Après cet épisode agréable, nous continuons la traversée de la jungle, rencontrant au passage de grands « tabatiers sauvages », cousins du kolatier, dont la noix stimulante est appréciée dans toute l’Afrique. Pourquoi tabatier ? Sans doute parce que leurs larges feuilles un peu molles font penser à celles du tabac avec lequel il n’a pourtant aucun rapport botanique. Plus loin poussent quelques boubalinn, de grands arbres de la forêt dont l’écorce rosée se détache par petites plaques fines comme du papier. La résine translucide qui s’écoule des blessures de leur tronc donne de l’encens à brûler et j’en recueille au passage. Plus loin Sekou se baisse, cueille une herbe toute velue et me la tend :
– « Si tu as soif, tu peux la sucer, ça aide à supporter. »
C’est vrai, les longs poils sécrètent une substance acidulée qui procure dans la bouche une sensation désaltérante. Mes deux compères s’y connaissent vraiment en plantes et ne ménagent pas leurs efforts pour partager avec moi ce qu’ils savent.
De chaque côté du chemin s’étale en un épais tapis de dentelle une plante aux feuilles légères. Ses fleurs forment de jolis pompons roses. Quel ravissement de retrouver la sensitive ! Je ne sais si les plantes apprécient mon jeu qui consiste à leur marcher dessus et à me retourner pour observer leur réaction. Là où un enchevêtrement de feuilles délicates le recouvrait, le sol foulé semble maintenant être à nu. Seuls quelques brins squelettiques apparaissent encore. La sensitive est douée de mouvements extrêmement vifs, parmi les plus rapides du monde végétal. À peine frôlées, ses folioles se referment immédiatement tandis que la feuille elle-même se rabat le long de la tige et semble disparaître. Puis lentement, très lentement, la feuille et ses folioles reprennent leur position initiale. Ces mouvements visibles à l’œil nu sont exceptionnels dans le monde végétal. Ils sont dus à une différence de pression d’eau dans les cellules des tissus d’une articulation. Lors d’un contact, l’eau quitte brusquement les cellules de la face inférieure dont la pression maintenait la feuille. Celle-ci se replie aussitôt. Puis l’eau infiltre lentement, par osmose, les cellules qui se regonflent et redressent progressivement la feuille. Cette particularité permettrait à la plante d’échapper à la dent des herbivores.
Nous rejoignons bientôt une piste ombragée par les frondaisons des arbres qui nous conduit à un minuscule village formé de quelques cases, adéquatement nommé Boutolett-la-brousse. À l’heure du déjeuner, un homme croisé la veille sur le chemin de Koubalan nous invite à nous restaurer. Sans formalités, nous partageons le repas. Le plat, un délicieux couscous de mil accompagné d’une sauce verte aux feuilles de manioc, est déposé au centre du cercle des hommes – les femmes mangent à part – et chacun y puise avec sa main droite. C’est bon et cela rassasie. Tout est parfait. Nous laissons passer la grosse chaleur en dégustant le thé, assis sur des nattes à l’ombre de l’« arbre à palabres ». Pour palabrer, on palabre !
– « Que penses-tu de la situation au Sénégal ?
– C’est vrai que tout le monde est millionnaire en France ?
– J’ai un cousin à Paris, tu l’a rencontré ?
– Est-ce que vous connaissez Descartes ? J’aime beaucoup sa philosophie.
– Qui va gagner la coupe d’Afrique ? »
La conversation est intéressante, les échanges sont riches, le temps passe convivialement… Pendant ce temps, les femmes cassent des arachides et recueillent les graines qui serviront de semence pour la prochaine saison.
Il ne fait guère moins chaud quand nous quittons le village. Après avoir traversé des champs de mil, de sorgho et d’arachides, jonchés de tiges sèches, nous pénétrons de nouveau dans la forêt. Que la fraîcheur et l’obscurité sont donc agréables ! De temps en temps, des bruits de feuilles suivis de grands cris nous indiquent que les singes ne sont pas loin. Il nous sera même donné à plusieurs reprises d’en apercevoir une bande sautant de branche en branche au sommet des arbres – mais ils disparaissent avant que j’aie le temps de les photographier.
Les singes se nourrissent de toutes sortes de fruits sauvages, dont certains sont appréciés des hommes. Le bouélab est un des plus grands arbres de la jungle. À tel point qu’il est difficile d’en repérer les feuilles, là-haut dans la canopée, pour l’identifier. Il vaut mieux regarder par terre, autour de son tronc. De la même famille que le pommier et le cerisier, il donne une multitude de petits fruits brunâtres et dodus, les kouélak, à chair crémeuse et sucrée que je trouve excellents. Nous en mangeons à satiété et en remplissons nos sacs pour les distribuer aux enfants. Ces fruits sont récoltés dans la forêt, à l’état sauvage, et expédiés à Dakar où ils sont couramment vendus sur les marchés. Il en est de même pour les yindipeï, gros fruits jaunes acidulés portés par une liane à latex blanc aux grosses feuilles épaisses et dures comme du carton. Nous en rencontrons fréquemment au cours de notre périple. Quant au ditakh, il faut se méfier : ce fruit d’un arbre de la famille des Légumineuses à la pulpe curieusement verte et fibreuse, existe sous deux formes, l’une comestible et l’autre toxique, sans aucune différence d’aspect entre les deux. C’est un peu la roulette africaine…
– « Regarde François, me dit Sékou, ça c’est le kalénak – je reconnais un gardénia. Les petites branches vont par trois. C’est un arbre très important : on en suspend un rameau à l’entrée de la maison au-dessus de la porte pour éloigner les mauvais esprits. Et puis on s’en met un petit morceau attaché par un fil autour de la taille, c’est un gri-gri. Je vais t’en fabriquer un. »
Il coupe donc une branchette et au village suivant j’achète du fil de trois couleurs que tresse mon ami. Il fixe le morceau de kalenak à cette fine ceinture et me la noue autour du corps. Rien ne peut plus m’arriver !
Un cousin de Sékou et Idi nous offre l’hospitalité pour la nuit. Avant de manger, petite exploration botanique autour du village où la flore est différente. Je repère une grande plante au feuillage fleurant bon la menthe que je caresse pour le humer :
– « C’est sankabaïla, l’herbe anti-moustique. On la met dans les maisons pendant l’hivernage pour empêcher les moustiques d’entrer. »
Celle-là m’est connue, Sambo me l’a montrée. Ses feuilles arrondies et dentées sont opposées, sa tige est carrée[1], et elle porte de longs épis de petites fleurs bleues. On va voir si elle est efficace car les moustiques pullulent… Je m’en frotte les bras et le visage. En tout cas, l’odeur est agréable.
Plus loin, grimpant sur une haute barrière de bois, voici des luffas, ces éponges végétales dont le fruit fibreux sert à se frotter le corps et à récurer la vaisselle. Une liane proche des concombres aux larges feuilles maintenant toutes flétries les produit à profusion. Il y en a tant que les villageois ne les ramassent pas toutes et de nombreux fruits jonchent le sol. Lorsque les luffas sont jeunes, elles ressemblent à des courgettes et sont consommées comme ces dernières, bien qu’assez fades et plutôt molles… Avec l’âge, l’intérieur se lignifie, la pulpe disparaît, l’écorce se fendille puis se détache, et ne reste plus que leur squelette formé d’un enchevêtrement de fibres jaune pâle. Les graines noires en tombent dès qu’on les secoue et l’éponge est prête à l’emploi. Les luffas remplacent avantageusement les éponges animales ou synthétiques. Elles gagneraient à être mieux connues !
De gros baobabs ponctuent le paysage, curieux arbres aux troncs obèses, que l’on dirait inversés tant leurs branches courtaudes ressemblent à des racines ancrées dans les cieux. D’énormes fruits velus, les « pains de singe », y pendent. Nous en ramassons un pour le casser : il est rempli d’une pulpe blanche et acidulée, solide et farineuse, dont les morceaux se sucent comme des bonbons. On en fait même des glaces ! Quant à ses feuilles, séchées et pulvérisées, elles sont indispensables dans le couscous de mil. Ces géants végétauxdoivent les cicatrices de leur tronc à l’exploitation de son écorce fibreuse dont on fabrique des cordes qui remonteront des puits les seaux d’eau. Idi me montre, à la première occasion, comment tresser des liens solides à quatre brins, technique nouvelle pour moi.
Dans chaque village, les immenses fromagers, cousins du baobab, m’impressionnent par leur taille. Leurs contreforts à la base du tronc sont parfois si grands qu’on y taille des portes pour les cases. Quant au duvet de leurs graines, il donne le kapok dont on rembourre les sièges et les coussins. La brousse africaine regorge de plantes dont l’homme sait tirer mille ressources.
En une semaine, nous parcourons à pied une centaine de kilomètres, toujours reçus chaleureusement. Les plantes et les hommes de Casamance m’auront énormément appris. De mon côté, je montre à mes amis comment faire des pralines d’arachides ou fabriquer un four solaire. C’est l’échange, le partage, la vie. Finalement, je n’éprouve aucun regret à ne pas avoir accompagné l’équipe de l’IFAN : tout ce qui m’arrive est parfait !
[1] Feuilles opposées et tige carrée marquent l’appartenance à la grande famille des Labiées.