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Gravir les Alpes équivaut à entreprendre un voyage vers le nord. Une ascension de cent mètres correspond à une distance horizontale de cent kilomètres. Ainsi, du pied des monts à leur sommet observe-t-on les mêmes changements dans la végétation qu’en se dirigeant vers la Scandinavie. Les botanistes distinguent, de bas en haut, plusieurs « étages de végétation », dont cinq sont caractéristiques de la chaîne alpine. À l’étage collinéen, au plus bas, dominent les chênes et les charmes. L’étage montagnard est le royaume du hêtre et du sapin. L’étage subalpin voit prospérer, suivant l’humidité, l’épicéa, le mélèze ou le pin à crochets, puis à son sommet l’arolle, et enfin le rhododendron, là où la limite de la forêt fut jadis artificiellement abaissée pour développer les pâturages. L’étage alpin est le domaine des pelouses constellées pendant les brefs mois d’été de fleurs aux couleurs vives. Enfin, sur les rochers escarpés de l’étage nival, quelques espèces réussissent à survivre malgré les conditions extrêmes. Les bois et les prés des montagnes regorgent de végétaux à cueillir et savourer.

Dans les prairies de montagne

À partir de mille mètres d’altitude, le carvi abonde dans les prés. De la même famille que la carotte[1], il ressemble beaucoup à cette dernière avec ses feuilles finement divisées en segments linéaires brusquement terminés par une petite pointe. Les fleurettes blanches se groupent au sommet des tiges en ombelles composées à rayons inégaux.

On mangeait jadis la racine aromatique du carvi, carotte des montagnes, avant que ne pousse la hampe florale. Et les « fanes » constituent un bon légume. Mais ce sont surtout ses grains aromatiques qui l’ont rendu célèbre.

Condiment typique du nord de l’Europe, le carvi aromatise la choucroute, le pain (Pumpernickel), le munster et le gouda – on le vend souvent sous l’appellation de « carvi de Hollande ». En allemand, c’est le Kümmel et on le distille en un alcool du même nom. Il aide la digestion, expulse les gaz de l’intestin et favorise la sécrétion lactée chez les femmes qui nourrissent leur enfant au sein.

Habituellement, les grains s’emploient secs, mais c’est frais qu’il faut les goûter. Leur saveur est puissante, avec de belles notes d’agrumes. Parmi d’autres créations parfumées, on en prépare une sauce qui fait merveille avec une salade d’orange ainsi qu’un savoureux aspic. Les grains sont faciles à ramasser avant maturité mais ils tombent dès qu’ils ont atteint ce stade.

Le carvi est souvent nommé « cumin des prés », d’où une confusion avec le véritable cumin, omniprésent dans la cuisine arabe ou indienne. La différence demande un peu d’attention : le grain de carvi est légèrement courbé, brunâtre, et possède un arôme âcre et pénétrant ; celui du cumin est droit et verdâtre, avec un arôme chaud et doux.

Les Hollandais prétendent que manger du carvi aiguise la mémoire et aide à passer les examens. Ses grains aideraient les artistes à trouver l’inspiration. Dans les temps passés, un pied de carvi dans le jardin jouait le rôle de détective privé : si une femme était allée retrouver son amant, la plante perdait d’un seul coup ses ombelles fleuries et ses tiges raidies pointaient toutes ensemble dans la direction du lieu où s’étaient déroulées les amours coupables…

 Aspic de fruits de carvi frais aux carottes
– Faites cuire des grains de carvi frais dans de l’eau avec un oignon haché et des carottes coupées en rondelles. Salez.
– Lorsque les carottes sont tendres mais encore croquantes, retirez-les et réservez-les.
– Mixez le liquide, filtrez-le et ajoutez de la poudre d’agar‑agar (4 g au litre, dilué dans un peu d’eau froide).
– Faites bouillir pendant 2 mn en remuant constamment.
– Ajoutez de nouveau du carvi, mixez et laissez reposer 5 mn au chaud.
– Versez une partie du liquide au fond d’un moule à cake et mettez au réfrigérateur (vous pouvez placer quelques feuilles ou fleurs au fond du moule en décoration).
– Une fois pris, disposez les carottes, versez le reste du liquide et mettez au réfrigérateur.  
– Démoulez et découpez en parts. 

Si par malchance vous vous tordiez le pied en randonnant dans les Alpes, il y a fort à parier que le remède se trouve tout près de vous. Les colonies d’arnica ponctuent de jaune les prairies subalpines sur sol acide. Elles ressemblent à de grandes marguerites aux capitules jaune d’or orangé, composés d’un cœur de fleurons en tube et d’une couronne de languettes, toutes de la même couleur chaude. Elles dégagent une odeur aromatique et piquent la langue lorsqu’on les goûte.

L’usage de l’arnica est ancien : ses propriétés médicinales sont déjà citées par Hildegarde de Bingen au XIIème siècle. La célèbre teinture se prépare en faisant macérer les fleurs dans de l’alcool à 60°. Remède spécifique des traumatismes externes sans plaie, elle est appliquée en compresses contre les coups, les entorses et les foulures. Il faut la diluer dans de l’eau car pure, elle est irritante. 

Encore faut-il reconnaître la plante avec certitude. On vérifiera la présence à la base de la tige d’une rosette de quatre larges feuilles en croix. Avec leurs nervures marquées, elles évoquent les feuilles de gentiane jaune . Jadis on les fumait sous le nom de « tabac des Vosges ». La tige porte vers le haut deux petites feuilles opposées. Ces caractères permettent de différencier sans ambiguïté l’arnica de ses cousins les doronics aux feuilles alternes d’un vert grisâtre.

Les fleurs d’arnica ne sont pas dénuées de toxicité. La littérature médicale fait état de brûlures, de nausées ou de convulsions suivant leur ingestion en vue de stimuler le système circulatoire et nerveux. La poudre des fleurs fait éternuer.

Merci les vaches !

Dans les lieux riches en azote se développe une luxuriante flore nitrophile. Les abords des chalets d’alpage et les reposoirs, abondamment fumés par le bétail, hébergent à coup sûr le trio rumex alpin, ortie et chénopode Bon-Henri . Ces trois excellents légumes sauvages faisaient jadis le délice estival des vachers. 

Le rumex alpin ou « rhubarbe des moines » forme de vastes parterres de grandes feuilles vertes aux longs pétioles striés de rouge et de hautes tiges couronnées d’opulentes grappes brunes. Ses pétioles épais, parfois gros comme le pouce, sont juteux et acidulés. Ils s’effilent et se préparent comme la rhubarbe en compotes et en tartes, mais aussi en plats salés : gratins, quiches et ramequins (recette). On peut simplement les sucer tels quels pour leur saveur rafraîchissante.

Le surnom de « rhubarbe des moines » rappelle l’utilisation comme laxatif  de sa grosse racine, riche en anthraquinones : c’est ainsi que l’on employait celle de la rhubarbe, jadis plus réputée en médecine qu’en gastronomie.

Lorsque les jeunes feuilles sortent de terre, au début du printemps montagnard, elles sont tellement tendres qu’elles se mangent en salade. Les feuilles adultes, vert foncé, se consomment comme les épinards. Elles entraient dans la composition des soupes de chalet, amplement agrémentées de lait et de fromage. On les conservait pour l’hiver en les faisant lacto-fermenter comme la choucroute. Après avoir cessé de consommer le rumex alpin, on le donna quelque temps encore aux animaux, puis on l’oublia purement et simplement… C’est pourtant un excellent légume, pas amer pour un sou contrairement à ses congénères des plaines, gorgés de tanins. Et il est facile d’en ramasser d’immenses quantités vu sa taille et son abondance. Mais le rumex renferme des oxalates solubles et, tout comme l’épinard, doit être consommé avec modération si l’on est sujet aux calculs et aux rhumatismes.

Ramequins de pétioles de rumex alpin
– Épluchez soigneusement les pétioles et coupez-les en morceaux d’environ 2 cm de longueur.
– Faites-les revenir rapidement dans une poêle afin de les colorer.
– Disposez les tronçons de pétioles dans des ramequins en verre ou en porcelaine.
– Préparez une « royale » en battant 3 oeufs entiers avec 1 l de lait, sel, poivre et paprika.
– Versez sur les pétioles dans chaque ramequin.
– Faites cuire au four, au bain-marie, pendant 40 mn à 190°C.
– Servez chaud.

Le pire tueur de nos régions, l’aconit napel, vit en rangs serrés dans les prairies des montagnes riches en azote. Tout en lui frappe le regard. Sa haute tige rigide porte de nombreuses feuilles profondément divisées en lobes étroits partant du même point. Ses grandes fleurs bleu foncé, réunies au sommet des tiges en longues grappes très fournies, affectent la forme d’un casque grec, d’où le surnom de « casque de Jupiter ». Sa beauté incite à le cultiver dans les jardins. Mais attention…

L’aconit napel est la plante la plus toxique de notre flore. L’ingestion d’une seule feuille ou de quelques fleurs provoque des troubles nerveux, visuels et cardiaques dont l’issue peut être fatale. Le simple fait de cueillir la plante occasionne des dermites, voire des intoxications si le suc pénètre dans l’organisme par des écorchures aux doigts. Les Celtes empoisonnaient leurs flèches de guerre avec de la sève d’aconit – elles étaient impropres à la chasse car le gibier devenait inconsommable.

De nombreux empoisonnements ont eu lieu par confusion des racines avec… des navets. En effet, l’aconit napel naît d’une racine renflée en fuseau : napellus signifie « petit navet » en latin. Charnue et facile à déterrer, elle a parfois tenté les imprudents qui en ont fait leur dernier repas. Particulièrement riche en alcaloïdes, elle tue un adulte à raison de quelques grammes. 

Poison, remède… la limite est floue : la teinture d’aconit est employée en médecine, à dose infime, contre les douleurs et comme sédatif de la toux. L’homéopathie est une façon plus sûre de mettre à profit ses vertus : « aconitum » est préconisé contre les coups de froid, les débuts de rhume et la fièvre accompagnée de frissons.

Quatre autres espèces poussent en France, toutes en montagne. L’aconit paniculé a des fleurs bleu-violacé, l’aconit panaché des fleurs bleues et blanches et l’aconit vénéneux, des fleurs jaunes. Toutes sont dangereuses. L’aconit tue-loup, à fleurs jaunes, courant sur calcaire, l’est moins. 

Foisonnement au bord des eaux

Le long des torrents qui creusent inlassablement les vallées alpines règne dans la chaleur du plein été une senteur ambiguë, lourde et sauvage. Selon les tempéraments, ces relents de jungle humide plaisent ou révulsent. Ils proviennent des immenses colonies du pétasite.

Leurs feuilles énormes les ont fait surnommer « chapeaux du diable ». Elles font d’efficaces couvre-chefs pour se protéger du soleil excessif ou des ondées orageuses. Au printemps, de grosses grappes de « fleurs[2] » roses, dressées, sortent directement du sol sans qu’apparaisse la moindre feuille. Celles-ci ne daignent venir qu’après les boules duveteuses issues des fleurs, semblables à une multitude de pissenlits miniatures. Timides d’abord, elles s’enhardissent rapidement et atteignent une taille imposante, parfois plus d’un mètre de hauteur et presque autant de large, qui suffit à les identifier. Leur masse couvre les rives des torrents d’une véritable forêt vierge où peuvent aller se perdre les jeunes explorateurs.

Leur taille, leur épais pétiole évoque la rhubarbe mais malheureusement, le goût du pétasite laisse à désirer. Il évoque l’artichaut, certes, mais avec des relents nauséabonds. On pourrait cuire la plante à plusieurs eaux et en faire des gratins. Mais le jeu n’en vaut guère la chandelle.

Pourtant au Japon, on consomme avec passion les jeunes inflorescences d’une espèce voisine, le « fuki ». Puis les jeunes pousses foliaires sont conservées au sel ou dans la sauce de soja. Enfin, les feuilles et leur pétiole sont pelés et cuits en soupe ou comme légume.

Bois et forêts

Les pentes des Alpes du Nord paraissent revêtues de majestueuses futaies de sapin qui font rêver les citadins… mais celles-ci se révèlent bien souvent n’être que de tristes plantations d’épicéa. Nuance !

De près comme de loin, les différences entre ces deux conifères sont facilement observables. Le tronc de l’épicéa est d’un brun-rougeâtre[3] et ses rameaux pendants forment d’amples draperies. Le tronc du sapin est gris clair[4] avec de grosses cloques de résine dans son jeune âge. Ses rameaux sont étalés dans des plans superposés et dressés vers le sommet de l’arbre. Les aiguilles d’épicéa sont aiguës et portées tout autour du rameau comme un écouvillon. Leur bref pédoncule reste nettement visible sur les branchettes sèches. De section en losange, elles roulent entre les doigts. Les aiguilles du sapin sont plates et arrondies, décorées de deux bandes blanches en dessous et disposées dans un plan à la façon des dents d’un peigne : on parle du sapin « pectiné ». Elles laissent une cicatrice circulaire lorsqu’on les arrache du rameau. Les cônes de l’épicéa pendent aux branches et tombent entiers sur le sol tandis que ceux du sapin, dressés, se désarticulent en mûrissant, écaille par écaille. Si l’on voit des cônes sur le sol, il s’agit donc forcément de ceux d’un épicéa.

Le sapin, du gaulois sappo[5] – vuargno en savoyard -, est montagnard, c’est à dire qu’il pousse avec le hêtre. Tandis que l’épicéa ou « pesse » (du latin picea, « poix »), pousse normalement plus en altitude, à l’étage subalpin. Mais on l’a planté bien plus bas depuis le XVIIème siècle en monocultures affligeantes, des « pessières » où rien ne croît hormis quelques ronces que le manque de lumière empêche de produire des fruits… 

Sapins et épicéas figurent parmi les plus hauts arbres d’Europe : dans les Carpates, certains, âgés de quelque 800 ans, dépassent 60 m. Les jeunes pousses des uns comme des autres sont comestibles. Toutes tendres, d’un vert clair tranchant sur le feuillage sombre, elles paraissent au début du printemps. Les meilleures sont celles de l’épicéa, à saveur de citron[6]. On les ajoute aux sala­des printanières où elles remplacent le vinaigre. Aromatiques et acidulées, elles assaisonnent admirablement le poisson. On en prépare des sauces, des sirops et des sorbets parfumés. Le « sirop de bourgeons de sapin » se confectionne en fait avec des pousses d’épicéa. Les pousses de sapin sentent nettement l’orange. Malgré une certaine amertume, elles peuvent s’employer comme celles de son cousin.

Le feuillage des conifères est riche en vitamine C. En 1535, l’équipage de Jacques Cartier, atteint du scorbut, fut sauvé par les tisanes d’aiguilles d’épinette[7] que lui firent boire les Iroquois du Canada. Elles ont également des vertus expectorantes et s’utilisent en cas de problèmes pulmonaires. 

Attention, il faut impérativement savoir distinguer les feuilles du sapin de celles, vénéneuses, de l’if, plates mais sans bandes blanches au revers.

Sorbet d’épicéa
– Hachez grossièrement les pousses d’épicéa et disposez-les en trois tas égaux.
– Faites bouillir 1 l d’eau avec 200 g de sucre et ajoutez-y le premier tas.
– Au bout d’un quart d’heure, retirez du feu et ajoutez le deuxième tas. Couvrez.
– Un quart d’heure plus tard, lorsque le liquide est devenu tiède, ajoutez le troisième tas et mixez longuement avec un mixer-plongeur.
– Filtrer soigneusement sur une passoire fine.
– Mettez à turbiner dans une sorbetière.
– Quand la glace commence à prendre, ajoutez un blanc d’œuf et laissez encore turbiner 10 mn afin d’assouplir la texture du sorbet.

En observant tous les érables de nos forêts montagnardes, on se prend à rêver au célèbre sirop. Leur sève est légèrement sucrée et on l’extrayait jadis pour en préparer une boisson acidulée en la laissant fermenter à l’air. Mais de là à en faire du sirop… Elles manquent de sucre. Pour que la sève se charge suffisamment en saccharose, il faut que, lors de sa montée à la fin de l’hiver, des nuits très froides succèdent à des journées chaudes et ensoleillées. C’est le cas dans le nord-est des États-Unis et l’est du Canada, tandis que nos printemps sont trop doux et pluvieux.

Les érables se reconnaissent aisément à leurs rameaux opposés et à leurs feuilles à cinq lobes parcourues de nervures en éventail. Leurs fruits sont des samares ailées qui tombent de l’arbre en virevoltant comme de petits hélicoptères. Deux espèces voisines se rencontrent dans nos montagnes, l’érable plane et l’érable sycomore. 

Les jeunes feuilles des érables peuvent être consommées crues ou cuites lorsqu’elles sont encore assez tendres. Les jeunes fruits étaient parfois conservés au vinaigre.

Au fond des bois, souvent sous les épicéas, le sol est parsemé de petites feuilles à trois folioles vert pâle que l’on prendrait aisément pour du trèfle. Munies chacune d’un long pétiole rose, elles se composent de trois lobes en cœur renversé, échancrés au sommet. En les goûtant, une délicate acidité envahit la bouche. Ce sont les feuilles de l’oxalis des bois ou « pain de coucou ». Leur nom botanique, Oxalis acetosella, est explicite : il dérive du grec oxus qui signifie « acide ». L’épithète est un diminutif du latin acetosa, « acide ».

Les feuilles sont agréables à manger telles quelles, avec leur pétiole, pour apaiser la soif et font de bonnes additions aux salades. On peut les utiliser, crues ou cuites, comme les feuilles d’oseille (p. 000) mais leur saveur est plus fine, moins agressive. Macérées dans de l’eau, elles donnent une agréable limonade.

Les fleurs partent de la base de la plante et sont solitaires sur de longs pédoncules grêles. Elles décorent joliment les salades de leurs cinq pétales blancs veinés de rose. 

En quantité modérée, l’oxalis se montre rafraîchissante et dépurative. Mais elle est riche en acide oxalique : arthritiques, rhumatisants et lithiasiques éviteront de la consommer en excès.

Trois espèces voisines se rencontrent en France. L’une d’entre elle, l’oxalis corniculée est une « mauvaise herbe » commune dans les jardins. Ses feuilles, pseudo-trèfles citronnés, sont également comestibles. Ses fleurs sont jaunes et donnent de petits fruits allongés qui peuvent être utilisés comme condiment acidulé. Il faut les ramasser lorsqu’ils sont encore bien tendres car ils durcissent rapidement. 

Restons dans les bois montagnards pour grappiller quelques groseilles rouges. Mais nous risquons une surprise : les baies écarlates et translucides du groseillier des Alpes sont parfaitement insipides ! Elles n’en sont pas mauvaises pour autant mais elles ne stimulent guère les papilles. Tournons-nous alors vers celles du groseillier des rochers dont l’acidité nous paraîtra plus conforme à nos attentes. Avant même de les goûter, la différence saute aux yeux : les larges feuilles du groseillier des rochers atteignent 10 cm, celles du groseillier des Alpes sont deux fois plus petites.

Entre les buissons, dans les forêts claires et jusqu’au bord des prés subalpins, s’épanouit la noble carline acaule. L’épithète paraît peu approprié : « acaule » signifie « sans tige » alors que ce chardon dresse fièrement au sommet d’une tige robuste son large capitule aux bractées argentées. Il en existe effectivement de rares individus raccourcis dont les fleurs se nichent au creux de la rosette de feuilles redoutablement épineuses. La nomenclature botanique n’est pas une science exacte… 

La beauté chez une plante n’est pas forcément souhaitable. La bonté non plus. La carline, douée de ces deux attributs, s’est vu exagérément récolter par le passé pour confectionner des bouquets ou finir dans l’assiette comme artichaut. En effet, malgré la douloureuse barrière d’épines qu’il faut franchir pour accéder à son cœur succulent, le capitule en bouton était très apprécié dans les temps passés. Résultat : la carline est désormais officiellement protégée des cueillettes abusives.

Plaisirs des alpages

Nous avons maintenant atteint la limite des arbres. Ici, dans la « zone de combat » qui marque la frontière entre les forêts subalpines et les pelouses alpines, le rhododendron jette, en début d’été, le vif éclat de ses grandes fleurs roses. Pour les montagnards, c’est la « rose des Alpes » : rhododendron dérive du grec rhodon, « rose » et dendron, « arbre ». Même en dehors de la période de floraison ce buisson touffu reste l’une des parures de nos montagnes avec ses feuilles persistantes, coriaces, d’un vert vif. Celles du rhododendron ferrugineux sont, au revers, d’une étonnante couleur rouille due à une multitude de minuscules écailles. Cette espèce affectionne les terrains siliceux et ne pousse que dans la partie occidentale du Massif alpin. Le rhododendron hirsute la remplace à l’est et sur calcaire. Ses feuilles, moins épaisses, sont bordées de longs cils. En France, on ne la rencontre qu’en quelques points de Haute Savoie. 

Les rhododendrons sont-ils toxiques ? Les livres le prétendent, mais certains montagnards préparent avec les fleurs des confitures et des gelées, sans inconvénient apparent… 

Connaissez-vous les « noisettes de lutin » ? C’est ainsi que les enfants nomment les petits bulbilles de la renouée vivipare, à peine plus gros que des graines de moutarde. Croquants, de saveur douce, ils rappellent vraiment l’amande fraîche du noisetier, avec une légère astringence. Ils se grignotent au fil du chemin.

Pour repérer ce végétal discret, un adulte doit s’accroupir et observer avec attention autour de lui. Elle est là, cachée entre deux herbes : quelques longues feuilles luisantes aux bords enroulés et une tige unique surmonté d’un pompon allongé de fleurs blanches. Les bulbilles entourent la tige en manchon sous les fleurs. Petites boules rouges surmontées d’un capuchon vert, ils assurent la reproduction végétative, asexuée, de la plante. Ils germent, se détachent et se fixent au sol, donnant naissance à une nouvelle plantule, clone de la renouée-mère.

Au creux des rochers

Le miracle de la vie prend tout son sens en montagne. Les plantes doivent faire face à des conditions extrêmes de froid et de sécheresse. Les rochers sont un milieu particulièrement ingrat. Quelques végétaux parviennent néanmoins à ancrer leurs racines dans les anfractuosités. Pour s’adapter au manque d’eau, les plantes grasses se gonflent de liquide. Dans les Alpes, il s’agit des sédums et des joubarbes, membres typiques de la famille des Crassulacées[10].

Les sédums ou « orpins » portent des feuilles charnues, cylindriques et pointues au sommet, réunies en manchons terminaux. Certains rameaux sont stériles, d’autres portent des hampes dressées de fleurs blanches ou jaunes suivant les espèces. Les feuilles, remplies d’un jus acidulé, sont agréables à manger telles quelles malgré leur astringence. Elles rafraîchissent agréablement au cours d’une marche.

Les joubarbes ressemblent à de petits artichauts et les enfants jouent aux marchands de légumes avec ces boules de feuilles épaisses, densément imbriquées les unes dans les autres. En été, elles s’ouvrent pour laisser jaillir en leur centre des hampes florales densément couvertes de feuilles dirigées vers le haut. Sur les rochers alpins, plusieurs espèces cohabitent, pour la plupart aux fleurs roses. La joubarbe à grandes fleurs fait exception avec sa pâle couleur jaune. La joubarbe toile d’araignée est ainsi nommée car ses rosettes sont recouvertes de longs poils fins tout emmêlés qui capturent l’humidité matinale pour le bénéfice de la plante.

Les feuilles, juteuses et acidulées mais astringentes, se sucent pour passer la soif.

Joubarbe dérive de Jovis barba, « barbe de Jupiter ». En plantant sur les toits ces plantes dédiées au dieu du tonnerre, nos aïeux pensaient préserver leur maison de la foudre. Les hampes dressées ne sont pas sans évoquer quelque mini-paratonnerre…

La contemplation des fleurs de joubarbe révèle de véritables mandalas formés de douze à quinze pétales aigus et d’une couronne d’étamines colorées – expression parfaite et méconnue de la beauté végétale. 

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C’est sur les rochers calcaires de la grande Chartreuse que les moines venaient chercher la vulnéraire indispensable à la concoction de leur célèbre liqueur. Ce millepertuis rampant sait se faire discret. Sa tige grêle porte deux par deux de petites feuilles rondes comme des pièces de monnaie. D’où son surnom de « millepertuis à sous » ou « millepertuis nummulaire », de numma, « monnaie ». Les grandes fleurs jaunes, parfois veinées de rouge, trahissent sa parenté avec le millepertuis perforé (p. 000).

Au froissement se dégage une odeur aromatique un peu fruitée, légèrement balsamique, qui parfume l’alcool où l’on fait macérer la plante cueillie juste au début de sa floraison. Cette teinture possède de réelles vertus pour cicatriser les blessures mais il n’est pas interdit de soigner les plaies de son âme en la dégustant avec modération. Elle se bonifie au fil des ans…

Dans l’Isère, la cueillette de ce millepertuis peut être réglementée par arrêté préfectoral.

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Une autre plante porte le nom de « vulnéraire », une anthyllide, membre comme pois et trèfles de la famille des Légumineuses. Très répandue en montagne, elle se reconnaît facilement à ses feuilles composées de plusieurs folioles et à ses fleurs jaunes papilionacées groupées en têtes denses. Elle n’est pas aromatique.

Rien ne permet d’affirmer que la crapaudine à feuilles d’hysope entre également dans la composition de la Chartreuse, mais il est certain qu’en Vercors on en fait d’excellentes liqueurs. Ses sommités fleuries servent aussi à préparer des tisanes contre les refroidissements, d’où son surnom populaire de « thé des Alpes ».

D’une souche épaisse naissent plusieurs tiges dressées, garnies jusqu’au sommet de feuilles opposées, allongées, d’un vert vif. Les fleurs en courte grappe terminale présentent une corolle jaune pâle à deux lèvres. La crapaudine affectionne les rocailles, de préférence sur calcaire.

L’espèce est protégée et ne peut être cueillie que pour la consommation personnelle, dans la limite de ce qu’une main peut contenir. La récolte commence toujours par le respect de la nature.


[1] Les Ombellifères.

[2] En fait de petits capitules.

[3] On le nomme parfois « sapin rouge ».

[4] C’est le « sapin blanc ».

[5] D’une racine indo-européenne sap, « suc », qui a donné « saveur ». Sap en anglais signifie « sève ».

[6] Elles renferment une essence con­tenant du limonène, comme le zeste de citron.

[7] Un conifère local, proche parent du sapin et de l’épicéa.

[8] Elle fait partie de la même famille, les Éricacées.

[9] Elle appartient au même genre, Vaccinium.

[10] Du latin crassus, « épais » car leurs feuilles sont charnues.

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