante fait frémir d’aise les palais les plus blasés. Choix des variétés et cueillette à point viennent compléter l’action d’un sol naturellement fertilisé par les éruptions anciennes. Cette combinaison savoureuse est particulièrement notable chez l’ananas ‘Victoria’, plus petit que ceux d’Afrique ou d’Amérique, d’une belle couleur mordorée, et divinement parfumé. Les papayes ne sont pas non plus les plus grosses qui soient mais, de même, leur chair orangée, ferme et densément colorée, est un plaisir pour les papilles. À quelques rares reprises, nous rencontrons aussi l’étrange papayon, un cousin de la papaye originaire des Andes. Vert translucide à l’intérieur, plaisamment odorant, il est malheureusement trop dur pour être mangé tel quel. On le fait généralement cuire dans un sirop de sucre. Il s’agit avant tout d’une curiosité.
Les fruits les plus courants sont sans doute les longanes, nommés ici longanis. En février-mars, il n’est pas un coin de rue où ne se soit monté un stand proposant à toute heure du jour leurs grosses grappes de boules d’un brun jaunâtre, gonflées d’une savoureuse chair translucide. Leur abondance s’explique aisément : les arbres qui les portent sont énormes, chargés de paquets de fruits et foisonnent autour des habitations. Les litchis, leurs cousins, moins abondants, sont encore plus appréciés. Ceux de la Réunion, dont bien peu sont exportés, passent pour être meilleurs que les litchis de Madagascar qui atteignent en masse nos marchés métropolitains. Peut-être le chauvinisme local n’est-il pas totalement absent de cette affirmation mais il y a certainement plus qu’un fond de vérité : je crois n’avoir jamais mangé de meilleurs fruits qu’à la Réunion !
L’île est également la source de la vanille Bourbon, considérée comme la plus fine du monde. La vanille est le fruit d’une orchidée tropicale voisine de celles que vendent les fleuristes, originaire de la côte mexicaine des alentours de Veracruz. Les aztèques l’utilisaient comme condiment bien avant la conquête espagnole. Le Mexique garda le monopole de la production jusqu’en 1841, car jusqu’alors, la vanille cultivée ailleurs que dans sa région d’origine refusait obstinément de fructifier, même si elle fleurissait abondamment. Les naturalistes s’aperçurent alors qu’un petit insecte était nécessaire à la pollinisation des fleurs, mais comme il s’avéra impossible de l’acclimater à d’autres contrées, une technique de fécondation artificielle de la vanille fut mise au point à la Réunion, en arrachant la cloison qui sépare dans la fleur l’étamine du pistil. Le vanillier est une liane aux feuilles larges et coriaces, qui peut grimper jusqu’à une quinzaine de mètres sur la végétation environnante. Dans les plantations, toujours ombragées par des arbres, on s’arrange pour qu’elle reste à une hauteur raisonnable en la repliant sur elle-même. Les grandes fleurs blanches ont la forme caractéristique des fleurs d’orchidée et donnent de longues « gousses » vertes, épaisses, totalement inodores. C’est à ce stade qu’on les récolte. Une longue préparation, s’étalant sur près d’une année, permet par une fermentation contrôlée, de développer le merveilleux parfum de la vanille. Les gousses sont récoltées lorsque leur extrémité commence à jaunir : on dit qu’elles présentent une « queue de serin ». La « mortification » consiste à les échauder quelques minutes dans de l’eau à 65°C. puis elles sont étuvées pendant vingt-quatre heures dans un caisson capitonné où elles transpirent, ce qui provoque leur brunissement. Le processus est répété avant de les mettre à sécher pendant huit mois. Le premier, les gousses sont exposées chaque jour au soleil pendant quelques heures. Le deuxième mois, elles restent à l’ombre, et les six derniers, elles sont confinées dans des caisses de bois. Une fois fermentée, la vanille est noire, parcourue de fines côtes et un peu tordue. Sa souplesse, son aspect luisant et son arôme sont de bons critères de qualité. Les gousses sont souvent recouvertes d’une efflorescence blanche de vanilline à qui elles doivent leur odeur. Pour obtenir un kilo de vanille commercialisable, il faut quatre kilos de vanille fraîche… ainsi qu’un travail long et précis, qui en explique le prix.
L’île de la Réunion est un paradis pour les marcheurs. Françoise et moi décidons d’aller explorer le cirque de Mafate, un immense cratère volcanique depuis longtemps inactif, dont nous avons pu contempler l’insondable profondeur depuis ses bords, à plus de 2 000 mètres d’altitude. Partant depuis Cilaos, célèbre pour ses lentilles et son vin qui rend fou, nous grimpons un sentier très raide – toutes les pentes semblent très raides ici… – vers le col du Taïbit.
Dans la végétation dense se remarque un arbuste à larges feuilles et petits fruits noirs. L’arôme des feuilles évoque le laurier et les fruits renferment une pulpe verte et grasse qui n’est pas sans rappeler celle de l’avocat. En effet, c’est un « avocat marron » qui, comme le laurier et l’avocat, appartient à la famille des Lauracées, bien représentée sous les Tropiques. Tout près du col poussent des fuchsias, semblables à ceux que l’on cultive comme ornement en Europe, si ce n’est qu’ils ont un tronc ligneux et atteignent plusieurs mètres. Leurs fleurs rouges et violettes, pendant comme des lampions orientaux, donnent des fruits charnus censés être comestibles. Effectivement, ils ne sont pas mauvais du tout et plusieurs heures après les avoir goûtés, je suis toujours en vie. Je préfère néanmoins les framboises d’un rouge très clair qui poussent à l’intérieur du cirque lui-même, au sommet d’une énorme cascade grondante. Elles abondent et nous nous en gavons.
L’ancien cratère est un chaos rocheux aux mille recoins dont le relief tourmenté se couvre d’une abondante végétation. Les hautes murailles qui l’entourent de toutes parts donnent une impression de bout du monde qui est loin d’être fausse : c’est ici que se réfugiaient les esclaves « marrons », c’est-à-dire échappés à leurs maîtres, qui vivaient en autarcie dans cette forteresse. Leurs descendants se sont reconvertis dans l’accueil des randonneurs et la distillation d’essence de géranium odorant. Sur la terre volcanique sombre tranche le vert vif de ces derniers. il est étonnant de rencontrer en champs entiers ces plantes aux feuilles parfumées qui sous nos latitudes sont cantonnées dans des pots de fleurs. Ce ne sont pas tout à fait les géraniums de nos balcons : ceux-là ne fleurissent guère, mais leurs feuilles épaisses et velues, découpées un peu comme les doigts d’une main, exhalent au froissement un arôme de rose prononcé. On les nomme d’ailleurs souvent « géranium rosat ». Dans des alambics de fortune, les habitants de Mafate produisent une huile essentielle qui se vend dans le monde entier pour remplacer la véritable essence de rose, environ vingt fois plus chère. Je ne peux m’empêcher de rouler en boule deux feuilles que je me coince dans chaque narine pour continuer à profiter quelques heures encore de la suave odeur des géraniums.
Le soir, nous arrivons à un groupement de quelques cahutes dont l’une est un gîte d’étape. Le gardien, un grand gaillard barbu qui fait également office de chef-cuisinier, nous réserve un accueil sympathique. Au menu, salade de cresson et rougail de saucisses fumées. Le cresson, plante aquatique quasi-universelle, abonde dans les eaux claires des rus de Mafate qui, sous l’abondance des précipitations à l’est du cirque, dégoulinent de tous côtés. en Europe, on en récolte couramment les tendres feuilles découpées, d’un joli vert foncé, pour préparer des soupes goûteuses. Mais les Réunionnais préférent le consommer cru, sous forme de copieuses salades. Françoise et moi en prenons et en reprenons encore tandis que nos huit compagnons de gîte préfèrent très nettement les saucisses.
Au cours de la nuit, un pressant besoin de sortir me soulager la vessie me réveille. Mais ne viennent que trois malheureuses gouttes… Il n’y a donc qu’à me recoucher, à moitié endormi et totalement frustré. Pour y revenir dix minutes plus tard, avec un besoin encore plus urgent. Cette fois, Françoise m’accompagne et connaît les mêmes affres. Maintenant, la situation est claire : je me souviens avoir lu dans le traité de phytothérapie du Docteur Henri Leclerc que l’abus de cresson cru peut entraîner de douloureuses cystites. Le cher médecin n’avait pas tort : nous en faisons la pénible expérience… La nuit sera longue, mais la leçon formelle : lorsqu’il n’est pas cuit, le cresson n’est à consommer qu’avec modération !
Lieu célèbre à Mafate, la Plaine des Tamarins est plutôt un replat en pleine montagne et les tamarins ne sont pas vraiment des tamarins… Ce terme désigne habituellement un grand arbre de la famille des légumineuses, originaire d’Afrique orientale et cultivé dans toutes les régions tropicales pour ses grosses gousses coriaces à la pulpe acide et sucrée dont on prépare des sauces et des soupes. Dans ce cas, il s’agit du « tamarin des hauts », un arbre au tronc noueux et court qui forme de véritables forêts de lutins. Il n’existe qu’à la Réunion, entre 1 200 et 1 900 mètres d’altitude, et nulle part ailleurs au monde. La forme tourmentée de son houppier lâche et flexueux lui donne un aspect sauvage que j’aime énormément. Il présente la particularité de porter des feuilles juvéniles deux fois découpées en petits segments longs et arrondis et des feuilles adultes simples, allongées et recourbées en forme de faucille, ce qui lui vaut son nom botanique d’Acacia heterophylla, en grec : à feuilles différentes. Les feuilles adultes sont en fait des « phyllodes », c’est-à-dire un pétiole élargi d’où sont tombées les petites feuilles véritables. On retrouve ce même phénomène chez les « mimosas » de la Côte d’Azur, originaires d’Australie, qui appartiennent en réalité eux aussi au genre Acacia.
Enfin nous sortons de Mafate. Malgré ses plantes mémorables, le lieu a des aspects oppressants et il n’est pas désagréable de retrouver un peu plus d’horizon après avoir quitté ces cirques tourmentés.