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Los Angeles est censé être le terminus provisoire du voyage car c’est là, à un jour près, que se périme mon billet. Mais les stations des bus Greyhound sont situées downtown et le centre des villes américaines est généralement d’un sordide absolu, sale, décrépit, triste et dangereux. Celui de Los Angeles est peut-être le pire de tous. L’arrivée dans la ville est d’une longueur inimaginable. Quelque cent kilomètres de banlieues identiques à en mourir étouffent un centre ville déprimant à souhait. Rester ici ? Quelle horreur ! Je saute dans le premier bus pour San Francisco. Mais à Santa Barbara, la splendeur de l’Océan Pacifique m’incite à m’arrêter.

Un peu au hasard, mes pas se dirigent vers le centre ville qui se trouve, lui, totalement différent de tous ceux que j’ai pu traverser. Pas de grands immeubles mais des maisons résidentielles, des commerces coquets, des bâtiments administratifs presque attrayants, dans un style architectural qui se veut espagnol colonial et réussit assez bien à faire illusion. 

En plein centre est situé un joli parc, Alameda Park, ombragé de palmiers et planté d’essences variées. De gros buissons de géraniums odorants poussent négligemment ça et là. Quel plaisir de me gaver du parfum pénétrant que dégagent au froissement leurs feuilles drues ! Certains géraniums sentent la rose, d’autres le citron, quelques-uns la menthe ou la cannelle : la diversité de leurs senteurs est inouïe. Je suis émerveillé par la douceur du climat qui permet à ces plantes d’intérieur chez nous de prospérer ici en pleine terre. Sous les palmiers des Canaries, le sol est jonché de petites dattes jaunes à la pulpe mince mais sucrée : voici mon repas de ce soir, puisque je n’ai plus rien à manger dans mon sac. De tendres pousses de laiteron, semblables à des pissenlits sur tige, et les feuilles « de trèfle » des oxalis acidulés qui pullulent dans les plates-bandes, viennent compléter ces agapes. Encore une fois, le plaisir intense de ma relation avec les plantes accompagne la satisfaction de mon appétit. Ce qui ne résout pas une question pressante : où vais-je dormir cette nuit ?

Un jeune homme m’observe, l’air étonné. Tout en mastiquant ma provende, je lui souris. Il s’approche et me demande, presque timidement, ce que je suis en train de faire. Je lui explique que je prends là mon repas, composé de plantes sauvages par nécessité, mais surtout par plaisir. Je lui propose de goûter quelques herbes. Peut-être n’est-il pas totalement conquis par ces saveurs nouvelles mais en tout cas mon histoire l’intéresse et il ne tarde pas à m’offrir l’hospitalité.

Lorsqu’ils apprennent mon projet d’écrire un livre sur les plantes sauvages comestibles, Jamie et sa femme Cheryl me proposent de rester chez eux quelques temps. La bibliothèque municipale est tout près et regorge certainement d’informations. Pendant plus de deux semaines, mes journées se passent fort studieusement dans la confortable salle de lecture, à étudier les ouvrages traitant de mon sujet favori. Il en existe plusieurs, à commencer par les livres d’Euell Gibbons, le pape américain des plantes sauvages dans les années soixante. Cet ancien journaliste avait acquis la célébrité en explorant les utilisations alimentaires des végétaux de l’est des États-Unis. Vient ensuite Bradford Angier, adepte de la vie dans la nature, qui manifestement connaît son sujet. Le plus utile dans l’immédiat sera Wild edible plants of the West de Donald Kirk, qui décrit dans le détail plusieurs centaines d’espèces de plantes de l’Ouest américain avec leurs utilisations et me donne l’occasion de prendre des montagnes de notes.

La vie est plaisante dans cette ville estudiantine à taille humaine. L’architecture est harmonieuse, le climat est doux, l’ambiance décontractée. Il est à la fois agréable et instructif de marcher le long des larges rues bordées d’arbres originaires de tous les coins du monde, souvent distingués d’une plaquette indiquant leur nom, leur origine et parfois leurs usages. Santa Barbara est un véritable jardin botanique et j’y découvre un nombre incalculable de plantes nouvelles aux vertus méconnues, tel ce palmito, un palmier aux feuilles en éventail, originaire d’Amérique centrale, qui produit une multitude de fruits sphériques de la taille d’une balle de ping-pong, véritables noix de coco miniatures : il faut briser délicatement leur coque dure pour libérer une amande grasse et savoureuse qui vient compléter mon ordinaire.

Un soir, un homme m’attend chez mes amis. Il me tend la main et m’adresse la parole en français. Arrivé en Californie voici près de vingt ans, Jacques vit à Summerland, le pays de l’été, tout près d’ici, et m’invite chez lui. Sitôt dit nous voilà embarqués dans sa vieille Ford rouge. Sa maison est bâtie sur une colline face à la mer. Il y vit seul mais reçoit chaque soir une amie différente : il a décidé de ne pas s’ennuyer dans la vie. Et plusieurs fois par semaine ont lieu chez lui d’exubérantes parties où le vin californien coule à flot.

Mon habitude de me nourrir de plantes sauvages suscite son enthousiasme et je deviens vite le maître-queux attitré de ses soirées. Nous partons souvent ensemble à la récolte dans les collines avoisinantes, couvertes d’une verdure luxuriante où les espèces méditerranéennes se mêlent aux végétaux du cru. Le fenouil abonde et nous pouvons nous montrer très sélectifs en n’en cueillant que les tendres pousses frisées, vert tendre, juteuses et anisées, laissant de côté les feuilles développées aux découpes filiformes. La moutarde noire compose de superbes champs de fleurs jaunes[1] que nous cueillons en quantité après avoir fait provision de ses larges feuilles vertes extrêmement riches (dixit Euell Gibbons) en protéines complètes et en provitamine A. Nous apprécions particulièrement les inflorescences de moutarde qui sont à la fois jolies et savoureuses : j’en prépare une sauce piquante et florale qui relève magnifiquement le riz ou le millet, un peu fades par eux-mêmes.

Quant à la mauve, elle atteint dans ce sol profond et riche en azote une taille remarquable : ses feuilles toutes rondes portées par de longs pétioles sont grandes comme des soucoupes, voire des assiettes à dessert. Elles sont extrêmement tendres et leur mucilage donne du corps aux soupes et aux légumes. Les grandes fleurs portent élégamment cinq pétales rose-violacé, parcourus de rayures rougeâtres qui servent de guide aux insectes pour les diriger vers les nectaires[2] situés à leur base. Ainsi, abeilles et bourdons se chargent de l’abondant pollen dispensé par les nombreuses étamines réunies en une colonne que traverse le style, la partie supérieure du pistil[3]. Cette structure est caractéristique de la famille des Malvacées et se retrouve chez la guimauve, les lavatères, les hibiscus et d’autres plantes ornementales courantes. On prépare souvent des tisanes pectorales avec les fleurs de mauve mais elles sont également comestibles et décorent somptueusement les plats.

Les capucines aux interminables tiges rampantes dégoulinent sur les pentes qu’elles enflamment de leurs grandes fleurs orange munis de longs éperons remplis d’un nectar intensément sucré. Leur nom botanique, Tropaeolum provient du mot grec signifiant « trophée », c’est-à-dire les armes de l’ennemi vaincu, suspendues en signe de victoire. Les feuilles rondes de la capucine ont la forme de boucliers et ses fleurs de casques. Nous apprécions leur piquant de cresson qui relève les salades embellies par ses pétales colorés. En dénichant les orties locales[4], ma surprise est grande : je me trouve confronté à de véritables géantes de plus de trois mètres avec des tiges plus grosses que le pouce et des poils urticants proprement effrayants… Heureusement quelques pousses sont assez près du sol pour pouvoir être délicatement cueillies.

Le figuier de Barbarie n’est pas un figuier mais un cactus et il ne vient pas de « Barbarie », l’Afrique du Nord, mais d’Amérique centrale. Depuis ses régions d’origine, il a envahi en moins de quatre siècles, toutes les régions du globe à climat méditerranéen dont la Californie. Ses tiges aplaties, recouvertes d’épines acérées, portent de gros fruits allongés protégés par une cuticule épaisse et des touffes de poils barbelés minuscules qui rendent leur maniement dangereux. Nous les cueillons en les coinçant dans l’extrémité d’un bâton fendue en trois puis en les faisant tomber dans un sac en papier épais. Il ne reste plus qu’à les laver sous un jet d’eau puissant pour pouvoir en déguster sans ennui la pulpe colorée et sucrée.

Ma cuisine sauvage rencontre vite un grand succès. Les soufflés de moutarde, les salades fleuries de capucines parfumées au fenouil, les crêpes farcies aux orties, les soupes fluorescentes à base de feuilles de mauve crues et les gelées acidulées de fruits de cactus, d’un violet vif, me rendent célèbre dans notre cercle qui ne cesse de s’élargir. De nombreuses personnes me proposent de venir organiser chez elles des wild feasts (fêtes sauvages) que j’improvise en fonction de mes cueillettes et des ingrédients de leur cuisine. On ne pourrait rêver meilleure école ni moyen plus efficace de se faire des amis !

Mais la fête a ses limites. Quelque chose me manque, il n’y a pas de doute. Aussi lorsqu’un jour Jacques me propose une excursion aux sources chaudes de Big Caliente, de l’autre côté de la montagne, une idée me vient immédiatement à l’esprit. D’autant plus qu’au mois de mai, Santa Barbara se trouve fréquemment prise dans une nappe de brouillard venant de la mer qui peut stagner plus de trois semaines. La perspective d’y croupir n’a rien d’enchantant. Nous partons donc avec deux amies dans la voiture de Jacques. La route monte en lacets serrés, offrant des vues superbes sur l’Océan et au loin les îles du Channel. Puis franchissant la crête, elle plonge dans un monde de vallées sauvages. Les pentes sont couvertes d’une forme de végétation basse, le chaparral, équivalent du maquis méditerranéen. Le scrub oak, un chêne nain à feuilles épineuses, se montre dominant. Il s’accompagne du chamise, un cousin des rosiers dont les inflorescences prennent une couleur de rouille, et de nombreuses espèces de manzanitas, arbrisseaux aux feuilles coriaces qui portent des fleurs en clochettes et donnent des fruits acidulés. J’aime caresser leurs branches rougeâtres parfaitement lisses, sensuelles comme les bras d’une femme. Les replats, là où la terre est profonde, sont boisés de chênes magnifiques tandis que les platanes occidentaux au feuillage d’encens bordent les eaux limpides des rivières qui coulent dans un paysage paradisiaque.

Nous nous garons tout au bout de la piste. À quelque deux cents mètres, un bassin fume paisiblement, voici les sources chaudes. Je touche l’eau de la main : fantastique, elle est presque brûlante ! Nous nous déshabillons et entrons lentement dans ce bain naturel. Une sensation de plaisir intense, de bien-être total, nous envahit, bercés par les chants du ruisseau et des oiseaux. Même l’odeur de soufre que certains pourraient trouver désagréable flatte mes narines. Lorsque la chaleur est trop forte, nous sortons et allons nous étendre sur l’herbe au soleil, puis revenons nous baigner. Et ainsi de suite jusqu’à ce que l’envie nous ait quittés. Quelle merveille de pouvoir vivre ainsi !

Mais le soleil décline, il est l’heure de songer au retour. C’est alors que j’annonce : 

– « Je ne vais pas rentrer avec vous. J’ai trop envie de rester seul dans la nature. Je vais me balader pendant quelques jours dans la montagne. »

Les filles ouvrent de grands yeux, l’air de ne pas comprendre. Jacques, visiblement ému, me dit doucement :

– « Tu sais, ça ne m’étonne pas. Je me demandais juste quand tu allais le faire. Mais as-tu des provisions, as-tu une carte ?

– Je me suis procuré une carte auprès du service forestier. Pour les provisions par contre, j’accepte volontiers les restes du déjeuner. »

Grandes embrassades et les voilà partis. La pointe d’angoisse au plexus est vite balayée par l’immense sensation de liberté qui envahit mon être. Enfin seul, dans la nature ! Me voici là où j’ai toujours rêvé d’être, chez moi.


[1] L’épithète « noire » se rapporte en fait à la couleur sombre des graines de cette espèce, par opposition à la moutarde blanche, dont les graines sont claires.

[2] Organes sécrétant du nectar.

[3] Organe femelle de la fleur, composé de l’ovaire, du style et du stigmate.

[4] Une espèce particulière à l’Ouest américain, Urtica holosericea.

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