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Un soir de septembre 1994, le téléphone sonne dans notre vieille ferme fribourgeoise. après s’être assurée de mon identité, une chaude voix féminine dénuée d’accent suisse me demande :

– « Seriez-vous d’accord pour partir au Nicaragua afin d’évaluer les projets concernant l’agriculture biologique et les plantes médicinales que Swissaid, association suisse d’aide au Tiers-Monde, a en cours dans ce pays ? Nous savons que vous êtes spécialiste des plantes et journaliste. Vous serez accueilli sur place avec un groupe de Suisses. tout ce que nous vous demandons sera de témoigner au cours d’une conférence de presse de ce que vous aurez vu et d’écrire un ou plusieurs articles dessus, si vous pensez que cela en vaut la peine.

 – Mais oui, pourquoi pas, ça me semble intéressant, quand dois-je partir ?

– C’est-à-dire, la semaine prochaine… si ça va pour vous. »

Le délai de réflexion est bref. Pas facile de laisser mon fils qui n’a guère plus d’un an. Mais l’offre est tentante !

Le Nicaragua n’attire guère les touristes. On y va rarement pour contempler la beauté de son immense lac entouré de volcans ou se bronzer sur les bords du Pacifique. On y recherche plutôt l’esprit d’un pays qui a osé, voici bientôt vingt ans, changer le cours de son histoire. De belles rencontres m’attendent certainement, parmi les hommes et les plantes.

Arrivé à l’hôtel où nous loge Swissaid à Managua, je retrouve les autres participants à notre voyage d’étude, tous des Suisses allemands. A priori, cela risque de ne pas être drôle tous les jours… Heureusement la plus jeune du groupe, Andrea, se montre enchantée de parler français. Nous décidons de laisser les autres à leurs dissertations sur les problèmes du monde et partons manger quelque chose dans la rue.

– « Faites attention, nous lance un alémanique, qui doit savoir de quoi il parle puisqu’il à vécu un an au Mexique, ce n’est pas sûr par ici la nuit. »

Nous le remercions de son sage conseil et sortons néanmoins le cœur léger. C’est vrai qu’il fait sombre. Une lumière nous attire autour de laquelle se regroupent déjà une dizaine de personnes. Une femme opulente vend des épis de maïs grillés et des nacatamales, de petits paquets bruns renfermant une pâte faite de grains de maïs bouillis avec de la cendre puis écrasés, fourrée de viande de porc et d’oignons colorés en rouge par l’achiote, les graines de roucou, un colorant alimentaire naturel. Le tout est cuit à la vapeur dans des feuilles de bananier. Le premier contact avec la nourriture nicaraguayenne s’avère positif. C’est nourrissant et franchement bon. Nous sommes tranquillement assis en train de déguster notre repas sur le pouce, lorsque tout à coup, la lumière s’éteint. Mon cœur bondit dans ma poitrine. La crainte surgit : et si notre camarade avait raison ? Je serre mon sac contre moi et vérifie si mon portefeuille est toujours à sa place. La voix mal assurée, je demande à la cantonade, dans un espagnol approximatif, ce qui se passe.

– « C’est une coupure de courant, ça arrive tout le temps ici, ne vous en faites pas, il n’y a qu’à attendre, ça finit par revenir.

– Au bout de combien de temps ?

– Oh c’est variable, parfois ça dure une heure ou davantage, on ne peut pas dire. »

la lumière revient au bout d’une vingtaine de minutes… sans que j’aie été le moins du monde agressé. Les pannes d’électricité sont habituelles au Nicaragua. Il faut vivre avec et de préférence les prévoir. Cela n’entame pas la bonne humeur des habitants qui en ont vu bien d’autres… Il est frappant de constater combien souvent, ces personnes apparemment démunies, que nous imaginons malheureuses voire désespérées, sont en fait souriantes, accueillantes, chaleureuses et se sentent dans le fond bien mieux que nous. Peut-être parce que l’acquisition de biens matériels en abondance s’accompagne d’un stress que l’être humain n’est pas fait pour supporter : quand on possède, on risque à chaque instant de perdre… Nos sociétés occidentales modernes laissent de moins en moins la place à des rapports simples entre les gens, les liens familiaux se distendent, l’individu s’isole des autres et l’entraide dans la communauté n’existe plus. Une simple panne d’électricité peut susciter bien des réflexions…

Dès le lendemain, nous partons à la découverte des communautés villageoises qui ont entrepris de développer des projets soutenus par Swissaid. Première étape, Santa Teresa, à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Managua. Une pluie diluvienne s’abat sur le toit de tôles de la case communale. Dans le bruit assourdissant, une jeune femme nous présente divers flacons d’élixirs colorés :

– « Voici un sirop contre la toux, fabriqué par nous-même à base de feuilles d’eucalyptus. Les refroidissements sont un gros problème pour nos enfants. »

D’autres bouteilles renferment des teintures sédatives ou contre les douleurs des règles. Un onguent d’un joli vert clair soulage les rhumatismes et un savon, également produit sur place, est efficace contre les problèmes de peau. Les femmes et les quelques hommes rassemblés ici participent à un atelier où ils apprennent à préparer et à utiliser des remèdes simples pour soigner leur famille. Puis vient le repas en commun : de l’indio viejo, un plat de riz et de haricots avec des bananes plantain frites et une sauce à base de masa harina[1] et d’oignons, aromatisé de feuilles de coriandre. Délicieux ! Un peu plus tard, alors que la pluie a cessé aussi soudainement qu’elle avait commencé, nous allons visiter le jardin de plantes médicinales.

La végétation luxuriante crée un désordre apparent, proche de celui de la nature. Parmi divers arbres fruitiers poussent une cinquantaine de végétaux utiles. Le « gros origan », oregano orejon, une Labiée originaire d’Extrême-Orient, facilite la digestion. Je m’amuse à passer mes doigts sur ses feuilles épaisses et dentelées, très sensuelles, qui laissent sur ma peau une senteur d’herbes de Provence. Le fragment que j’en goûte me pique la langue et me fait saliver. L’altamiz, une armoise américaine, est un remède précolombien contre les problèmes nerveux. C’est une plante dressée aux feuilles finement découpées et aux minuscules fleurs verdâtres. Malheureusement, son odeur aux relents d’eau de Javel n’est guère plaisante. Je préfère nettement celle, chaude et aromatique, de l’apazote, connu en français sous le nom de « thé du Mexique ». Bu en décoction, ce cousin de nos chénopodes adventices, élimine efficacement les vers intestinaux. On l’utilise aussi comme condiment, en particulier avec les frijoles, les haricots, dont il facilite la digestion et à qui il communique une saveur particulière. nous nous sommes déjà croisés à maintes reprises et chaque nouvelle rencontre avec cette herbe modeste est l’occasion de joyeuses retrouvailles, comme entre amis proches. Mes doigts caressent ses feuilles légèrement collantes et mon visage s’enfouit dans son parfum camphré, un peu médicamenteux mais qui pourtant m’émeut.

Je ressens comme profondément sécurisant de retrouver ainsi, de façon imprévue, des végétaux avec qui la relation est forte. En effet, il ne faudrait pas croire que tous soient perçus de façon semblable : de même qu’avec les êtres humains, s’établit une hiérarchie, toute subjective, des plantes. Une espèce rare ou une fleur remarquable, tel le lis martagon, un végétal symbolique comme l’edelweiss ou une plante aux vertus avérées, valériane ou digitale, frappent davantage l’imagination que les vertes Cendrillons, « mauvaises herbes » méprisables, laides et trop communes, dont nul ne cherchera à retenir les noms. Pour ma part, c’est par les sens que me tiennent les végétaux. Les plantes aromatiques sont particulièrement chères à mon cœur. Mais je sais pertinemment que toutes possèdent, au fond, la même importance, et aucune ne m’indiffère.

Ce projet d’utilisation familiale des plantes médicinales suscite l’enthousiasme des membres de la communauté. Il s’agit d’une forme de soins efficace pour la plupart des affections courantes, à la portée de tous car il est facile de cultiver ces herbes bienfaisantes sur le morceau de terrain entourant chaque habitation. Loin d’être une nouveauté, cette tradition s’est perpétuée depuis les temps antérieurs à la conquête espagnole. Et dans un état où le pouvoir d’achat a été brisé par l’embargo américain qui l’a isolé du reste du monde pendant près de dix ans, elle représente une alternative efficace et peu coûteuse aux médicaments chimiques importés des pays industrialisés, que bien peu de Nicaraguayens peuvent se payer.

Mais la santé commence par la prévention, et l’alimentation en est la clé. C’est pourquoi lors de la pause, nous est offerte une boisson à base de feuilles vertes mixées avec de l’eau et agrémentée de jus de citron vert.

– « Les feuilles vertes sont très riches en protéines, en vitamines et en sels minéraux, alors nous en préparons des boissons et des galettes pour éviter des carences à nos enfants. »

Cela est tout à fait juste : des études ont été faites à ce sujet en Europe depuis près de vingt ans, concluant à la valeur exceptionnelle des parties chlorophylliennes des végétaux[2] pour apporter à l’organisme des protéines complètes, équilibrées en acides aminés, ainsi que des vitamines, des minéraux, des oligo-éléments et divers facteurs de protection tels les flavonoïdes. Les plantes sauvages, infiniment plus concentrées en nutriments que les légumes cultivés, sont de loin les plus intéressantes à cet égard. Mais dans nos pays « développés », nul n’en profite, faute peut-être d’information.

Le programme concernant les plantes médicinales comporte un aspect nutritionnel très important. Ses promoteurs travaillent en collaboration étroite avec des paysans, initiateurs d’un projet de développement de l’agriculture biologique.

Le lendemain matin, Carlos, un jeune agriculteur, nous présente son champ expérimental. Un rayon de soleil fugace fait ressortir le vert tendre des nombreuses sortes de haricots qui séparent les rangs de maïs. La machette à la main, notre guide nous explique qu’il laboure en tenant compte des courbes de niveau pour éviter l’érosion. Pour briser l’effet du vent, il plante des haies de manioc dont il récoltera bien sûr la racine féculente et les feuilles nutritives. Il n’utilise que des insecticides naturels, préparés à base de végétaux. D’ailleurs les cultures juxtaposées de plantes alimentaires diversifiées s’aident mutuellement en limitant les problèmes de parasites. Le compost qui fertilise ses champs, formé des résidus de récolte et des adventices que Carlos arrache, est prêt en trois mois sous ce climat humide et chaud. Un véritable humus produira des légumes robustes et sains, dont il permettra trois récoltes par an sans appauvrir la terre ! Nous sommes impressionnés par l’enthousiasme de Carlos, par ses connaissances et par son inventivité. La coordinatrice du projet qui nous accompagne nous dira plus tard :

– « Avant la révolution, des gens comme lui auraient tout de suite été éliminés par la garde nationale : ils étaient trop dangereux. »

Ses succès, Carlos ne les garde pas pour lui. Il fait partager ses découvertes aux autres agriculteurs sous forme d’ateliers coordonnés au niveau national. C’est pourquoi ce programme est nommé « de campesino a campesino » (de paysan à paysan). À l’intérieur de la même communauté, les participants à ce projet travaillent également avec les promoteurs des « plantas curativas », puisque les cultivateurs peuvent produire ces dernières. La culture des simples leur apporte un complément de revenu intéressant car une entreprise communautaire au nord du pays transforme et commercialise la production de ces plantes médicinales cultivées biologiquement par les paysans.

Il peut nous être difficile d’admettre que des conceptions véritablement modernes puissent se rencontrer dans un petit pays du Tiers-Monde. Mais les projets que j’ai vus au Nicaragua font preuve d’une approche scientifique étonnante. La collecte des informations concernant les plantes médicinales a été réalisée dans le cadre d’une enquête ethnobotanique rigoureuse. Alors qu’en Europe, aucun travail systématique et global n’a jamais été entrepris dans ce domaine… La transmission du savoir tient compte des réalités sociales et s’effectue d’égal à égal, et non de haut en bas, ce qui favorise l’adéquation aux besoins de la population, ainsi que des échanges fructueux. Les agriculteurs font preuve de beaucoup de sérieux dans leurs essais de culture, notant dans des cahiers, au jour le jour, les expériences qu’ils entreprennent et les résultats qu’ils obtiennent. Carlos nous a précisé que lorsqu’il rencontre des experts occidentaux au cours de réunions, ceux-ci ont du mal à croire à la véracité de ses dires, tellement ils contrastent avec l’image du petit paysan illettré du Tiers-Monde… jusqu’à ce qu’ils viennent visiter ses champs et qu’ils consultent ses notes. Il est vrai que les habitants du Nicaragua ont acquis un sentiment de leur valeur personnelle ignoré dans le reste de l’Amérique latine où la population métisse ou indienne vit toujours, depuis cinq cents ans, sous l’oppression violente de la classe dirigeante d’origine européenne.

L’imbrication de tous les projets entrepris est remarquable. La santé de chaque individu est tributaire de plantes dont il se nourrit et avec lesquelles il se soigne. Celles-ci doivent être cultivées de façon saine, sur un sol résistant à l’érosion. C’est pour cela qu’en plus des programmes concernant la diffusion des plantes médicinales et l’agriculture biologique, la reforestation est un point essentiel. Afin d’éviter le déboisement dû à l’utilisation de combustible pour la cuisson des aliments, on fabrique des cuisinières en argile qui utilisent beaucoup plus efficacement le bois que les foyers ouverts. Les plus grands progrès dans le domaine de la santé proviennent avant tout d’une meilleure alimentation et d’une meilleure hygiène. Les programmes incluent donc des projets d’adduction d’eau, de construction de latrines, de soins aux nourrissons et aux enfants, ainsi que d’éducation sexuelle et de planning familial. Dans ces derniers domaines, un peu délicats dans une culture très catholique, les promoteurs des projets ont recours au théâtre pour faire passer aisément et sans choquer des notions scientifiques souvent complexes. L’humour est la meilleure façon d’aborder avec succès ces importants sujets.


[1] Une pâte de maïs cuit avec de la chaux afin d’éliminer des grains la cuticule indigeste.

[2] Les feuilles, les jeunes pousses, parfois les tiges – toutes les parties vertes des plantes.