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Tamarins

À l’époque où je n’avais pas encore d’enfants scolarisés, la saison hivernale, trop froide à mon gré, m’incitait à migrer vers le sud comme jadis les peuples chasseurs-cueilleurs dont je me suis toujours senti très proche. Cet hiver 1991, l’île de la Réunion nous semble à mon amie Françoise et à moi un endroit tout à fait propice pour nous livrer, au chaud, à nos explorations botaniques.

Le directeur du conservatoire botanique de Mascarin à Saint Leu, que j’avais contacté avant le départ, m’avait promis son aide. Effectivement, il nous attend à l’aéroport de Saint Denis et, d’emblée, nous propose de loger dans le studio réservé aux visiteurs de marque du jardin. L’offre est flatteuse et le logement sera à la fois pratique et agréable. C’est une grande pièce au plafond très haut dans une maison coloniale entourée d’une large véranda qui permet de rester dehors pendant les averses quasi-quotidiennes. Les ondées sont suivies de superbes arcs-en-ciel dont nous nous délectons. Le soir, lorsque le public a quitté les lieux, nous profitons, seuls, de la magie du jardin, riche de plus de trois mille végétaux indigènes ou introduits.

La nuit est le moment de rendre visite aux majestueux Cereus qui attendent l’obscurité pour épanouir leurs grandes fleurs blanches. Ces immenses cactus cierges à peine épineux aux troncs élancés comme des colonnes doriques, enchantent par le suave parfum de leur floraison nocturne. La pollinisation en est effectuée par des chauves-souris. Plusieurs espèces voisines, originaires d’Amérique centrale ou du sud, cohabitent dans le jardin. Elles produisent de gros fruits charnus, rouges ou jaunes, à la pulpe ferme et juteuse, délicieusement sucrée. Il suffit de mettre quelque temps le fruit au congélateur pour obtenir un succulent sorbet. Il est commercialisé en Europe sous le nom espagnol de pitaya.

Le directeur du conservatoire nous confie à José, un jeune botaniste installé sur l’île après des études de botanique tropicale à Montpellier. Nous ne pourrions mieux tomber car il se montre aussi sympathique que compétent. La visite du jardin de Mascarin dans tous ses recoins demande plusieurs jours. Puis José nous propose la découverte d’une forêt mégatherme hygrophile[1]. Enthousiasmant ! Nous décidons de partir dès le lendemain de bonne heure car la journée sera longue.

En montant vers le col de Bellevue, au-dessus du Tampon, la route permet par endroits de dominer de vastes zones boisées. Un spectacle étrange frappe notre regard : d’innombrables fougères arborescentes dépassent le tapis vert de la canopée qui ondule à perte de vue. Globalement nommées fanjans, il en existe plusieurs espèces qui se distinguent par leur feuillage plus ou moins découpé. Vu d’ici, elles se ressemblent toutes avec leur air de palmier préhistorique : un grand tronc brun foncé surmonté d’une fontaine de feuilles immenses, larges comme des ailes de ptérodactyle…

À l’orée de la forêt, pas le moindre sentier… Et la végétation est d’une densité surprenante, un véritable mur végétal ! José nous a prévenu : « Mettez des habits tout-terrain, la progression sera difficile ». C’est un euphémisme ! Il faut lutter sérieusement pour écarter les branches qui s’enchevêtrent en tous sens. Et à dix mètres de la lisière, nous sommes déjà dans un autre monde, un monde végétal étroit, étouffant, angoissant même car nous avons perdu tout sens des directions : plus de haut ni de bas, impossible de s’y retrouver… 

José, lui, a l’air d’être dans son élément et de savoir où il va. Nous le suivons péniblement en enjambant les troncs des arbres morts de vieillesse et en nous enfonçant dans les mousses épaisses qui tapissent le sol.Cette forêt n’a jamais été exploitée par l’homme et tous les âges s’y côtoient. Les plantes, les champignons, les animaux qui ont cessé de vivre en nourrissent d’autres et la vie suit indéfiniment son cours. Petit à petit mon esprit s’apaise, mes craintes se dissipent et je me sens à l’aise dans ce cocon végétal. Ce qui paraissait accablant devient rassurant et à mesure que José nous présente les plantes, l’environnement nous devient familier, non plus hostile mais amical.

Distinguer les différentes espèces est pourtant loin d’être simple car la plupart des arbres se ressemblent. Il faut avoir recours à des critères très fins et se montrer constamment attentif. Et si la façon réunionnaise de nommer les plantes a du charme, elle ne facilite pas les choses car tous les arbres sont des « bois de… quelque chose ».

Le « bois de rongue » s’avère un Erythroxylum, un cousin de la coca sud-américaine. J’arrive sans difficulté à le reconnaître à ses feuilles aiguës portées par un court pétiole rouge, et à sa grosse nervure centrale violette. Sur les rameaux, à la base des feuilles, je distingue comme des écailles… Le « bois de maman », un arbuste de la même famille que le figuier et le mûrier, porte des feuilles munies d’un curieux appendice au sommet. Le « bois de joli-cœur », lui, a des feuilles allongées et nettement ondulées sur les bords, et elles dégagent au froissement une odeur de carotte bien reconnaissable. Le « bois maigre » possède un tronc flûté[2], avec des cavités. Le « bois noir des hauts », un cousin de l’ébène et du kaki, présente de larges feuilles souvent tachées de sombre. Avec un peu d’attention, ces arbres se reconnaissent aisément. J’ai par contre du mal à retenir ceux dont les particularités sont moins évidentes, tel le « bois de bassin » qui ne fleurit qu’après les cyclones.

L’humidité suinte le long des troncs, dégouline des épiphytes, omniprésentes dans les forêts tropicales humides. L’eau imprègne nos chaussures, nous sommes trempés. Après quelques heures, il serait satisfaisant d’arriver quelque part, mais dans la forêt vierge, il ne peut y avoir de but, si ce n’est d’en sortir… Pour pouvoir vivre dans ce milieu fermé, il faut y être habitué. Ici, mes limites ne sont pas loin. Enfin, après avoir parcouru une distance impossible à évaluer, l’aventure s’achève. Je suis ébahi de me retrouver sur la route, éloigné de quelques centaines de mètres seulement de notre point de départ : José a un sacré sens de l’orientation !

La Réunion est le pays des « brèdes ». Ce terme d’origine portugaise dérive du nom d’une amaranthe jadis consommée en Europe : la blite. Il désigne les divers légumes verts qui équilibrent la consommation fondamentale de riz et de « grains »[3]. Les plus originales sont sans doute les « brèdes chouchou », formées de l’extrémité des tiges de la chayote[4] avec leurs longues vrilles plus ou moins enroulées et de petites feuilles ressemblant à celles du lierre. La plante couvre sans complexe les murs et la végétation de l’île, et nous en cueillons des quantités en un rien de temps. La simple cuisson à la vapeur nous semble la meilleure façon d’apprécier leur délicate saveur. La liane produit également un gros fruit épineux, vendu sur tous les marchés, et une racine volumineuse, féculente, la « patate chouchou ». Celle dont le goût m’intrigue le plus est un végétal introduit d’Amérique du sud et particulièrement populaire à Madagascar, où elle sert à préparer le plat national, le « roumazave ». Il s’agit de la « brède mafane » (ana malao en malgache), une petite Composée proche de l’œillet d’Inde, à feuilles opposées et à capitules jaune pâle. J’aime la mâcher, crue, pour la sentir engourdir ma bouche à la façon de l’estragon, même si généralement on la cuit longuement avec des oignons, de l’ail, de la tomate et bien sûr du piment. Une autre influence de la grande île voisine est la « brède morelle », une Solanacée[5] voisine de la pomme de terre… et de la belladone. Elle passe pour vénéneuse en Europe, où c’est une « mauvaise herbe » commune des jardins. Pourtant à la Réunion on s’en nourrit sans problème, après l’avoir fait bouillir préalablement dans l’eau pour éliminer la solanine qu’elle renferme. C’est une plante un peu couchée aux larges feuilles d’un vert terne, dont les petites fleurs blanches donnent des fruits sphériques, agréablement sucrés et parfaitement comestibles à maturité, une fois noirs.

D’autres brèdes doivent aussi se manger cuites. Ainsi les « brèdes songe », jeunes feuilles encore enroulées d’une plante originaire d’Asie, connue ailleurs sous le nom de « taro », que nous rencontrons en abondance dans les lieux humides de l’île. Son tubercule charnu, remarquablement riche en amidon, était récemment encore largement consommé à la Réunion, comme il l’est toujours à Hawaii. Mais sa racine passe maintenant pour une nourriture de pauvres et l’on mange surtout ses feuilles et leur pétiole. Des patates douces, tubercules habituels, on consomme également les feuilles comme légume sous le nom, logique, de « brèdes patate ». Quant à la « brède malbar », c’est une amaranthe adventice[6] que j’avais vue en Inde, dans l’état du Kérala[7], berceau de nombreux immigrants. J’avais constaté avec surprise que les habitants la mettaient soigneusement de côté lorsqu’ils désherbaient leur potager pour la consommer au même titre que d’autres légumes.

Parmi les épices fraîches indispensables à la cuisine réunionnaise figurent d’innombrables variétés de piments, dont l’une, cachée dans la pâte à beignets des « bonbons piments », n’est pas des moins féroces pour le palais des « z’oreilles »[8]. Le gingembre est omniprésent et son cousin le curcuma, utilisé frais, apporte aux plats son arôme modeste et sa riche couleur jaune d’or. Comme aux Antilles, on le nomme à tort « safran », alors qu’il n’a rien à voir avec la véritable épice de ce nom. 

À mes yeux, le combava est le condiment réunionnais par excellence. Proche du citron et de la limette, et comme eux originaire du sud-est de l’Asie, c’est un fruit rond de trois à quatre centimètres de diamètre. Il suffit de gratter son zeste épais, formé de plis et de replis curieux, pour qu’il embaume de sa fraîcheur entêtante. Finement râpé, on l’intègre aux sauces qui accompagnent le riz et les « grains », il relève magiquement les « brèdes », et se marie à la tomate et au piment dans les célèbres « rougails », bases savoureuses de la cuisine créole. En Asie, on utilise jusqu’à ses feuilles au délicieux parfum entre verveine et citron, pour aromatiser, finement ciselées, soupes, curries, poisson, ou encore certaines salades. Le combava crée une véritable accoutumance et sa découverte, peu de temps après mon arrivée sur l’île, changera ma vie : dorénavant, cet agrume exquis sera de mes condiments préférés. Je m’en procurerai facilement dans les épiceries asiatiques de Paris.


[1] Une forêt en zone très chaude et humide.

[2] C’est-à-dire que sa section n’est pas cylindrique mais ondulée.

[3] Ainsi nomme-t-on à la Réunion les légumineuses comme les haricots ou les lentilles.

[4] Connue aux Antilles sous le nom de « christophine ».

[5] Famille de la pomme de terre, de la tomate, du piment et… de la belladone !

[6] Une adventice est une plante qui vient dans un terrain cultivé, champ ou jardin, sans y avoir été semée : on dit plus couramment « mauvaise herbe »…

[7] Jadis connu sous le nom de « côte de Malabar ».

[8] Les métropolitains.