Au sud-ouest de Ziguinchor, la ville principale de la région, se trouve le parc national de Basse-Casamance, un lambeau protégé de la forêt pluviale aux arbres immenses qui couvrait jadis la région. Dans son sous-bois dense, pullulaient alors les singes et les panthères. Voici mon nouveau but. À partir de la route goudronnée pour Cap Skirring sur laquelle roulent les camionnettes-taxi, de nombreuses pistes partent vers le sud : il s’agit de choisir la bonne, puis de marcher des heures entre les palmiers à huile et les champs de manioc. Les cases sont rares, entourées de maigres palissades de broussailles. Devant chacune, un papayer porte de gros fruits verts, et un moringa offre ses feuilles finement découpées, piquantes comme du cresson, pour préparer des sauces vertes qui viennent compléter en vitamines et minéraux le riz blanc bi-quotidien.
Une sonnette se fait entendre dans mon dos. Un homme approche sur sa bicyclette, lentement car il doit louvoyer entre les trous et les zones sablonneuses qui entravent sa course. Il s’arrête à ma hauteur, surpris de me voir :
– « Bonjour, où vas-tu comme ça ?
– Je vais jusqu’au parc national.
– Oh, tu en as encore pour un bout de temps, c’est loin, tu sais. Tiens, monte donc derrière moi, je t’emmène si tu veux, je passe par là. »
Son porte-bagage métallique m’a l’air bien frêle et inconfortable. Mais je suis fatigué et il n’a pas besoin de réitérer sa proposition pour que je m’installe tant bien que mal avec mon sac.
C’est une véritable épopée ! Nous tanguons et manquons maintes fois de tomber. À plusieurs reprises, mon chauffeur nous rattrape de justesse, et tout compte fait, nous n’avançons sûrement pas beaucoup plus vite qu’à pied ! Nous entrons bientôt dans la forêt. Les arbres chétifs qui l’annonçaient font place à des sujets majestueux, dont les fûts monumentaux se perdent dans la voûte d’un feuillage dense. Bien qu’il soit près de midi, la lumière ne filtre que faiblement en rayons parallèles, veloutée comme une fumée dorée, ou intense, enflammant ça et là l’épaisseur du sous-bois. Du fait de mon confort précaire, j’ai peine à profiter de ce spectacle féerique. Des cris déchirants de singes ou d’oiseaux retentissent de plus en plus fréquemment. Les senteurs suaves et violentes de la jungle emplissent mes poumons. Quand arriverons-nous ? J’ai mal aux fesses, j’en ai assez ! Enfin, nous y voici. C’est en tout cas ce que m’affirme mon cicérone. Mais il n’y a pas le moindre panneau, juste une piste qui s’enfuit à droite en direction, semble-t-il, d’une clairière. De toute façon, descendre est un soulagement, mieux vaut encore marcher. Je remercie le cycliste, tout heureux de m’avoir rendu service, et me dirige vers ce qui doit être l’entrée du parc.
En effet, à quelques centaines de mètres, des bâtiments en tôle plutôt délabrés émergent des frondaisons. Juste à côté, un groupe de personnes est en train de déjeuner autour d’un feu d’où s’élève lentement un filet bleu qui se dilue dans la chaleur de l’air. Deux véhicules sont stationnés à l’ombre d’un arbre géant. L’un d’eux est un 4×4 Toyota, rouge de poussière. J’ai soudain une impression de déjà vu. En m’approchant, je détaille les membres du groupe. Incroyable ! C’est bien Keba, et de profil là, avec ses lunettes noires, c’est Beau gosse ! Tonnerre de Zeus, quelle histoire ! Ce n’est qu’à une dizaine de mètres d’eux que les mangeurs remarquent ma présence. Keba se dresse sur ses pieds et crie mon nom, Beau gosse se met à blêmir – pour un noir, c’est surprenant, mais son visage change littéralement de couleur et devient grisâtre. Il se reprend pourtant très vite et, comme si mon apparition était toute naturelle, il me souhaite la bienvenue et m’invite à me joindre à leur repas, avec finalement beaucoup de classe. C’est cela l’Afrique : le lieu de tous les possibles. Beau gosse avait tenté de me filouter et il a perdu. Bon joueur, il l’admet et de mon côté, j’ai tout gagné : le droit de participer « à l’œil » à la suite de l’expédition ainsi que, bien plus précieux encore, son amitié. À ses yeux, je ne suis plus un toubab à rouler, mais un semblable. C’est inestimable.
Les jours qui suivent se passent à parcourir la forêt avec Keba qui me montre une myriade de plantes nouvelles, telle cette liane dont on peut extraire de l’eau potable en quantité suffisante pour se désaltérer : il suffit, à l’aide d’une machette, de la couper en tronçons et d’aspirer la sève claire et abondante. C’est une boisson tout à fait acceptable qui peut certainement rendre de grands services si l’on se perd en forêt. Et de cette façon, aucun risque d’ingérer de ces redoutables amibes fréquentes dans les eaux tropicales. Keba me fait goûter les fruits du Nauclea, un arbrisseau de la famille du café, qu’il nomme les « fraises de brousse » : ils sont rouges bien sûr, étonnamment rouges, et aromatiques, mais ils n’ont malheureusement pas vraiment la saveur correspondante. Je découvre avec lui les ignames sauvages, dont les tubercules forment traditionnellement la base de l’alimentation de nombreuses ethnies africaines des régions forestières. Il faut les déterrer à la base de lianes filiformes aux larges feuilles en cœur… et bien savoir les reconnaître car certaines espèces sont toxiques. Nous en faisons cuire quelques-uns, des bons je pense car je ne ressens aucun effet secondaire.
Je m’aventure seul en forêt, sans me perdre, en revenant quand même chaque soir au campement après m’être nourri des fruits que j’ai appris à connaître, curieux ou délicieux selon les cas. Une myriade d’animaux peuplent cette jungle. À commencer par une multitude d’oiseaux brillamment colorés. Plusieurs fois par jour se joue l’étonnant spectacle des troupes de singes verts et de colobes bai – une autre espèce, plus massive – qui sautent de branche en branche. Un soir, Beau gosse, Ousseynou Diaye de son vrai nom, m’emmène à l’affût. Vers trois heures du matin, une panthère, ombre furtive, déchire soudain une flaque de lune dans une clairière. Émerveillement total que cette manifestation mythique de la puissance de la nature !
Quelques jours plus tard, nous partons tous ensemble pour la fête de la lutte des filles dans un village à la frontière de la Guinée-Bissau. L’ambiance irréelle me rappelle les aventures de Tintin au Congo. Des garçons et des filles presque nus, décorés de pinces à linge et de capsules de Coca, affublés de lunettes de soleil à une seule branche et portant des coiffures sophistiquées, trépignent en cercles autour d’adolescentes qui, couvertes de gris-gris, pratiquent avec ardeur la lutte sénégalaise. Les cases circulaires disséminées sans ordre apparent sont nanifiées par les immenses fromagers. La scène est d’une beauté saisissante dans cette lumière jaune de fin d’après-midi.
Malheureusement, le bruit court que les rebelles casamançais repliés de l’autre côté de la frontière à moins de trois kilomètres, préparent une offensive pour les jours qui viennent. Quelques semaines plus tard, des touristes se feront tuer dans le parc… Mes botanistes, dont plusieurs sont wolofs, l’ethnie dominante du pays contre laquelle se battent les insurgés, décident de ne pas prendre de risques et de repartir à Dakar. Il me paraît sage d’en faire autant : il y aura déjà de quoi raconter à Denis ! J’ai découvert des plantes à foison qui m’ont touché, stimulé, passionné… Et surtout, j’ai rencontré des gens qui m’ont appris à vivre, au jour le jour, à communiquer par-delà les différences, des gens qui ne détournent pas la tête quand on les regarde dans les yeux, qui savent rire et partager, même lorsqu’ils n’ont rien. Pas de doute, il me faudra revenir sur le continent africain.