11 – sous_un_pin_laricio

Au cours de mon séjour sur l’île de beauté, je fais l’expérience du maquis corse, où les protagonistes des vendettas trouvaient jadis refuge. Rien à voir avec les broussailles que l’on peut trouver sur le continent ! Un jour je décide de rejoindre un sommet dominant Ortale d’où l’on doit jouir d’une vue magnifique sur la lagune de Biguglia. Une piste mène dans sa direction mais elle s’arrête brusquement en cul-de-sac à quelque cinq cents mètres de mon but. Une sorte de sentier s’enfonce droit dans le maquis et je m’y enfile. Mais la trace s’atténue progressivement et se transforme en un passage de sanglier dans lequel je dois avancer à quatre pattes. La végétation se referme sur moi. Les lianes babelées de la salsepareille entravent ma progression, les rameaux épineux des calycotomes déchirent mes vêtements, des branches d’arbousiers m’éraflent comme des épieux. Il me faut ramper, puis me relever pour franchir un obstacle, m’abaisser de nouveau… Je suis tenace, mais vient un moment où la seule issue est de rebrousser chemin. Oui, mais… par où ? De quel côté me diriger ? Rien n’indique plus d’où je suis venu. Me voici perdu ! Heureusement, la nature m’a doté d’un bon sens de l’orientation. Quelque trois-quarts d’heure et guère plus de deux cents mètres plus tard, la piste est là. Je sors du maquis le pantalon lacéré et le T-shirt en lambeaux. Mes bras sont couverts de griffures, mes cheveux emmêlés de brindilles. J’éprouve un soulagement intense doublé d’une certaine jouissance à m’être fait peur ! Cette leçon de respect, je ne suis pas près de l’oublier !

L’île regorge de vastes territoires à explorer, tel le célèbre désert des Agriates, une immense étendue inhabitée en bord de mer entre Calvi et Saint Florent, qui nous intrigue, mon ami Alain et moi. Nous longeons la côte d’une beauté inouïe dans sa sauvagerie presque primitive, nous franchissons à gué des estuaires et dormons sous les étoiles loin de toute trace humaine. Mais nulle source, nul cours d’eau. Il nous faut boire le liquide saumâtre et boueux que nous faisons sourdre de terre en creusant la vase des marécages. Excellente école de survie où je puise encore davantage de forces.

Il m’arrive de partir seul pendant plusieurs jours à travers crêtes et vallées, dans le pays secret de l’hellébore de Corse, grande plante coriace aux feuilles rigides et découpées avec d’improbables fleurs d’un vert pâle. Là seulement vit l’erba-barona, plante mythique des sommets de l’île. L’odeur mentholée mais sauvage, complétée d’une note de cumin et d’agrumes, de ce thym rampant aux feuilles miniatures rigoureusement encastrées les unes dans les autres, fait gambader le cœur.

Des sommets, la vue embrasse un panorama démesuré, circonscrit par deux mers, la Méditerranée et la Tyrrhénienne. Dans les solitudes sauvages des hauteurs, c’est le bonheur. Le vent, le puissant libecciu, souffle en rafales intenses qui effilochent les nuages et font danser les branches. La vue d’un houx prodigieux chargé de fruits écarlates qui entourent en manchons serrés le sommet des rameaux, le bruit du ruisseau cascadant qui dévale le ravin sur les roches granitiques, l’air vif et froid qui file en me frôlant, le trille du chant d’un troglodyte, le cri d’alarme d’un merle noir, tous ces éléments de la nature m’emplissent le corps et l’âme d’une force nouvelle. Rien d’autre à faire que d’être ici, maintenant, en communion avec le minéral, le végétal, et l’animal. La vie circule, tumultueuse mais paisible à travers mon être – si ces instants de grâce pouvaient durer éternellement…

À la fin de l’été, mon service militaire s’achève. Plutôt que de rentrer sur le continent, pourquoi ne pas tenter la traversée de l’île en longueur, sur son arête dorsale, toujours en altitude ? Une amie, Ariane, m’accompagne dans cette aventure. C’est une citadine, mais d’une robustesse physique et morale qui lui fait supporter sans se plaindre les plus pénibles épreuves. Nous dormons dans le froid, sur le sol nu. L’orage nous surprend, puis sur les cimes, loin de tout point d’eau, la soif se fait sentir. Sous le Monte Cinto, où culmine la Corse, Ariane tombe de plusieurs mètres dans un passage de rochers difficile. Heureusement je la rattrape dans mes bras et le mal est moindre. Elle a eu très peur, elle boîte légèrement mais elle refuse de s’arrêter pour autant. Une plante pourrait certainement la soulager. Malheureusement, l’arnica, remède spécifique des entorses, ne pousse pas en Corse. Qu’à cela ne tienne, je cueille dans un pierrier les fleurs jaune d’or de son cousin le doronic et les applique, légèrement écrasées, sur la cheville de mon amie. Persuasion ou effet réel, je ne sais, en tout cas la douleur s’estompe et Ariane peut continuer sa route sans difficulté. 

Nous traversons des fourrés d’aulnes, l’aulne odorant spécifique à la Corse, dont les tiges recourbées, extrêmement souples, sont conçues pour ployer sous le poids de la neige sans se briser. Ses feuilles rondes embaumant la résine et l’encens exhalent par les chaudes journées d’été un parfum enivrant. Nous parcourons des forêts clairsemées de hêtres noueux qui, à l’abord des crêtes, se contorsionnent sous l’emprise du vent. Nos pas s’impriment dans la fange des tourbières d’altitude, les « pozzines », près de lacs aux eaux noires où dorment des ményanthes, curieuses plantes aquatiques aux grandes feuilles de trèfle, extrêmement amères, connues pour leurs vertus tonifiantes. Les fleurs blanches aux intrigants pétales frangés de longs cils hirsutes se dressent hors de l’eau en grosses grappes allongées, spectaculaires. Par des combes sauvages parcourues de torrents fougueux, nous atteignons les vastes futaies de pins laricio, ces géants de la Corse, qui comptent parmi les plus beaux arbres d’Europe, et peut-être du monde. Leurs troncs énormes, semblables aux fûts des colonnes antiques, sont recouverts de grosses plaques d’écorce brune, comme les morceaux d’un puzzle de milliers de pièces, et se perdent, très haut, dans les frondaisons touffues. Nous passons quelques jours dans la hutte de pierre d’un berger, apprenant à traire les brebis et les chèvres, à tresser des cordes et à faire les fromages.

Comme je redescends de la montagne, le pays est en feu. Des incendies brûlent partout, allumés par la négligence des touristes, par la volonté de vengeance qui mine les esprits locaux et par la main des promoteurs qui souhaitent acquérir du terrain à bas prix. Il n’est rien de pire que de voir anéanti en un rien de temps la beauté et le mystère de la vie. Ces destructions volontaires m’arrachent le cœur.

Certes, les incendies sont naturels. Depuis toujours, la foudre met le feu à la forêt, mais c’est à l’occasion orages et la pluie en limite l’ampleur. Il ne peut donc occasionner que des dégâts limités, à une végétation naturelle remarquablement adaptée à sa présence régulière. Ainsi, le pin à longues feuilles de Floride réunies en une touffe extrêmement dense ses aiguilles démesurées jusqu’à ce que l’arbuste ait une dizaine d’années, protection extrêmement efficace. L’écorce spongieuse des séquoias de Californie, épaisse d’une vingtaine de centimètres, a le même but protecteur. L’écorce du chêne-liège isole efficacement l’arbre du feu : elle charbonne en surface mais permet à la mince assise cellulaire vivante du tronc, le cambium, de se maintenir à une température supportable. Dans certains cas, la chaleur se montre même utile : les graines de certaines graminées tropicales subissent au passage du feu des modifications physiologiques qui leur permettent de germer dès que les premières pluies succédent à la saison sèche.

Mais aujourd’hui, la donne a considérablement changé. L’homme par son intervention sur l’environnement a privé la végétation de ses défenses naturelles. Le Midi méditerranéen est devenu particulièrement vulnérable. Il se couvrait jadis d’une forêt climacique[1] où dominaient des chênes pubescents à feuilles caduques et des chênes verts à feuilles persistantes, accompagnés de tout un cortège d’arbustes, d’arbrisseaux et de plantes herbacées relativement peu sensibles au feu. Les premiers agriculteurs déracinèrent les chênes pubescents qui poussaient sur les sols les plus profonds pour y implanter leurs champs. Puis la coupe de bois et le pâturage dégradèrent la végétation qui repoussait sous forme de maquis, tandis que l’on plantait du pin d’Alep à la croissance rapide, particulièrement inflammable. Le climat s’assécha en conséquence du déboisement. Un cumul de facteurs auxquels s’allient les pyromanes, favorisant des incendies aux conséquences terribles.

Afin de lutter efficacement contre ce sinistre, il me semble indispensable de développer une vision à long terme. Plutôt que de prôner le débroussaillage systématique des sous-bois, atteinte supplémentaire à la nature, il est préférable de reboiser avec les espèces initiales correspondant à chaque milieu, et non plus exclusivement en Conifères, puis de laisser se reconstituer la forêt qui existait avant l’intervention de l’homme. Bien sûr, plusieurs siècles seront nécessaires. L’homme est pourtant capable de voir loin : les superbes chênes de la forêt de Tronçais ou de Bercé ont été plantés par Colbert pour construire trois cents ans plus tard les bateaux de la marine royale – ils sont exploitables aujourd’hui. Mais surtout, il faudrait laisser la nature tranquille. C’est bien là le plus difficile pour les Occidentaux, qui préfèrent subventionner les éleveurs et les cultivateurs pour maintenir la terre sous contrôle, même lorsque leur activité n’est pas rentable. Nous sommes en plein dans la déraison…

Je me sens blessé : j’ai mal à la nature ! C’est l’une des raisons qui me font quitter la Corse à l’automne 1974, une autre étant l’appel de la route. Plusieurs amis m’ont longuement vanté les attraits de l’Inde mystérieuse, mais comme plusieurs n’en sont pas revenus, il est probablement plus sage de commencer mon périple par le Nouveau Monde. Mon choix se portera donc sur l’Amérique dont la musique psychédélique a bercé mon adolescence. Parti pour quelques mois, j’y resterai près de dix ans.


[1] C’est-à-dire qui se reproduit pareille à elle-même tant que le climat ne change pas. Le terme vient de « climax », sommet de l’évolution naturelle d’une formation végétale.

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