L’arrivée dans ma vie de Sylvain, en 1993, puis de Melissa trois ans plus tard a modifié tous mes plans. Moi qui voulais être libre comme l’air, prêt à sauter dans le premier avion pour l’autre bout du monde, me voilà, non sans bonheur, dans le rôle de père. Ma façon de voyager ne peut plus être la même. Nous optons pour des destinations plus classiques que celles qui ont ma faveur, afin de tenter de concilier vacances en famille et explorations botaniques.
Nous effectuons un premier essai en février 1995 sur l’île portugaise de Madère, dans l’Atlantique nord. Les prémices sont bonnes, il doit y avoir des plantes là-bas puisque la capitale est nommée Funchal, d’après l’odorant fenouil. effectivement le fenouil pousse un peu partout au bord des chemins. Ce n’est certes pas la première fois que je rencontre cette Ombellifère altière et gracieuse au feuillage finement découpé en lanières filiformes[1]. Mais c’est toujours la même émotion que provoque la contemplation de ses hautes tiges vert bleuté, curieusement zigzagantes, au sommet desquelles les ombelles de fleurs jaunes forment comme de petites soucoupes de dentelles. Mon plaisir est grand à froisser délicatement ces fleurs pour en humer le parfum anisé. Les feuilles forment un excellent légume, surtout le jeune toupet au centre des touffes, dont on prépare d’exquises salades. Les fruits semblables à des graines, d’odeur plus prononcée, servent à aromatiser les plats, spécialement le poisson, ou à préparer des tisanes aux vertus digestives et carminatives[2].
Nous passons une première semaine dans un appartement au cœur d’un parc à la végétation aussi exubérante qu’exotique. Parmi les plantes les plus spectaculaires figurent les « oiseaux de paradis », parents des bananiers. Comme ces derniers, leurs larges feuilles lisses et coriaces se déchirent en lanières parallèles sous l’action du vent. Les fleurs étonnantes semblent nées d’un monde animal fantastique : chacune des interminables tiges se termine perpendiculairement par un long bec pointu surmonté d’une curieuse crête orange et bleue de pétales effilés, rappelant la huppe dressée d’un volatile insolite.
Ma grande découverte gastronomique est celle des chérimoles, de succulents fruits de la famille tropicale des anones, indigènes en Amérique centrale. Contrairement à leurs cousines des régions plus chaudes, les chérimoles poussent en altitude dans leurs contrées d’origine, ce qui permet de les cultiver dans des pays au climat tempéré mais sans gel, telle Madère. Ces grosses boules d’un vert grisâtre à la surface curieusement constituée d’une juxtaposition de petites facettes creuses, renferment une pulpe blanche et capiteuse, crémeuse à souhait, avec des graines noires allongées et brillante. Très sucrée, elle exhale une fragrance de rose, de lilas peut-être, et possède une légère acidité qui stimule les papilles. Nous en achetons par kilos et en faisons des repas entiers. Quel dommage que ces fruits ne soient pas mieux connus !
Madère est parcourue de levadas, des canaux d’irrigation bordés de sentiers qui suivent les courbes de niveau et s’enfoncent à l’intérieur de l’île. De chaque côté poussent des plantes « banales » ou intrigantes, tel ce spectaculaire laiteron en arbre, unique au monde[3]. Il est difficile d’y voir un cousin des « mauvaises herbes » qui envahissent nos jardins, mais c’est bien ce qu’indiquent ses jolies fleurs en capitules jaune d’or qui clament également sa parenté avec le pissenlit. Fait incroyable, elles sont portées par des tiges ligneuses hautes de deux mètres voire davantage ! Les hampes sont couronnées d’une grosse touffe de feuilles immenses, découpées et dentées, qui laissent couler lorsqu’on les coupe un abondant lait blanc.
Le tamier comestible est moins impressionnant avec ses minces tiges volubiles qui s’enroulent autour des troncs, bien que ses larges feuilles en cœur, luisantes et parcourues de nervures parallèles entre elles, lui confèrent un air exotique. Cette impression est d’ailleurs tout à fait justifiée puisque la plante est de la famille des ignames, ces tubercules tropicaux qui nourrissent des millions de personnes dans le monde. le tamier de Madère possède lui aussi une tige souterraine renflée en boule que consommaient jadis les habitants de l’île. À l’opposé, celle de son cousin européen le tamier commun est vénéneuse mais permet d’effacer les ecchymoses, d’où son surnom d’« herbe aux femmes battues ». J’aimerais en apprendre davantage sur le tamier de Madère mais aujourd’hui son usage est tombé en désuétude et personne ne peut m’en dire davantage.
Les traditions alimentaires, comme bien d’autres, disparaissent rapidement avec la « modernité » qui nivelle de façon inexorable les comportements. Il ne s’agit pas de pleurer sur le passé et de tenter de revenir à des modes de vie surannés. Mais la tendance inverse prédomine qui tend à effacer un héritage passionnant et utile qu’il est dans notre intérêt et de notre devoir de conserver. Par l’action de l’homme, en particulier la modification des milieux[4], de nombreuses plantes disparaissent quotidiennement. Plus encore c’est leur connaissance qui meurt. La transmission orale du savoir pratiquée durant des millénaires n’a plus cours et chaque fois que disparaît une personne âgée, de fabuleuses richesses se perdent à jamais. Nous nous trouvons ainsi privés de la connaissance des bienfaits des plantes. Un recensement de leus utilisations semble terriblement à l’ordre du jour. je l’ai entrepris depuis plus de trente ans en ce qui concerne les végétaux alimentaires. Il importe que ce patrimoine de l’humanité soit accessible à tous et que l’industrie pharmaceutique cesse d’envoyer des botanistes piller à des fins commerciales les savoirs traditionnels des cultures indigènes sur les vertus médicinales des plantes. Ce procédé interdit aux populations incapables de payer les redevances des brevets d’accéder aux médicaments issus de ces recherches. Par ailleurs, les peuples qui fournissent l’information se voient exclus des bénéfices et parfois dépossédés, en vertus de ces brevets, de leur droit ancestral de se soigner par ces végétaux.
Contrairement au sud où se regroupent villages et cultures, le nord de Madère est véritablement sauvage. La côte, battue par les vents qui traversent l’Atlantique nord, est constituée de hautes falaises déchiquetées. À l’intérieur se maintient une végétation exceptionnelle, témoin du dense manteau forestier qui recouvrait l’Europe à l’ère tertiaire. À cette époque, le climat de l’hémisphère nord était beaucoup plus chaud et humide qu’à l’heure actuelle, proche de celui qui règne encore aujourd’hui à Madère ou aux Canaries : une sorte de printemps perpétuel. La flore comportait une variété considérable de plantes dont une majorité d’arbres à larges feuilles persistantes comme on en voit aujourd’hui dans les forêts tropicales. Il est étonnant de savoir que, voici « seulement » dix millions d’années, les séquoias, ces géants parmi les arbres qui n’existent plus qu’en Californie, poussaient à Paris ! Que s’est-il donc passé ?
A l’orée du quaternaire[5], pour une cause encore imparfaitement élucidée, le climat se refroidit et les glaciers s’étendent progressivement sur l’Europe, l’Asie et l’Amérique du nord. Chassés par le froid, les végétaux migrent en direction du sud. Mais sur le continent européen, ils se heurtent aux barrières des Alpes, des Pyrénées et des Carpates, orientées d’est en ouest, ainsi qu’à la Méditerranée, qui leur coupent la retraite. Une grande partie de ces plantes, inadaptées au froid, disparaissent. En Amérique et en Asie orientale, en revanche, les chaînes de montagnes dirigées du nord au sud permettent aux plantes de descendre se réfugier dans des régions plus clémentes. Ainsi peuvent-elles reconquérir les territoires septentrionaux lors des réchauffements climatiques au cours des différents interglaciaires. Ceci explique la prodigieuse diversité actuelle d’espèces végétales dans les forêts américaines et est-asiatiques, alors que celles de l’Europe sont comparativement pauvres.
Une piste quitte la côte sauvage et s’élève rapidement en quelques lacets. Elle débouche dans une étroite vallée où coule une calme rivière sortant d’une jungle apparemment impénétrable. En nous approchant de la lisière, nous constatons qu’un sentier s’y enfonce. Sous le feuillage dense, l’obscurité règne malgré le soleil généreux qui, en cette fin de matinée, brille avec éclat. L’atmosphère me rappelle étrangement la moiteur mystérieuse des forêts tropicales, riches de diversité végétale. chaque arbre, chaque buisson diffère de son voisin, tandis que dans nos bois européens, il est habituel de rencontrer côte à côte de nombreux exemplaires de la même espèce.
La plupart des plantes ligneuses portent des feuilles larges et coriaces, persistantes, comme celles des avocatiers. D’ailleurs, l’un des principaux arbres de cette forêt, appartenant au même genre Persea, en est un cousin. Ses feuilles sont les plus grandes de toutes, avec une nervure centrale très saillante en dessous. Parmi les autres arbres à feuillage rigide, quelques-uns s’identifient sans difficulté car leurs feuilles sont odorantes, ce qui fournit au nez exercé les indications nécessaires. Le laurier des Açores, un proche parent du laurier-sauce, a des feuilles pointues et le même arôme que ce dernier. on peut lui aussi l’employer comme condiment dans les sauces et les courts-bouillons. Celles de la Myrica faya sont plus petites et dentées, ce qui aide à les distinguer. Elles sont aussi moins épaisses que la plupart et dégagent un parfum résineux très agréable. La cire qui entoure leurs fruits bleus sphériques était jadis récupérée par ébullition pour fabriquer des chandelles. Quant aux feuilles de la sous-espèce locale du prunier du Portugal, elles sentent fortement l’amande amère, de la même façon que celles de nombreux merisiers. comme ces dernières, elles renferment aussi de l’acide cyanhydrique, qui les rend toxiques : pas vraiment moyen de profiter de leur plaisante senteur autrement qu’en les humant.
Penser que de telles forêts couvraient jadis l’Europe me fait voyager dans le temps. il n’en reste plus actuellement que quelques reliques éparses à Madère et sur les îles de la Palma et de la Gomera, aux Canaries. Madère, dont le nom signifie « bois » en portugais (madeira), était couverte d’un dense manteau forestier jusqu’à l’arrivée des européens au XVe siècle, qui y mirent le feu pour défricher le pays en vue de le cultiver : on raconte que durant sept années entières, l’île brûla de part en part à l’exception de quelques vallées comme celle où nous nous trouvons. Devenue une rareté, cette forêt naturelle, vieille de plusieurs millions d’années me donne le frisson. J’ai l’impression de m’y fondre, comme dans un monde éternel où plongeraient les racines de mon être.
[1] Fenouil, en latin Foeniculum est un diminutif de foenum, foin, qu’évoquent les touffes de feuilles, fines et légères.
[2] C’est à dire qu’elles permettent d’éliminer les gaz intestinaux, ce qui évite les flatulences.
[3] Des espèces proches poussent aux Canaries.
[4] De l’assèchement des tourbières à la destruction des forêts, non seulement sous les Tropiques…
[5] Il y a environ 1 600 000 ans.