De Goa, le train s’élève lentement à travers la chaînes des Ghâts[1] jusqu’au rebord du plateau du Deccan. Notre destination est Bangalore, capitale de l’état du Karnataka. La visite des spacieux jardins de Lal Bagh est à la fois instructive et agréable. Un botaniste nous guide et nous donne toutes les explications que nous souhaitons sur les espèces autochtones ou introduites. Mon plus fort souvenir reste celui d’un éléphantesque banyan au tronc démesuré, dont les frondaisons doivent couvrir plusieurs centaines de mètres carrés[2]. Des racines adventives[3] tombent en cascade des branches innombrables et s’enracinent dans le sol. Le Ficus benghalensis est un cousin du figuier méditerranéen, mais en dépit de sa taille gigantesque, ses figues sont minuscules et quasiment immangeables… Dommage !
Un arbre très proche, le bo tree, Ficus religiosa, est l’arbre sacré des bouddhistes car c’est en méditant à son ombre que le prince Gautama parvint à la réalisation suprême et devint le Bouddha, l’Illuminé. Je le trouve très élégant avec son feuillage dense et luisant dont chaque limbe[4] se termine par un long appendice qui permet à l’eau, si abondante dans ses forêts d’origine, de s’écouler.
D’autres figuiers plus inquiétants portent le nom global de « figuiers étrangleurs ». Apportée par un oiseau qui s’est délecté de son fruit à la pulpe visqueuse, une graine vient se fixer sur une branche, loin au-dessus du sol. Grâce à l’eau des pluies et des nutriments impalpables apportés par le vent, un petit figuier s’y développe. Il laisse descendre ses racines jusqu’au sol et une fois établi commence à grandir. Ses racines s’épaississent et deviennent pareilles à des troncs. Les branches du figuier déploient leurs feuilles au-dessus de l’hôte. Avec une patience impitoyable, il entoure progressivement l’arbre qui l’a porté jusqu’à finalement l’étouffer : souvent, ce dernier meurt alors par manque de lumière et se décompose, laissant au centre du figuier, catafalque vivant, une grande cavité.
C’est à Bangalore aussi que nous faisons connaissance avec la cuisine de l’Inde du sud. Les Dravidiens[5]basent leur alimentation sur le riz, accompagné de sambar, une sauce de légumineuses longuement cuites avec des légumes, et de rasam, une sorte de soupe épicée. Les plats les plus typiques sont les idlis et les dosas. La préparation qui leur sert de base est la même, seule la cuisson diffère. Du riz et des haricots mungo[6] noirs, sont mis à tremper séparément pendant une nuit. Le lendemain, ils sont écrasés avec de l’eau pour obtenir un mélange de la consistance d’une pâte à crêpe qui, à la température ambiante, ne tarde pas à fermenter. Pour préparer les idlis, on verse la pâte dans de petits moules spéciaux et l’on fait cuire à la vapeur. Les dosas par contre sont de larges crêpes croustillantes poêlées dans un peu d’huile. On les farcit souvent de noix de coco râpée ou d’oignons revenus. La fermentation qu’a subie la pâte en fait des aliments particulièrement digestes.
En ce qui concerne les épices, la poudre de curry que les Occidentaux ajoutent pour donner une touche indienne est paradoxalement inconnue ici. Un cuisinier digne de ce nom n’emploiera jamais un mélange tout prêt qui d’ailleurs s’éventerait rapidement : il moud lui-même les épices fraîches, après les avoir légèrement grillées à la poêle, mêlant poivre noir, grains de coriandre, fénugrec, cardamome, badiane, cannelle et cumin – à ne pas confondre avec le carvi ! Seul le rhizome de curcuma, trop dur lorsqu’il est séché, est vendu en poudre. La plante connue sous le nom de curryleaf (feuille de curry) n’a rien à voir avec le condiment en question. Il s’agit d’une cousine de l’orange dont les feuilles aromatiques sont employées par elles-mêmes, fraîches ou séchées, comme épice.
Une grande pièce sombre, étroite et allongée, deux ou trois ventilateurs brassant nonchalamment l’air épais, quelques tables de métal et au fond, la cuisine : les restaurants du sud de l’Inde sont d’une simplicité ascétique. On vient ici pour manger, non pas pour traîner – et il arrive qu’on vous le fasse bien comprendre si quelqu’un attend son tour pour s’asseoir. Idlis et dosas défilent, mais le plat le plus populaire et le moins cher est le thali, un repas substantiel composé de riz, de légumes très (trop…) cuits et de sauces très (trop…) pimentées. On le sert dans des plateaux de métal ou, comble de l’exotisme, sur de larges morceaux de feuilles de bananier – c’est bien meilleur ainsi ! Le tout se mange avec les mains, plus précisément avec la main droite, la gauche étant réservée à des usages impurs…
De Bangalore, Mysore n’est pas très loin. Ce sera notre prochaine étape. Surtout connue pour le fabuleux palais de ses maharadjahs qui régnaient encore sur la région au temps de la domination britannique, la ville est également la capitale de l’encens et du bois de santal. Son incomparable parfum se fait sentir autour de la distillerie gouvernementale.
À Mysore se tient quotidiennement l’un des plus grands marchés de l’Inde, délire de couleurs, d’odeurs et de saveurs. Il y aurait de quoi passer des jours entiers à errer parmi les stands où s’amoncellent, chacun dans son quartier, légumes, fruits, fleurs, épices et objets étranges dont la fonction nous échappe généralement. Le spectacle commence sur la vaste place bordant les bâtiments de pierre du marché, où la foule se presse autour de quelques vendeuses d’oranges et de bananes, trop pauvres pour payer leur place à l’intérieur. C’est une marée humaine qui nous porte vers l’entrée où le flot se trouve brisé par une série de chicanes formées de piliers de pierre destinées à contenir hors de l’enceinte les vaches sacrées.
Les allées semi-couvertes sont bordées de montagnes de fruits. On y voit aussi bien des pommes et des raisins, un peu surprenants sous ces climats, que des oranges ou des ananas. Mais ce qui retient particulièrement notre attention, ce sont ces fruits tropicaux gorgés de soleil qui n’ont pas encore tous atteint les marchés d’occident : anones crémeuses et parfumées, tchikou à la chair fondante, goyaves aux arômes de fraise qui embaument l’air, papayes à la chair d’un orange éclatant, mon petit déjeuner quotidien… Étonnamment, tous ces fruits, l’ananas compris, sont originaire d’Amérique. Mais la reine des fruits tropicaux est un pur produit de l’Inde : c’est la mangue fondante et savoureuse, dont on connaît ici autant de variétés qu’il en existe de pommes en Europe.
Généralement moins colorés, les étals de légumes sont pourtant des plus exotiques. C’est dans leurs formes singulières que la nature a donné libre cours à toute son imagination. Les Cucurbitacées[7] sont en bonne place avec la courge serpent, atteignant souvent 1,50 mètre de long, la courge anguleuse qui peut servir d’éponge lorsqu’elle est mûre, la courge amère couverte de grosses verrues ou la courge cendrée à l’écorce saupoudrée d’une cire grisâtre. Les noms évocateurs sont fréquents : « baguette de tambour » (drumstick) pour un légume-fruit mince et allongé à saveur de moutarde, « doigts de dame » (lady’s fingers) pour les gombos[8] fins et délicats. Au milieu, carottes et choux-raves, tomates et aubergines, trop habituels, semblent presque incongrus. C’est pourtant en Inde que sont nées les aubergines. On en trouve d’ailleurs sur le marché des variétés de tailles, de formes et de couleurs dont nous n’avons chez nous aucune idée.
– « Want to buy beautiful flowers for your girlfriend ?[9] ».
L’atmosphère de la section des fleurs est emplie de la suave odeur du jasmin et du basilic sacré dont les guirlandes vont décorer les offrandes religieuses et les cheveux des femmes – quelques bouffées de parfum dans les relents pestilentiels des villes indiennes. L’encens est aussi là dans ce but.
Les légumes et les fruits sont cultivés à grand renfort d’engrais et de pesticides : c’est le progrès ! Les délicieuses sweets (bonbons et pâtisseries) ont des couleurs bien trop vives pour être honnêtes. Quant aux boissons vendues dans la rue, on ne peut en tout cas les taxer d’hypocrisie : artificially colored and flavored (couleurs et arômes artificiels) en grosses lettres sur chaque bouteille est l’argument de vente numéro un ! Voilà qui nous pose un sérieux problème, exacerbé par la chaleur, car il n’est pas question d’ingurgiter ces breuvages trop sucrés pour nous désaltérer. C’est la nature qui viendra à notre secours, sous la forme du fruit béni des tropiques, la noix de coco. Lorsqu’elles sont encore vertes, elles sont remplies d’une eau rafraîchissante, parfois plus d’un litre, et très important, bactériologiquement pure.
– « One coconut please ![10] ».
L’homme choisit au sommet de la pile un fruit volumineux, le place au creux de sa main puis, de quelques coups précis de sa machette le décalotte. Il enfonce une paille par l’ouverture et me tend la noix de coco. Un instant de plaisir suprême !
Mysore est la ville de l’encens. Nous profitons de notre séjour pour aller visiter une fabrique de ces bâtonnets parfumés que l’on aime à faire brûler pour créer une atmosphère paisible. L’encens est traditionnellement utilisé en Orient depuis des siècles pour purifier l’air, lutter contre la pestilence et favoriser une ambiance méditative propice au bien-être du corps et à l’élévation de l’âme.
Les éléments des encens traditionnels sont avant tout des végétaux comme le vétiver, la cannelle, le patchouli ou le bois de santal. Parmi les substances non végétales, on apprécie entre autres le musc, la civette, l’ambre gris et le miel. Chaque fabricant préparait jadis différentes compositions de ces substances odoriférantes dont la formule était un secret de famille jalousement gardé et transmis de père en fils. La création d’un encens est tout un art. C’est en brûlant qu’il doit manifester ses qualités : capacité à remplir rapidement une pièce, persistance et « effet sur l’âme ». Dans la plupart des cas, les mélanges nécessitent une période de maturation variant de quelques jours à plusieurs mois avant utilisation. Les ingrédients de base, réduits en poudre, sont mélangés à un adhésif, le jiggit, issu en particulier de l’écorce d’un cannelier du sud de l’Inde. De minces bâtonnets de bambous, taillés par des artisans spécialisés, sont alors enrobés de la préparation. Ce type d’encens, resté tel quel depuis des milliers d’années, est connu en Inde sous le nom de masala bathi, bâtonnet épicé.
Mais dans les années 1980, une véritable révolution a remis en question cette tradition. Les ingrédients naturels employés autrefois ont été abandonnés au profit des produits de synthèse, bien meilleur marché mais non dénués de toxicité. Parmi les masala bathi, seul subsiste encore couramment l’encens de bois de santal. Et encore la bonne qualité est-elle difficile à trouver car la falsification n’est pas rare : bien souvent, les résidus de distillation remplacent le santal et le bâtonnet, qui autrement serait inodore, est simplement trempé dans une essence synthétique…
Le coup fatal porté aux encens de l’Inde vient de la chimie qui de même a détruit l’industrie des parfums floraux du sud de la France. Les produits de synthèse, essentiellement dérivés du pétrole, sont incomparablement moins chers que les ingrédients naturels, de plus en plus difficiles à trouver en raison de la disparition rapide des forêts et, partant, de celle de nombreuses espèces végétales et animales. Cette évolution est d’autant plus regrettable que, inhalés régulièrement, les encens synthétiques sont plus ou moins toxiques. D’ailleurs en Inde, les véritables connaisseurs les évitent.
[1] Le nom signifie en français : les escaliers.
[2] Le plus grand connu s’étend sur plus de deux hectares !
[3] C’est-à-dire qui poussent ailleurs que là où on les attend, par exemple sur une tige, un tronc, une branche.
[4] La partie aplatie de la feuille, que porte le pétiole.
[5] Les habitants du sud de l’Inde.
[6] Légumineuse proche du « soja vert » qui donne les germes de soja vietnamiens.
[7] Plantes de la famille des courges, du concombre, du melon, de la pastèque et de la coloquinte.
[8] Des légumes-fruits de la famille de la mauve, semblables à des haricots mais de texture gluante lorsqu’on les cuit.
[9] Voulez-vous acheter de belles fleurs pour votre amie ?
[10] Une noix de coco, s’il vous plaît !