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En ce mois de mai 1988, l’île du minotaure explose de verdure printanière. Le vieil autocar brinquebalant de Kastelli, à l’ouest de la Canée, vient de nous déposer au bord de la route, au milieu de nulle part. Avec Françoise, j’emmène un groupe de dix personnes à la découverte des plantes des Crétois.

Le chemin traverse des oliveraies fleuries d’innombrables annuelles colorées dont les coquelicots aux pétales d’un rouge plus sombre qu’en France ne sont pas les moins spectaculaires. D’harmonieuses corolles aux teintes brique éclairent discrètement une plante basse qui borde le chemin. Il s’agit manifestement d’une Papilionacée, une cousine du trèfle et du pois, avec ses feuilles divisées en trois folioles et ses corolles typiques à l’étendard[1] fièrement dressé. Mais son fruit surtout est curieux, une gousse allongée munie dans sa longueur de quatre ailes saillantes qui ont donné son nom à la plante, le tétragonolobe[2]. Ces gousses se consommaient jadis à la façon des haricots, mais cet intéressant légume, remarquablement tolérant à la sécheresse, a été depuis longtemps oublié. Il pousse toujours ici à l’état sauvage.

Les champs sont des tableaux vivants où le jaune dominant des chrysanthèmes, le vert tendre des graminées, argenté des oliviers et sombre des cyprès, se marient aux autres couleurs du spectre. Bleu foncé, ce sont les lupins, aisément reconnaissables à leurs feuilles palmées[3]. Ces taches incroyablement intenses d’un azur céleste sont les fleurs, régulières comme des roues à cinq rayons, des buglosses d’Italie. Les capitules rose pâle des galactites[4], chardons aux feuilles tachées de lait, ajoutent à ce paysage la note irréelle de leur transparence en contre-jour. Tandis que les glaïeuls aux longues feuilles en sabre illuminent les prés des petites flammes de leurs fleurs d’un rose vif et ardent. Peu de manifestations de la nature sont plus émouvantes que le spectacle bucolique de la végétation crétoise au printemps.

Les montagnes que nous traversons ensuite pendant plusieurs jours nous semblent d’autant plus austères. Les plantes piquantes y dominent, telle la pimprenelle épineuse dont les tiges se terminent chacune par deux petits dards ligneux qui infligent aux mollets de cuisantes piqûres. Ses feuilles sont réduites à leur plus simple expression pour éviter à la plante une transpiration excessive. D’autres buissons, malgré leur rigidité rébarbative, ne manquent pas d’intérêt pour les sens. Ainsi du thym capité dont les innombrables « têtes » d’un rose pétillant auxquelles il doit son nom donnent vie à la phrygana[5] en avril et en mai. L’odeur de ses minuscules feuilles, verrues grisâtres sur les rameaux rigides, monte vite à la tête et l’huile essentielle extraite par distillation est la plus fortement antiseptique de toutes. Ma gourmandise apprécie encore davantage le Phlomis fruticosa, un arbrisseau aux feuilles de sauge inodores. Ses grandes fleurs jaunes, réunies en couronnes altières au sommet des longs rameaux dressés renferment un abondant nectar, délice digne de Zeus qui vécut non loin de là sur le Mont Ida. Afin de goûter ces plaisirs mythologiques, il suffit d’extirper délicatement chaque corolle de son calice et d’aspirer, les yeux fermés, la gouttelette sucrée contenue chaque tube.

Les châtaigniers séculaires commencent tout juste à mettre leurs feuilles. Ici, en altitude, la végétation sort à peine de l’hiver quand dans les plaines et les vallées c’est déjà presque l’été : la Crète est une terre de contrastes… Sous les platanes d’Orient aux troncs énormes bordant les ruisseaux, nous pouvons jouir de la floraison virginale des cyclamens. Leurs larges feuilles anguleuses d’un vert marbré de blanc sortent directement du sol, entremêlées de curieuses corolles aux pétales renversés à la façon d’une coiffure tirée en chignon.

Malgré la beauté aride des paysages, la descente jusqu’au littoral nous paraît interminable. Les arbres se font rares et nous tirons la langue sous le soleil. Heureusement, le monastère isolé de Chryssoskalitissa[6], nous apparaît au détour du chemin. Les deux moines qui y vivent encore nous réconfortent avec force raki, du marc de raisin titrant plus de 50°, et des gâteaux maison. La fatigue s’évapore, nos langues se délient et nous conversons dans un grec presque volubile où, cependant, les gestes plus souvent que les mots expriment le fond de notre pensée.

C’est sur les murs badigeonnés de chaux blanche de ce monastère que, lors de ma première exploration avec Françoise l’année précédente, m’a été donné l’occasion de rencontrer le câprier. Un ample spécimen jaillit comme une source végétale du creux d’un trou entre deux pierres, épandant en tous sens ses longues tiges flexibles couvertes de griffes de chat acérées et de feuilles rondes. Épaisses et charnues, ces dernières sont parfois confites au vinaigre ou au sel à l’instar des gros boutons floraux qui fournissent les câpres. D’innombrables étamines filiformes fusent du centre de leurs immenses fleurs blanches et roses en autant de feux d’artifice miniatures. Après la floraison apparaissent de curieux fruits semblables à des cornichons portés par un long pédoncule. On les conserve dans le vinaigre au Moyen-Orient pour servir de condiment. La saveurmarquée de cette plante des rocailles m’incite à grignoter au passage un fragment de feuille ou un bouton pour le plaisir de son piquant de moutarde.

Elaphonissi, au sud du monastère, est un lieu désolé où seules quelques biques efflanquées viennent rappeler que l’homme doit absolument exploiter à son profit les moindres recoins de la planète. Les chèvres sont parfaites pour cela : elles transforment en viande et en lait la feuille la plus coriace, la tige la plus épineuse, le plus petit morceau de végétal qui se présente – j’en ai même vu brouter des sacs en plastique… Le seul problème est qu’avec elles rien ne repousse, la végétation s’appauvrit jusqu’à engendrer un véritable désert soumis aux forces de l’érosion, de la pluie et du vent qui décaperont la mince couche du sol pour ne laisser que la roche-mère stérile. Le processus qui avait mis des siècles à fabriquer un humus capable d’entretenir toutes sortes de plantes peut se trouver anéanti au cours d’un seul orage. Sachant cela, il est difficile de s’attendrir du spectacle d’une de ces mignonnes biquettes grimpée dans un arbre pour de mastiquer consciencieusement chaque rameau qu’elle peut happer… Les buissons de chêne kermès sculptés par la dent fantaisiste des caprins affamés confèrent un caractère surréaliste aux paysages crétois. L’appréciation esthétique se double de consternation devant l’agression permanente dont sont victimes ces végétaux impitoyablement brimés. Dire qu’ils pourraient devenir de beaux arbres de plus de dix mètres… Outre les chèvres, les moutons dont les troupeaux sont généralement plus importants ont une action tout aussi destructrice sur la nature, surtout lorsque leur nombre excessif est cause de surpâturage répété.

Nous connaissons heureusement un lieu en bord de mer qui a miraculeusement échappé à la panse des animaux. Sur le sable et les rochers s’enracinent des arbres uniques au monde : les plus gros exemplaires existants du genévrier à gros fruits, une espèce littorale très proche du cade méridional. Comme ce dernier, il possède des feuilles en aiguilles acérées, d’un vert clair strié de deux bandes blanchâtres sur la face supérieure[7] et des cônes charnus[8] brun rougeâtre dont j’aime sucer la pulpe aromatique et sucrée. Mais alors que le cade reste un arbuste, le genévrier à gros fruits devient un arbre véritable. Son tronc tortueux de plus de quarante centimètres de diamètre, couché à la base, se redresse pour porter des branches étalées en un « parasol » de plusieurs dizaines de mètres carrés. Ses cônes sphériques de deux centimètres sont bien plus volumineux que ceux des autres espèces. À Elaphonissi, cette espèce exceptionnelle s’expand en une véritable forêt entrecoupée de nids de sable douillets où étendre nos sacs de couchage.

Quel enchantement de passer quelques jours en ce lieu merveilleux à nager dans la mer limpide, à explorer notre territoire, à découvrir de nouvelles plantes et en cueillir pour nos repas, à échanger longuement autour du feu sous le ciel étoilé ! Si ce n’est que notre seule ressource en eau est un puits peu profond à l’eau pour le moins saumâtre, parfaite pour la cuisine mais franchement désagréable à boire… Et de toute façon il nous faut continuer si nous voulons aller au bout de notre périple à travers l’ouest de la Crète.


[1] La fleur des Papilionacées se compose  d’un large pétale supérieur, l’étendard, de deux pétales latéraux, les ailes, et de deux pétales inférieurs soudés en une carène.

[2] En grec ancien : « fruit à quatre angles ».

[3] Elles sont composées de folioles allongées partant toutes du même point.

[4] Du grec gala, lait.

[5] Ainsi se nomme cette formation végétale des lieux arides en Méditerranée orientale, équivalent de la garrigue plus à l’ouest.

[6] L’« escalier d’or », en grec.

[7] Ce qui le différencie facilement du genévrier commun qui, lui, n’en a qu’une seule.

[8] Les « baies » de genièvre sont en fait des cônes, comme les pommes de pin, mais dont les écailles sont charnues et soudées entre elles.

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