Nous décidons de nous rendre dans un petit ashram[1] perdu dans la campagne, entre Mysore et la côte. L’accueil y est chaleureux et le séjour très doux. Aucune obligation ne nous est faite de participer aux activités de groupe mais nous aimons parfois nous joindre aux résidents pour chanter et méditer avec eux. Cette communauté a d’importantes activités sociales et s’occupe en particulier d’une tribu de « hors caste » chassés de la forêt et parqués comme des bêtes dans un camp de baraques insalubres sur un terrain stérile. Dans ce pays de la démesure qu’est l’Inde, des populations entières sont déplacées. Les forêts recèlent des essences précieuses, dont l’exploitation est source d’énormes profits. Depuis la nuit des temps, des hommes y habitent, vivant aujourd’hui encore de chasse et de cueillette, comme nos ancêtres paléolithiques. Les membres de ces tribus « primitives » , totalement marginalisés dans le système social hindou, sont des harijan ou « intouchables », que l’on peut traiter comme on l’entend. Et les entreprises de bûcheronnage ne se privent pas de les expulser.
Nous avons l’occasion de rencontrer les parias soutenus par l’ashram. Ils s’avèrent profondément touchés lorsqu’ils se rendent compte que nous nous intéressons sincèrement à leur mode de vie passé. Ils se bousculent presque pour me montrer les plantes qu’ils récoltent. Malgré l’aridité du sol d’argile rouge, j’ai de quoi m’instruire. Ils consomment les feuilles du tâtè (les graines aussi), du tumbè, de l’annè, du sasuè (un chou sauvage), du mullukirè et du kakè – celle-ci, je la reconnais : c’est une morelle, une cousine de la tomate et de la pomme de terre. Le huruli est une légumineuse dont les graines se font cuire en sauce tandis que l’ucello est une Composée aux fleurs jaunes, proche du tournesol, qui donne de petites graines riches en huile comestible employée pour la cuisine et les soins des cheveux. Ils me racontent que lorsqu’ils vivaient, libres, dans la forêt, ils se nourrissaient aussi de diverses racines et de fruits sauvages. Bien plus que par ce que j’apprends, c’est le contact avec ces laissés pour compte de la société indienne, au présent gris et à l’avenir sombre, qui me comble. Ce sont des gens pleins de vie. Nos adieux sont chargés d’émotions. Que vont-ils devenir ? Leur culture est vouée à un inexorable oubli, et eux-mêmes ne sont pas sûrs de subsister… La société indienne ne fait pas de cadeaux !
L’ashram est situé dans une zone de plantations de café et de poivre où nous allons quotidiennement nous promener. Parmi la soixantaine d’espèces de caféiers à l’état sauvage en Afrique et en Asie, deux seulement sont à l’origine de la presque totalité du café produit dans le monde : le Coffea arabica, originaire d’Éthiopie, et le Coffea canephora d’Afrique tropicale. Leurs petites fleurs blanches et odorantes donnent un fruit rouge, la « cerise », dont la pulpe sucrée est agréable à sucer. Pour préparer notre propre café, nous dégageons les deux graines vert pâle enveloppées par une pellicule cartilagineuse et par un fin parchemin. Totalement inodores, elles ne commencent à répandre leur arôme qu’à la torréfaction[2]. Il ne reste plus qu’à les moudre et à faire infuser la poudre dans de l’eau bouillante. Puis nous dégustons avec nos amis indiens le délicieux breuvage.
Bien plus tôt, en Europe, j’avais observé avec étonnement que les petits fruits secs du gaillet gratteron, classé lui aussi dans la famille des Rubiacées, sentent le café lorsqu’on les grille et permettent de préparer une boisson approchante. Tout le monde les connaît car ils s’accrochent aux poils des animaux et aux vêtements. Le gratteron est une plante extrêmement commune, dont les longues tiges munies de poils crochus portent par étages des collerettes de six feuilles étroites et allongées et grimpent sur la végétation.
Le poivre, fruit d’une liane indigène aux feuilles vert sombre en cœur, fréquemment conduite sur les arbres plantés pour ombrager les plantations de café, est l’épice la plus exportée vers l’Occident. Ses petites fleurs blanches, en grappes, se transforment en fruits d’abord verts puis d’un joli rouge vif. L’aromate se présente sous trois formes. Pour obtenir le poivre noir, les fruits sont récoltés avant maturité, entassés pour qu’ils fermentent pendant quelques jours, puis séchés au soleil. Leur enveloppe externe, d’abord verte, se ride en séchant et devient noire. Le poivre blanc est constitué des fruits cueillis à maturité, débarrassés dans l’eau de leur enveloppe devenue rouge, juteuse, résineuse et sucrée, puis séchés jusqu’à ce qu’ils blanchissent. On trouve aussi du poivre vert, formé des fruits immatures vendus frais, lyophilisés ou conservés au vinaigre ou au sel. Par contre, le « poivre rose » est le fruit à peine piquant d’un arbre aux feuilles finement découpées, cousin du manguier, originaire d’Amérqiue du sud.
Le poivre noir me paraît plus parfumé que le poivre blanc, peut-être plus subtil. S’ils s’utilisent surtout pour aromatiser des plats salés, on peut aussi s’en servir dans des mets sucrés, ce qui était jadis plus courant qu’aujourd’hui. La glace au poivre de Jean-Georges Vongerichten en est un remarquable exemple.
L’extrême sud-ouest de l’Inde était autrefois connu sous le nom de « côte de Malabar », pays de légende d’où provenaient les épices que l’Occident achetait à prix d’or. Aujourd’hui, c’est l’état du Kerala. Kera signifie « noix de coco » en malayalam, la langue locale effroyablement complexe. Sur plus de 600 km de long, une forêt de cocotiers s’étire entre l’Océan indien et la chaîne des Ghâts occidentaux dont les sommets atteignent 2 500 mètres. Comment imaginer un arbre plus utile que le cocotier ? Son fruit désaltère, nous le savourons quotidiennement, et nourrit. On le mange rarement tel quel en Inde, il est habituel d’en râper la pulpe pour en préparer une sauce épicée, le coconut chutney, condiment obligé des repas dravidiens. Son usage principal est la production de coprah, chair séchée au soleil dont on presse une huile très fine. Au bord des routes ou de la voie ferrée, dans les cours des maisons voire dans la rue, d’innombrables noix de coco coupées en deux jonchent le Kerala, recevant au moins autant de poussière que de soleil… Quant aux fibres qui entourent la noix de coco, elles sont à la base d’une industrie florissante de fabrication de tapis et de paillassons.
Désireux de quitter la fournaise de la côte, nous choisissons de nous revivifier à Thekkady, une ancienne station climatique des colons anglais nichée au sommet des Cardamom Hills. Porte d’entrée du parc naturel de Periyar où abonde la faune sauvage, c’est aussi un centre important de culture du thé et des épices. À la devanture de tous les magasins du village pendent des guirlandes d’aromates produits dans les montagnes avoisinantes. Quel plaisir de passer des heures chez les commerçants à humer les enivrants végétaux, soutenu par de fréquents verres de chaï (thé) local ! Assis sur de petits tabourets bancals, dans une pièce obscure tranchée d’un rai de soleil, nous discutons en anglais avec un Indien volubile des vertus avérées de la cardamome, du clou de girofle et de la muscade. Après le safran et la vanille, la cardamome est l’une des épices les plus chères du monde. Ses gousses ligneuses proviennent d’une grande plante aux larges feuilles vertes, proche parente du gingembre, spontanée dans les jungles du Kerala. Elles renferment de nombreuses graines à l’arôme suave et puissant. En Inde, où elle est utilisée depuis plusieurs millénaires, la cardamome est commercialisée sous trois formes. La verte, considérée la meilleure, est simplement séchée. Ses graines sont presque noires et un peu collantes. La cardamome blanche, décolorée par l’action du dioxyde de soufre (S02), est moins parfumée. On trouve parfois des gousses de couleur jaune paille, pour avoir été longuement exposées au soleil.
L’une des plus importantes épices du commerce, le clou de girofle nait sur un arbre originaire de l’archipel des Moluques en Indonésie, cousin du myrte méditerranéen et des eucalyptus. Le giroflier porte au milieu d’un feuillage toujours vert des groupes de petites fleurs aux étamines nombreuses. Juste avant qu’elles ne s’ouvrent, les fleurs sont cueillies et mises à sécher au soleil. Les boutons perdent les deux tiers de leur poids et passent du vert au brun sombre. Les clous de girofle vendus en Inde exhalent une riche et chaude senteur florale, beaucoup plus fine que chez ceux du commerce occidental. Les meilleurs, d’un brun-rouge un peu violacé, sont épais, souples, et laissent exsuder un peu d’huile essentielle lorsqu’on les presse avec l’ongle.
Le muscadier possède la propriété de fournir deux épices distinctes, la noix muscade et le macis. Natif des îles de Banda, il fut l’objet d’une véritable guerre des épices entre Portugais, Anglais et Hollandais. Ces derniers établirent leur monopole sur le commerce de la muscade en brûlant tous les muscadiers existants à l’exception d’un petit nombre soigneusement gardé. A la fin du XVIIIe siècle, les Anglais parvinrent à en établir des plantations en Malaisie, à Sumatra et aux Indes. Le fruit du muscadier est une grosse boule orangée qui s’entrouvre pour laisser voir le macis, un réseau charnu[3] rouge vermillon entourant une graine brune, la noix muscade. Nettement moins connu que celle-ci, le macis, vendu sous forme de filaments jaune-orangé, est pourtant beaucoup plus fin.
Le chemin qui mène au parc naturel traverse une plantation de teck, beaux arbres élevés aux grandes feuilles coriaces, dont le bois rougeâtre est apprécié pour sa résistance à l’eau et aux intempéries : on en fait des bateaux et du mobilier d’extérieur. Un peu plus loin, nous apercevons plusieurs jacquiers qui portent, directement sur leur tronc, d’énormes fruits allongés pendant lourdement. Le « jacque » pèse facilement plus de dix kilos et mesure parfois près d’un mètre de long. À l’intérieur, s’alignent sur un trognon central une cinquantaine de grosses poches jaune pâle renfermant chacune une graine. La pulpe, à la fois caoutchouteuse et fibreuse, répand une odeur pénétrante aux relents de rose et de soufre, à la fois suaves et nauséabonds. Les poches se dégustent telles quelles et l’on mange à part les graines, cuites comme les châtaignes. La pulpe du jacque, fraîche, frite dans de l’huile de coprah ou bouillie en gelée translucide dans du lait de coco, se vend à tous les coins de rues des villes indiennes. On la prépare aussi en curries, à la place de la viande dont elle a un peu la texture. Les végétariens, nombreux en Inde, en raffolent.
Nous décidons d’aller passer quelques jours dans le parc national. Nous dormons dans une tour de guet, totalement isolés dans la forêt, quelque peu inquiets en entendant le soir le bruit des singes hurleurs, émerveillés lorsque, la nuit, un troupeau d’éléphant passe en plein clair de lune au pied de notre refuge, pas rassurés du tout quand le tigre feule non loin… Dans la journée, nous explorons les alentours, rencontrant partout de phénoménales crottes d’éléphant et, marquées dans la boue, les empreintes d’un énorme chat qui nous prouvent que nous n’avons pas rêvé.
Après cet intermède de calme et de nature, il nous faut retourner à l’exubérance de la civilisation indienne. Malgré l’agitation fébrile et la promiscuité constante qui y règnent, je ne peux me lasser de parcourir ces villes fascinantes. Nous continuerons pendant près de deux mois à explorer le sud de la péninsule, domaine des éléphants et du santal, du riz et des cocotiers. Un pays qui pénètre en nous par les cinq sens pour y rester gravé.
[1] Un lieu de retraite où des fidèles vivent autour d’un maître spirituel.
[2] Torréfier des graines consiste à les faire griller jusqu’à ce qu’elles commencent à carboniser.
[3] Pour les botanistes, il s’agit d’un « arille ».