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De cols dénudés en hameaux perdus, de plateaux rocailleux en gorges profondes, de la côte à l’intérieur de l’île puis de retour à la mer, nous cheminons infatigablement sur des sentiers caillouteux. De nombreuses gorges encaissées, minces entailles dans le socle calcaire, caractérisent le sud de la Crète. Une végétation dense y prospère, profitant de la fraîcheur qui règne à l’ombre des hautes parois. Ces gorges sont le refuge encore imparfaitement exploré de dizaines de plantes rares dont la plupart sont endémiques. C’est ainsi qu’un jour Françoise distingue sur un rocher de petits coussins d’un vert blanchâtre qui lui paraissent insolites. Il nous faut grimper tant bien que mal pour nous en approcher. Ce sont des feuilles duveteuses, densément rapprochées en rosettes, qui s’encastrent dans les fentes de la roche. Leur toucher est d’une douceur infinie, les longs poils blancs qui les protègent de la transpiration caressent mes doigts comme la fourrure d’un jeune animal. Et, bonus inattendu, ces feuilles sont odorantes, pas exagérément certes, mais elles dégagent un arôme légèrement piquant qui fait penser à celui de certaines herbes de Provence : ce doit être une Labiée, comme le thym ou la sarriette. Une de ces plantes si attirantes est en fleurs et son observation minutieuse confirme le diagnostic. La corolle constituée de deux lèvres inégales dénote bel et bien cette famille. Nous pouvons même être plus précis : les bractées en forme d’écailles creuses, comme de minuscules coquilles imbriquées les unes dans les autres évoque immanquablement un origan. J’en cueille une et la goûte ; elle me pique la langue en libérant dans ma bouche une saveur condimentaire caractéristique. Nous venons de découvrir une station de dictame de Crète, un origan mythique qui n’existe que sur cette île, et que les Crétois parent depuis l’Antiquité de multiples vertus au point d’en faire une véritable panacée. Dans la pratique actuelle, on l’emploie surtout en tisane contre les refroidissements et son infusion est particulièrement agréable. On dit que c’est la nourriture préférée de l’agrimi, la chèvre sauvage de Crète – qui suite à une chasse sans merci est devenue aussi rare que le dictame. Celui-ci est souvent cultivé mais ce n’est plus la même chose, et sa rencontre dans son environnement naturel représente un moment fort de notre voyage.

En arrivant sur le rivage, au sortir de la gorge, une odeur nauséabonde frappe nos narines :

– « Qu’est-ce qui pue la charogne comme ça ? »

La réponse nous est donnée par de grandes plantes surprenantes qui dominent la végétation de buissons bas, arrondis par les vents marins. Nous nous frottons les yeux en proie au doute : sont-elles réelles ou sommes-nous victimes d’une hallucination collective ? Ces apparitions, hautes comme un enfant, semblent sortir d’un livre de science-fiction. Une épaisse tige dressée sortant de terre, bariolée et couverte de pustules noires, porte d’immenses feuilles profondément découpées en segments allongés disposés comme les doigts d’une main. Au sommet, une monstrueuse « fleur » unique, d’aspect sinistre, étale une large collerette pourpre foncé délicatement veloutée, ondulée sur les bords, d’où sort impudiquement un long phallus pointu, presque noir, charnu et luisant. Cette chimère végétale est le dragonnier, un cousin géant des arums de nos régions dont les cornets d’un blanc verdâtre égaient fréquemment les bois. La morphologie particulière de leur inflorescence est liée à leur stratégie reproductive.

Arums et dragonnier sont de fervents partisans de la fécondation croisée. Pour ce faire, ils séparent les sexes de leurs minuscules fleurs qu’ils disposent, femelles sous les mâles, au bas d’une longue tige nommée « spadice », au centre d’une feuille modifiée qui les entoure complètement, se rétrécit au-dessus d’elles puis s’évase largement en une « spathe » caractéristique. La spathe et le spadice sont chargés d’attirer les insectes, des moucherons en général, qu’une abominable puanteur de viande pourrie diffusée dans l’atmosphère a déjà mis en appétit… Pour les convaincre de pénétrer à l’intérieur de la « fleur », la plante s’arrange pour y faire régner une température plus élevée qu’à l’extérieur, ce que semblent apprécier les visiteurs. Mais une fois dedans, plus question pour eux de ressortir avant quelques jours car des poils dirigés vers le bas les en empêchent. S’ils ont déjà fréquenté un végétal de la même espèce, ils sont probablement couverts de son pollen et, en voletant dans leur prison, ne manqueront pas de féconder les fleurs femelles de leur geôlier. Après quoi les fleurs mâles vont s’épanouir à leur tour et saupoudrer de leur pollen les malheureux insectes qui commencent à s’épuiser car aucune nourriture n’a été mise à leur disposition : il est temps de les libérer. Les poils qui leur barraient l’accès à la sortie se flétrissent et les moucherons enfarinés partent renouveler l’aventure. Et si par hasard les fleurs femelles n’avaient pas été saupoudrées par les insectes voltigeant autour d’elles, le pollen libéré au-dessus d’elles par les fleurs mâles viendrait alors s’en charger. Belle leçon d’efficacité végétale : si la fécondation croisée n’a pas fonctionné, l’autofécondation prend la relève.

Par de magnifiques sentiers surplombant la mer d’un bleu intense nous parvenons à un site antique de toute beauté, Lissos, niché dans un impressionnant amphithéâtre rocheux. J’aurais aimé vivre ici, voici deux mille cinq cents ans, lorsque Lissos était un port important. Des terrasses couvertes d’oliviers centenaires dégringolent jusqu’au bord de la Méditerranée. Une source abondante, embaumée de menthe verte, donne naissance à un ruisseau cristallin qui cascade parmi les lauriers-roses en fleurs. Une pelouse rase aux teintes pastel couvre la terre comme un duvet léger là où s’élevaient jadis les maisons et les temples. Mais le port n’en est plus un : centimètre par centimètre, au cours des siècles la côte s’est soulevée et le rivage antique s’élève maintenant à dix mètres au-dessus des flots. C’est que la plaque européenne sur laquelle nous nous trouvons, incessamment poussée par son homologue africain qui s’encastre sous elle dans les profondeurs magmatiques, se soulève imperceptiblement, avec en sus les tremblements de terre et le volcanisme répertoriés depuis l’Antiquité : l’éruption de Santorin, provoquant un raz-de-marée immense, aurait été cause de la ruine de Knossos et de la civilisation minoenne.

Le site archéologique est gardé par un homme d’une soixantaine d’années, Adonis, qui veille à ce que les touristes ne commettent pas de dégradations et s’assure que personne ne passe la nuit sur place. Notre groupe fait exception car le gardien est devenu notre ami et grâce à lui, à partir de six heures du soir les lieux sont à nous. Dès la tombée de l’obscurité, nous commençons à pique-niquer autour du feu et Adonis nous rejoint avec plusieurs bouteilles du vin de ses vignes, là-haut, sur le plateau. C’est un vin entre jaune et rouge, épais tant la matière y est concentrée, au bouquet ébouriffant avec un goût de raisin sec typique de ceux que produisent les grappes gorgées du soleil méditerranéen dont aucun traitement n’est venu modifier l’authenticité. Au fur et à mesure que se vident les bouteilles, les conversations s’animent, notre grec s’améliore et notre bonheur atteint bientôt à la plénitude. Que souhaiter de mieux que d’être edo kai tora[1], en si bonne compagnie sur ce site vibrant d’histoire ?

Le lendemain, Adonis tient à nous faire déguster ses caroubes qui sont, nous dit-il, les meilleures de toutes. Effectivement, il nous présente de grosses gousses brun clair, épaisses et coriaces, qui laissent s’écouler un jus épais comme du miel lorsqu’on les brise. Ou plutôt un sirop de chocolat : les caroubes rappellent vraiment la friandise favorite des Suisses, au point qu’aux États-Unis, leur poudre est un succédané courant du cacao. Adonis nous explique qu’à Selinos, on prépare un pain avec moitié de farine de caroube et moitié de farine de blé. Le caroubier pousse à l’état sauvage dans les parties les plus chaudes de la région méditerranéenne. C’est un arbuste de belle taille qui se reconnaît facilement à ses grandes feuilles divisées en nombreuses folioles coriaces, de forme un peu carrée. Ses modestes fleurs verdâtres donnent de longues gousses qui pendent en gros paquets le long des branches. Habituellement d’un brun foncé et plus sèches que celles d’Adonis qui possède une variété sélectionnée, elles sont délicieuses à manger telles quelles à condition d’en recracher les fibres et surtout les graines d’une dureté extrême : toutes du même poids, à peu de chose près, ce sont les « carats » originaux des joailliers à qui elles servaient d’étalon de poids. Ces graines réduites en farine sont utilisées comme épaississant industriel dans de nombreux produits du commerce sous le vocable européen d’E 410.

L’embouchure du cours d’eau qui traverse Lissos est bordée d’une plante que j’adore, l’agneau-chaste… C’est un arbrisseau touffu qui frappe au premier abord par ses feuilles divisées ressemblant à s’y méprendre à celles du chanvre – à ceci près que leurs bords sont entiers[2] alors que chez le chanvre ils sont dentés. Également nommé « gattilier », ce cousin de la verveine émet un parfum épicé, à la fois floral et animal qui rappelle le cuir. De même que pour les odeurs soufrées, on adore ou on déteste – cet arôme m’attire tout en me repoussant, probablement par son excès. La floraison de l’agneau-chaste est superbe : de longues grappes élégantes de fleurs d’un rose violacé, délicatement odorantes, terminent les rameaux souples. Les suivent de petits fruits tout ronds, gris et croquants. On les connaît sous le nom de « poivre des moines » car ils sont légèrement piquants et renferment des substances hormonales qui leur confèrent la vertu (si c’en est une…) de diminuer le désir sexuel. Plus utile sans doute, ils permettent aussi de réduire les troubles prémenstruels.


[1] Ici et maintenant.

[2] C’est-à-dire lisses, sans dents.

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