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Les sources chaudes sont nombreuses dans la région de Santa Barbara et le deuxième soir, j’arrive à Little Caliente. Comme l’indique leur nom anglo-espagnol, celles-ci sont petites, mais torrides. Je suis seul dans la forêt. Passer une partie de la nuit dans le bassin creusé en contrebas de la source à contempler les étoiles emporté par la magie du lieu me comble d’allégresse ! Endroits spéciaux dans la tradition indienne, les sources chaudes, tout comme le sweat lodge, sont à la jonction des quatre éléments fondamentaux – la terre sur laquelle je suis assis, l’eau qui baigne mon corps, le feu souterrain qui l’a chauffée et l’air mêlé de vapeur qui emplit mes poumons.

À mon lever, le soleil n’a pas encore franchi les crêtes et il fait frais. Les plantes sont couvertes de rosée. Je vais cueillir quelques branchettes d’un arbrisseau vert sombre aux fleurs violettes en forme de tube, la yerba santa, l’herbe sainte que les espagnols ont ainsi nommé pour ses vertus médicinales. Son infusion est efficace contre les problèmes pulmonaires. Quel plaisir de caresser ses longues feuilles dentées, laineuses, collantes au toucher, puis de sentir mes doigts imprégnés de leur parfum d’encens ! Elles possèdent aussi une particularité amusante : si l’on boit de l’eau après en avoir mâché une feuille, le liquide prend dans la bouche un délicieux goût sucré, étonnant et très agréable. Ma récolte comporte aussi un peu de sauge blanche, un gros buisson aux larges feuilles couvertes d’un fin duvet gris clair, qui dégagent au froissement une vigoureuse odeur balsamique. Elle servait aux Indiens à soigner les refroidissements. C’est un peu ma plante-fétiche : pendant longtemps quelques feuilles m’accompagneront, pour le bonheur de humer de temps à autre leur parfum.

Un peu d’eau chauffée sur les braises rougeoyantes, une poignée de feuilles, il n’en faut pas davantage pour préparer une tisane réconfortante. Le liquide résineux et naturellement édulcoré, coule dans ma gorge et me réchauffe. La veille au soir, j’ai préparé des chapatis, de petites galettes de farine et d’herbes diverses coupées en morceaux directement cuites sur la cendre chaude du foyer. Le matin, il suffit de grignoter deux ou trois de ces chapatis pour me sustenter, le reste devant durer toute la journée. Plus les jours passeront, plus la proportion de plantes augmentera par rapport à la farine, à mesure que se raréfieront mes provisions civilisées. 

Enfin, le soleil arrive et transforme l’atmosphère. Qu’il fait bon s’y prélasser en étirant tous ses membres ! Après une brève séance de yoga, c’est le départ, non sans avoir d’abord versé de l’eau sur le feu, puis dispersé les restes afin de ne pas laisser la moindre trace. Mon sac sur le dos, je salue avec gratitude ce « chez moi » que je quitte.

Dans la chaleur du jour, les grappes de minuscules fleurs bleues des Ceanothus en plein épanouissement, embaument le miel et le caramel. Leurs dentelles délicates embellissent de courts rameaux épineux. L’arbuste est connu sous le nom de wild lilac, lilas sauvage. Je marche sans hâte, sans but, m’arrêtant à chaque plante nouvelle. Aucune n’est banale. Je m’extasie sur sa beauté ou son arôme. Elle frémit sous la caresse de mes doigts et me parle d’elle. Que ce soit la vue, le toucher, l’odorat ou le goût, tous mes sens sont en éveil et captent avec émotions les messages des végétaux. Je les perçois comme de véritables êtres vivants avec lesquels une communication silencieuse s’établit et me comble de bien-être. Si cette relation semble irrationnelle, il reste indéniable que manger une plante est un acte important, un échange énergétique et cellulaire. Nous incorporons à notre organisme la force vitale du végétal en même temps que nous en digérons les éléments nutritifs. Il n’y a rien de très mystérieux là-dedans, même si tout n’est pas encore explicable. Au fond, la vie est simplicité.

Opération importante, je récolte des échantillons de plantes et les presse soigneusement entre deux feuilles de papier afin de les faire identifier plus tard. Ma cueillette concerne également les plantes nécessaires à mes repas de midi et du soir. Midi ? C’est très approximatif car sans montre, le temps qui règle les jours de l’homme civilisé n’existe pas. Entre le lever et le coucher du soleil, le temps se mesure à la hauteur de l’astre, aux changements progressifs et subtils de la lumière ou de la température, au chant des oiseaux, à l’apparition de certains animaux, à toute l’ambiance de la Terre et des Cieux.

En ce début de printemps, dans le sud de la Californie, la nature est à l’apogée de sa luxuriance et me rassasie d’émotions. Ici, il est possible de respirer pleinement, les impressions qui me pénètrent élargissent ma vie. Je ressens vivement qu’à force de vivre en ville, loin du contact avec la nature, l’Occidental moderne s’est progressivement atrophié en perdant l’usage de ses sens et en se coupant de la beauté d’un environnement harmonieux. Pourtant la solution se trouve là, tout près, dans cet équilibre entre les éléments qui fait tellement défaut à notre vie habituelle…

Je marche jour après jour, à travers un paysage changeant, entouré d’effluves capiteux sur lesquels mettre des noms est un jeu constamment renouvelé. C’est une symphonie d’odeurs qui varie presque à chaque pas, de même que se modifie, suivant les lieux, la température de l’air au contact de ma peau. En traversant les opulentes forêts de chênes, c’est une senteur d’humus, de champignons et de feuilles mortes qui, dans une fraîcheur bienvenue, emplit mes narines de sa solennité presque animale. La futaie finit par s’ouvrir sur d’amples prairies de graminées ponctuées de bosquets espacés. La chaleur lumineuse fait ressortir des bouffées herbeuses et sèches qu’une brise légère diffuse subtilement.

Alors que je gravis, couvert de sueur, les pentes rocailleuses émaillées de buissons épars, tout se fait plus intense sous l’effet du soleil. Dans le domaine du chaparral, comme dans le bassin méditerranéen, les plantes aromatiques abondent. D’une façon générale, la production d’essences chez certains végétaux semble favorisée par le milieu chaud et sec. Ici, le mélange très dense des parfums rappelle la Corse. J’y distingue celui de la sauge noire, Salvia mellifera de son nom latin, sauge mellifère car les abeilles sauvages se pressent pour butiner ses fleurs rosées. L’odeur du romero domine aussi. Son nom signifie « romarin » en espagnol car bien qu’il s’agisse d’une espèce différente de l’arbrisseau qui assaisonne nos grillades, l’arôme de ses feuilles en est étonnamment proche. Je l’utilise pour relever mes frugales préparations culinaires. L’aspect plumeux de ses jolies fleurs d’azur en longues grappes sur les rameaux lui a valu le surnom de blue curls, boucles bleues. D’autres cousines de la menthe, plus basses sur tige, telle la monardelle qui porte à la façon d’un chandelier ses bouquets de fleurs rosées, distillent leurs essences et contribuent à la fragrance harmonieuse et puissante de ces lieux où le végétal dispute farouchement au minéral une maigre place au soleil.

Dans les fonds des vallées, la fraîcheur de calmes rivières aux eaux transparentes me fait presque frissonner, même en pleine journée. L’air saturé d’humidité transporte les lourdes émanations de la menthe aquatique, aux relents de pétrole. Parmi l’herbe verte et grasse s’étendent ça et là de moelleux tapis de millefeuille qui embaument l’air de leur note camphrée lorsque j’en foule aux pieds le feuillage finement découpé. Plus loin, sous les platanes au tronc lumineux de blancheur, l’épaisse couche de feuilles qui craquent sous mes pas exhale un parfum troublant de santal, évocateur de fastes orientaux. 

En altitude, les pins dominent et leur odeur résineuse emplit l’air brûlant qu’un courant d’air incertain tente vainement de rafraîchir un peu. Je m’arrête pour mieux apprécier la chanson douce et puissante du vent dans leurs aiguilles. Certains de ces arbres sont de dignes représentants de ce pays de démesure  qu’est l’Amérique : les énormes cônes crochus du pin de Coulter peuvent peser plusieurs kilos, tandis que le tronc des pins ponderosa, couvert de larges plaques d’écorce rougeâtre, atteint un diamètre considérable et une taille proche des 100 mètres !

Les fleurs remarquables ne manquent pas. Plusieurs espèces de lupins bordent les chemins. Il est étonnant de rencontrer en pleine nature ces plantes cultivées dans tous les jardins d’Europe. Leurs qualités ornementales viennent autant de leurs feuilles divisées en minces segments partant tous du même point à la façon des rayons d’une roue, que de leurs fleurs roses, blanches, bleues ou jaunes, réunies en chandelles massives au sommet des tiges. Les prairies sont parsemées de taches rouge vif qui surprennent l’œil par leur éclat : ce sont les inflorescences écarlates des indian paintbrushes (pinceaux indiens), que de petites bractées violemment colorées, mêlées aux fleurs insignifiantes, font ressembler aux brosses d’un peintre. Sur les terrains secs et caillouteux des pentes se détachent ça et là les groupes imposants des penstemons aux grandes fleurs parme, proches par l’aspect de celles des gueules-de-loup, leurs cousines. Leur port majestueux et leur magnifique floraison les font cultiver fréquemment comme ornementales. Pourtant de la même famille que les deux précédentes (les Scrofulariacées), la mimule se plaît dans un habitat totalement opposé, les pieds dans l’eau des suintements et des ruisseaux. On la nomme localement monkey flower, fleur singe, à cause de ses grandes fleurs jaunes évasées, sur lesquelles des taches pourpres forment avec un peu d’imagination le contour d’un visage simiesque. Je la croise occasionnellement et ses larges feuilles vert clair, tendres et gaufrées, savoureuses,  entrent alors dans la composition de mes salades.

Certaines plantes poussent si densément qu’elles forment par endroits d’immenses taches de couleur visibles à plusieurs kilomètres. C’est le cas de l’owl clover, trèfle de chouette[1], une plante plutôt discrète en soi, basse et grisâtre, mais qui prend dans ces paysages arides une ampleur considérable lorsqu’elle fleurit avec plusieurs millions de ses congénères. Les pavots de Californie sont frappants par eux-mêmes avec leurs larges fleurs orange vif, en cône inversé, leurs feuilles d’un vert bleuté aux découpes invraisemblables et leur curieux fruits pointus. Et lorsqu’ils réunissent au printemps leur éclatante floraison, l’effet est saisissant : des hectares de collines et de plaines viennent d’être peints par un géant.

La plante la plus étonnante par sa floraison, mais aussi l’une des plus rares de toutes, est le pavot de Matilija. Cet arbrisseau robuste pouvant dépasser deux mètres, aux fleurs impressionnantes, larges comme des assiettes, orne le chapparal et marque l’esprit de façon indélébile. Lors de notre première rencontre, je reste plusieurs minutes à contempler, hébété, ces immenses pétales blancs qui peuvent atteindre chacun dix centimètres de long, tout fripés, entourant un ample cœur d’étamines oranges. De gros œufs sur le plat !


[1] L’origine du nom est obscure : ce n’est pas un trèfle et il ne semble pas que les chouettes aient grand chose à voir avec lui.

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