Après que mes « collègues » se sont envolés pour la pâle Helvétie, je décide de partir seul vers la côte atlantique du Nicaragua, sur laquelle m’a-t-on dit que les paysages, la végétation, la culture et la population sont très différents de ceux de la montagne. C’est un peu le « far-west »… Voilà qui m’intéresse.
À deux jours de bus brinquebalant à travers monts et vallées, la route s’arrête brusquement à El Rama. Pour continuer jusqu’à Bluefields, au bord de la mer, il faut prendre le bateau, une vieille barcasse à moteur qui descend une fois par jour le Rio Escondido : près de huit heures de trajet dans une moiteur tropicale. La chaleur étouffante qui me fait transpirer à grosses gouttes s’estompe à mesure que nous prenons de la vitesse. Le moteur ronfle avec assiduité tandis que l’avant de l’embarcation plonge dans l’eau et se soulève, projetant des gerbes d’eau qui viennent rafraîchir les passagers. Elles se confondent bientôt avec de grosses gouttes de pluie qu’un orage soudain dispense généreusement dans le fracas du tonnerre. Sous l’impact des gouttes, le fleuve couleur de boue se hérisse d’innombrables pics blanchâtres en mouvement constant. La température tombe brusquement d’une vingtaine de degrés et malgré les vêtements enfilés en hâte, je grelotte, trempé des eaux mêlées de la rivière et des cieux.
L’arrivée à Bluefields est une délivrance. Ankylosé, transi et inquiet de me trouver dans cette ville frontière, loin de tous mes repères, je me précipite dans le premier hôtel venu et m’endors tout l’après-midi malgré la promiscuité : ma chambre est une sorte de boîte démunie de fenêtres, dont les minces cloisons de bois n’atteignent pas le plafond. la soirée se prête à l’exploration de la ville. D’un bar s’échappent des flots de notes provenant manifestement d’un orchestre. Dans la pénombre d’une grande pièce presque vide, trois filles assises autour d’une table ronde forment l’unique public des quatre garçons qui se démènent sur une scène rudimentaire. L’effet pourrait être déprimant si la musique n’était aussi prenante. Après quelques chansons, les musiciens s’arrêtent et rangent leurs instruments. C’est l’occasion de discuter avec eux, en anglais. sur la côte Atlantique des pays d’Amérique centrale, la population est avant tout composée de noirs anglophones que les métis hispanisants descendus des montagnes sont en train de coloniser, sans qu’il n’y ait de véritables mélanges : chacun reste dans sa culture et les deux communautés se côtoient. Mais la plupart des gens sont bilingues.
Rosalio, le jeune guitariste, séduit par mon désir de découvrir les plantes locales me conduit le lendemain matin au marché situé à l’embouchure du rio dans la lagune. toutes les marchandises sont livrées par voie fluviale depuis les plantations des alentours. Les bananes de toutes sortes y arrivent par régimes entiers, accompagnées de fruits étonnants comme le caïmito, rond et gros comme une petite orange, la naranjella, fruit sphérique d’une morelle, jaune à maturité, acide et sucré à la fois, et d’autres encore qui m’étaient jusqu’à ce jour inconnus.
Vers midi, il est temps de penser à se sustenter. C’est l’occasion de goûter les pejibayes, fruits de palmiers élevés, dont la pulpe charnue, féculente et fibreuse, sert de pain quotidien à la population locale. J’apprécie l’aspect à la fois gustatif et nourrissant de ces grosses boules jaunes un peu grasses, bouillies dans l’eau salée, dont il faut toutefois recracher les fibres à chaque bouchée. Avec quelques bananes cuadrados – elles ont une forme un peu carrée – bien mûres et une mangue savoureuse, le repas est tout à fait satisfaisant.
Rosalio m’invite alors dans sa famille pour m’initier à de nouvelles plantes. À notre arrivée, sa sœur Luisa vient nous accueillir. Seize ans à peine, de grands yeux noirs dans un visage ovale qu’éclaire un chaste sourire, un petit air espiègle sous son aspect timide, sa rencontre est un bonheur. Tandis qu’elle me souhaite la bienvenue, son frère grimpe dans un arbre chercher de magnifiques caramboles, ces fruits charnus munis de cinq côtes saillantes qui donnent lorsqu’on les coupe des étoiles décoratives et savoureuses – en anglais on les nomme star fruits. la carambole est vendue en Europe, dans les rayons de produits exotiques, mais elle est verte et acide, alors qu’ici, cueillie mûre, elle est toute jaune, juteuse et parfumée.
Au tour de Luisa. Elle me montre tout d’abord un arbre curieux dont les fruits très acides, semblables à de petits concombres, poussent directement sur le tronc de l’arbre. Conservés dans l’eau salée, on s’en sert comme les cornichons. C’est le bilimbi, un cousin de la carambole, tous deux de la même famille que la délicate oxalis de nos bois, une petite herbe acidulée à feuilles de trèfles. Puis ma jeune guide me cueille des cabosses fraîches de cacao, de gros ballons jaunes côtelés en forme d’obus, eux aussi portés directement sur le tronc des arbres. plutôt que les graines elles-mêmes, mises à sécher pour préparer une boisson chocolatée, on en déguste la pulpe blanche et cotonneuse qui les entoure. C’est étonnant. Elle est juteuse et sucrée, légèrement acidulée… Belle découverte, merci Luisa !
Voici maintenant le fameux roucou, un arbrisseau aux larges feuilles un peu rêches, qui porte des grappes dressés de fruits secs couverts de poils rigides, un peu semblables aux faînes des hêtres. Ils s’ouvrent à maturité pour laisser voir un amas de graines, couverte chacune d’une couche de cire rouge au pouvoir tinctorial intense. On peut s’en servir de rouge à lèvre mais il est plus habituel de les utiliser pour colorer la nourriture en jaune ou en rouge, suivant la concentration. C’est le seul colorant alimentaire autorisé en Europe pour le beurre et les fromages. Je goûte ces graines curieuses qui tachent les doigts : elles sont pratiquement insipides mais ma langue devient rouge vif. Les Indiens caraïbes, s’enduisaient le corps de roucou pour se protéger des insectes piqueurs, ce qui leur valut le surnom de « peaux-rouges », abusivement étendu aux premiers habitants du continent américain.
Après la leçon de botanique, vient le plaisir de la dégustation de jalea de guayaba, une gelée de goyave d’un rose orangé translucide que Luisa m’étale sur une large tranche de pain blanc. L’offre me touche davantage que la saveur elle-même, nettement plus fade que celle du fruit frais. Puis son frère m’emmène pour un long parcours à travers les collines qui dominent la ville, à la découverte de quelques plantes sauvages : la tomate de finca, une petite Solanacée aux fruits rouges comestibles, le capulin, aux fruits noirs et sucrés, légèrement astringents mais agréables à manger tels quels, le guarumo, le jovo… C’est bon, j’ai fait le plein de noms nouveaux pour la journée. Il est impressionnant de constater comme partout dans le Tiers-Monde les gens, y compris les jeunes, connaissent bien les plantes. Comparé à l’Europe !…
La nuit tropicale tombe vite. Rosalio ne veut plus me quitter et me propose de rencontrer des amis. Nous dirigeons nos pas vers un quartier franchement sordide où les cases de bois vermoulues, couvertes de tôles rongées de rouille, surmontent de quelques dizaines de centimètres la boue saumâtre de la lagune. Des planches en déliquescence forment un chemin précaire que le pied aurait tort de quitter. Assis sur le plancher de l’une de ces huttes, mon compagnon discute avec des ombres à forme humaine tandis que je respire l’air lourd d’odeurs avariées. Il faudrait me glisser dans la peau d’un ethnologue pour me détacher de cette réalité oppressante. Y a-t-il vraiment des gens qui vivent dans ces conditions ? Malgré l’heure avancée, des mouflets gambadent sur les planches-sentiers, se hissent sur les porches en surplomb, se chamaillent et viennent quémander des câlins auprès d’une grande sœur, d’un frère ou d’un parent.
Bluefields, m’a-t-on dit, est un des points d’entrée principaux de la drogue en provenance de Colombie : l’île de San Andres, terre colombienne, n’est qu’à 200 km de la côte du Nicaragua et des bateaux font quotidiennement le trajet pour larguer leur marchandise à la mer. Les courants la déposent avec une précision relative sur les plages bordant la lagune. De là, la cocaïne, accompagnée d’autres spécialités, est acheminée par des chemins changeants jusqu’aux États-Unis. On m’a affirmé qu’il n’était pas rare de rencontrer sur les plages des paquets échappés de ballots éventrés par le ressac, aubaine pour le ramasseur de coquillages… qui peut cependant lui coûter la vie car par ici, on ne plaisante guère avec ça.
Passés quelques jours, j’ai envie de quitter la ville, si petite soit-elle, et ses vibrations un peu lourdes… Le « lagon des perles » (Pearl lagoon) a la réputation d’être un endroit parfait pour un amoureux de la nature. En me renseignant au port, il m’est facile de trouver un propriétaire de pirogue à moteur qui accepte de m’y conduire.
Gladstone est noir, âgé d’une cinquantaine d’années, avec des cheveux blancs et un air très doux. Le courant passe immédiatement entre nous. Tant mieux car nous partons au bout du monde : une journée de bateau à travers lagons et canaux pour accéder à un village sur pilotis. Durant les deux mois de la saison des pluies, tout est inondé, la région entière n’est plus qu’un vaste lac et l’on peut pêcher depuis la fenêtre de sa chambre à coucher.
Pour l’heure, les cases, peintes de couleurs vives, dominent un gazon ras d’un vert éclatant, superbe image dans la lumière dorée de la fin d’après-midi. Le lieu est magnifique, de toute beauté, et de surcroît totalement paisible. Tout à côté de ma case-hôtel, pousse une plante extrêmement curieuse aux jolies fleurs rouges en forme de tube, qu’il me semble avoir déjà vue quelque part. Bon sang, mais c’est bien sûr : chez moi ! En Europe, le Bryophyllum est une plante d’appartement, tandis que sous les Tropiques, elle vit en plein air et se développe sans entrave. une longue tige ligneuse, qui n’en finit pas, porte une multitude de feuilles épaisses et charnues, aux bords singuliers : tous les centimètres, se développe une minuscule plantule munie de deux embryons de feuilles et de microscopiques filaments qui sont les futures racines. Ces petits clones se développent sur la feuille et finissent par tomber à terre où ils donnent naissance à un nouveau végétal indépendant mais dont le patrimoine génétique est absolument le même que celui de la plante-mère. D’ailleurs le sol est abondamment couvert d’enfants, du bébé à l’adolescent. Ils ont tendance à se marcher un peu sur les pieds tant la stratégie reproductive de la plante est efficace. Se régénérer ainsi soi-même n’est-il pas le secret de l’éternelle jeunesse, que cherchent à percer les folles tentatives humaines de clonage ?
Après cette longue journée, je me laisse aller à la douceur du soir, allongé sous un drap relativement propre, savourant le concert des oiseaux tropicaux. De la forêt toute proche proviennent des sons étranges qui me bercent. Et je m’endors d’un profond sommeil.
De bonne heure le lendemain matin, Gladstone vient me chercher et m’emmène chez lui pour le petit déjeuner. Sa femme m’accueille chaleureusement et se précipite dans la cuisine, un minuscule cabanon séparé de la maison, où elle s’affaire à préparer du riz et des haricots rouges en sauce. Puis elle fait revenir de belles bananes ventrues, d’un jaune vif, à l’huile de noix de coco. La pièce est exiguë, très sombre et envahie de la fumée du feu de bois qui déroule ses volutes bleues dans un rayon de soleil. Bientôt mon assiette déborde d’une appétissante provende. Moi qui n’ai jamais faim au réveil, je me laisse tenter et déguste avec émotion ce repas si généreusement offert. Gladstone et sa femme plaisantent, heureux de notre partage.
Puis Gladstone m’emmène faire une grande promenade digestive dans la savane environnante. Sur le sol sableux ne pousse qu’une végétation basse, entrecoupée de quelques arbres de belle taille, en particulier de palmiers popter aux feuilles en éventail. La vraie forêt, la selva, n’est pas loin d’ici mais il faut marcher plusieurs kilomètres avant d’y parvenir. Les gens n’y pénètrent pas volontiers car, encore plus que les jaguars[1] avec lesquels on ne déplore pratiquement jamais d’accident, sont à craindre les bandidos, nostalgiques de la récente guerre dont ils ont conservé les armes. Leurs incursions dans les villages sont rares mais ils ne se privent pas de voler et trucider quiconque s’aventure imprudemment sur leur territoire.
Ne voyant pas l’intérêt de tenter le diable, j’abandonne mon projet de rendre visite à la jungle pourtant si proche. Ma frustration est de courte durée car mon guide connaît bien les plantes et sait se montrer passionnant. Il m’explique par exemple que le Bryophyllum que j’avais rencontré la veille se nomme localement « tree of life », arbre de vie, que l’on en mange les feuilles crues avec un peu de sel, et que si l’on a mal à la tête, on peut les chauffer à la flamme et les appliquer sur le front. Il me présente une plante maritime aux tiges et aux feuilles charnues qu’il nomme « purslane[2] » et qui se mange en salade. J’en goûte une poignée : c’est bon, salé, un peu âcre et acidulé, mais avec une sauce ça doit être excellent. Il cueille quelques fruits oblongs d’un grand arbre aux feuilles composées, le jocote, un cousin du manguier. Une épaisse peau jaune et grisâtre protége leur chair acide et sucrée, généreusement parfumée. Différents végétaux possèdent des noms anglais, mais ne correspondent pas aux plantes que je connais sous ces appellations, ce qui ne me facilite guère l’apprentissage. Mais ce qui compte le plus c’est de me sentir bien, ici et maintenant, avec Gladstone.
[1] Baptisés ici tigres.
[2] C’est en fait le nom anglais du pourpier, une plante voisine.