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Un matin, à l’IFAN, Keba m’annonce pour la semaine suivante son départ en Casamance avec le directeur du laboratoire de botanique, afin d’effectuer des relevés de plantes sur le terrain. Il m’invite amicalement à me joindre à l’expédition, sous réserve de l’accord de son supérieur.

Le « patron » en question s’avère un jeune homme fringant et légèrement prétentieux, le regard caché par des lunettes noires de play-boy. Dès le début de l’entretien, le ton est donné : 

– « Mais comment donc, vous êtes cordialement invité à vous joindre à nous, mais vous savez, un tel voyage comporte des frais dont nous ne saurions supporter la totalité, vu le faible budget dont dispose notre institut. Alors bien sûr, nous vous demanderons de prendre en charge votre part des dépenses, mais rassurez-vous, ce ne sera pas grand chose, nous ferons le calcul et nous vous dirons dès que possible ce qu’il en est… »

La veille du départ, un coup de téléphone m’informe que nous partons demain matin à l’aube. Préparer mon sac ne me prend guère plus de dix minutes et le lendemain vers six heures et demi, un vieux 4×4 Toyota qui, vu son état, a déjà dû parcourir la quasi totalité des pistes de l’Afrique de l’Ouest, se gare dans un nuage poussiéreux devant la maison de Denis.

Le directeur, dont le surnom de « Beau gosse » s’impose, sort du véhicule et me tend la main :

– « Bonjour, êtes-vous prêt ? Votre place est là, devant, où sont vos affaires ? Ah oui, il faut que je vous dise, nous avons fait les calculs pour l’essence, le logement, la nourriture et tous les frais annexes, cela fait en tout 400.000 francs CFA (600 Euros). »

Étant donné les prix locaux, c’est de la folie ! Le voilà le piège, quelle naïveté, j’aurais quand même pu m’en douter. Une violente envie de m’énerver me monte à la gorge, mais je me contiens et signifie simplement à mon interlocuteur qu’il est hors de question que j’accepte. Il ne me vient même pas l’envie de négocier car si nous partons sur ces bases, le problème ne tardera pas à se représenter.

Denis paraît sur le pas de la porte et en quelques mots, il a tout compris. Lui n’y va pas par quatre chemins. Il traite Beau gosse de voleur et lui enjoint de quitter les lieux au plus vite. La Toyota démarre rageusement et disparaît au coin de la rue. Une immense déception m’envahit, j’attendais tellement de ce voyage tout au sud du Sénégal ! En moi cohabitent deux sentiments contraires : l’envie, le besoin d’aller à la découverte de ce pays qui me fascine, et en même temps l’appréhension de partir seul à l’aventure. Ce serait tellement plus sécurisant d’être accompagné par des gens qui connaissent le pays, qui parlent la langue. Mon estomac gargouille et le cœur me pince : j’ai peur, voilà tout !

Mais Denis n’est pas homme à se laisser abattre :

– « Écoute François, je sais ce que tu ressens, mais tu ne vas pas te laisser faire. Tu as envie de bouger, alors vas-y. Prends tes affaires, je t’emmène à la gare routière, je te mets dans un taxi-brousse pour Ziguinchor et tu es en route. J’ai confiance en toi. Tu me raconteras tes aventures à ton retour. »

Une heure plus tard, me voici calé sur le siège arrière d’une vieille 404 entre un marabout à barbe blanche, coiffé d’un joli bonnet brodé, et une imposante « mama », dont les hanches et la poitrine débordent largement de l’espace alloué à un passager. Huit personnes dans la voiture, tout va bien, ça me semble très raisonnable. Côté conduite, notre chauffeur se révèle un as du slalom entre les nids de poule et le paysage défile, monotone et captivant à la fois.

Il est quatre heures de l’après-midi et le soleil cogne lorsque le taxi-brousse me dépose au bord de la route de Ziguinchor peu après Bignona, en plein cœur de la Casamance. Une intuition m’a pris de descendre au départ d’une piste de latérite qui s’enfonce dans la forêt et mène je ne sais où. Nous avons mis huit heures depuis la capitale du Sénégal, sur des routes de plus en plus défoncées. C’est un record et le chauffeur en est très fier ! D’autant plus que la traversée du fleuve Gambie sur un bac antédiluvien peut facilement prendre à elle seule plusieurs heures, sans compter les contrôles douaniers puisqu’on traverse de part en part l’état anglophone de la Gambie.

Me voici donc seul en pays inconnu sans autre but que de rencontrer des gens et des plantes. Pour l’heure, je n’aperçois pas âme qui vive mais en ce qui concerne les plantes, je suis servi ! La route est bordée d’anacardiers qui produisent les noix de cajou. Ces noix délicieuses, enfermées dans une coque en forme de rein, pendent au dessous d’un gros renflement jaune ou rouge, charnu et juteux, la pomme de cajou. Comme il est agréable après ce long voyage de planter les dents dans des fruits aussi rafraîchissants… Ces arbres, introduits d’Amérique du sud, ont remplacé ici une jungle dense, riche en espèces variées. Plus loin, ce sont les tecks, originaires du sud de l’Inde, que l’on a plantés, en monoculture, à la place de la forêt diversifiée qui formait il y a peu encore un couvert végétal épais sur toute la Casamance. Déception : comme partout ailleurs, la destruction de la nature est bien avancée…

Coincée entre la Gambie et la Guinée Bissau, cette étroite bande de territoire sénégalais est la région la plus verte et la plus riche du pays. Bien différente du reste du Sénégal, couvert de maigres steppes sahéliennes, puis de savanes soudanaises calcinées par le soleil et les hommes, la Casamance représente le tout début de la grande forêt équatoriale qui couvre l’Afrique de la Guinée au Congo. Mais ici, en zone marginale, elle est particulièrement fragile et l’action conjuguée de la sécheresse qui sévit depuis quinze ans et de l’homme qui défriche pour cultiver ou exploiter le bois, n’en ont laissé que des lambeaux.

C’est ainsi, parmi des arbres clairsemés, que s’enfonce mon sentier, pour laisser bientôt place à la broussaille des jachères. Une fois la forêt coupée, on cultive pendant trois ou quatre ans, puis on abandonne le terrain, épuisé, dont la végétation se régénère progressivement. Au bout d’une quinzaine d’années, on recommence. Mais du fait de la surpopulation croissante, les rotations se font de plus en plus rapides par manque d’espaces cultivables et les sols se dégradent.

Quelques kilomètres plus loin, j’atteins un village. Dès qu’ils m’aperçoivent, les enfants se précipitent hors des cases de banco[1], couvertes d’un toit de graminées sauvages, pour venir voir le toubab[2]. Trois ou quatre bambins me donnent la main jusqu’aux dernières cases – les enfants africains sont merveilleux de spontanéité. Puis le sentier traverse une zone de rizières, sèches à cette époque. Le riz est cultivé pendant l’ « hivernage », la saison des pluies, qui dure en Casamance de fin juin à septembre.

« Comment va la famille, et la santé ? Et comment va le travail ? Tout va bien ?… »

Il faut bien cinq minutes de palabres à chaque rencontre. Ce n’est pas un problème d’ailleurs puisque ici le temps ne compte pas : on en a plus qu’il n’en faut – témoin la préparation traditionnelle du thé qui prend souvent plus d’une heure et sert principalement, comme on me le déclare très sérieusement, à tuer le temps. On se rencontre, on se quitte, avec de grands sourires, et chacun va de son côté, heureux d’avoir partagé quelques moments avec un frère. Ces échanges sont en Afrique une composante fondamentale de la vie en société. Dès mes premières rencontres, j’apprends les quelques mots de diola nécessaires aux salutations : le succès est garanti, les gens sont ravis.

Cela fait près de dix kilomètres que je marche. Le soleil et la poussière m’ont donné soif et l’ombre d’un immense manguier m’accueille pour me rafraîchir un peu. Au moment de sortir ma gourde, deux grands costauds arrivent et s’asseyent à côté de moi.

– « D’où viens-tu ?

– De Dakar.

– A pied ?

– Non quand même pas…

– Où vas-tu ?

– Je ne sais pas, je vais voir les plantes et rencontrer des gens.

– On peut venir avec toi ?

– Mais… pourquoi pas ? Vous connaissez les plantes ?

– Un peu, oui. On te montre ce qu’on sait et tu nous apprends la botanique, ça va ?

– Ça marche, on y va. »

Comme le soir tombe, l’un d’entre eux m’invite à dormir chez lui au village de Koubalan, et au matin nous voilà tous les trois prêts au départ.

Sékou et Idi, mes deux compagnons, connaissent effectivement les plantes.

– « Ça, c’est le kinkéliba. On fait bouillir les feuilles pour boire contre la fatigue. Le matin, c’est meilleur que le café. On le vend à Dakar. »

C’est vrai, Sambo me l’avait déjà montrée.

– « Et ça, cet arbre aux feuilles finement découpées, c’est lui qui donne le nététou, un condiment pour le riz. Ses graines sont mises à fermenter puis roulées en petites boules noires odorantes. »

Avec des tiges de bambou coupées entre deux noeuds, Sékou m’apprend qu’il faisait fuir les singes et les oiseaux quand il avait la charge de garder les champs. Mis dans les braises, les morceaux de tiges explosent avec un grand bruit et effraient les animaux. Quant au bouparab, une petite plante à fleurs roses, cousine de la mauve et de la rose trémière, son écorce sert à faire des liens souple et solides. C’est avec elle qu’on attache le chaume de graminées sauvages dont on fait les toits.

La forêt est dense et variée autour de Koubalan. Au détour d’un sentier, nous rencontrons deux jeunes gens qui vont à la cueillette des fruits de palmier à huile et nous invitent à les suivre. Arrivé au pied d’un de ces arbres majestueux, le cueilleur se ceint d’une nervure de feuille de palmier, passée autour du tronc, et commence à grimper. Il porte, attaché au poignet par une lanière, un long bâton terminé par une lame, qui lui servira à couper la base des feuilles puis le régime de fruits. L’opération est rapide et semble facile… mais je n’aimerais pas me risquer là-haut, à quelque dix mètres du sol. Les régimes tombent sur le sol avec un bruit sourd et sont ramassés par son acolyte qui les rassemble dans un panier profond. Les fruits seront préparés par les femmes pour en extraire l’huile suivant un long processus : il faut les mettre à cuire dans de l’eau, les écraser au pilon, filtrer et faire bouillir le liquide recueilli jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’huile de palme, rouge et riche d’arômes, que l’on verse sur le riz pour l’assaisonner.

Le palmier à huile donne aussi du vin. Mes guides m’emmènent jusqu’à la cabane du ramasseur de vin de palme, dissimulée sous les branchages au plus profond de la forêt. Le vieux ramasseur n’est pas là, mais il revient bientôt avec deux grandes calebasses remplies du jus de palmier qu’il vient juste de récolter. Il nous explique (en diola que Sékou me traduit) qu’il faut inciser le bourgeon terminal du palmier et y glisser quelques morceaux de feuilles le long desquelles coulera la sève, recueillie dans une calebasse. La sève, sucrée quand on la récolte, fermente rapidement et donne une boisson laiteuse de saveur très particulière. On se rend vite compte que le vin de palme est alcoolisé… C’est d’ailleurs pour cela que – théoriquement – seuls les chrétiens et les animistes en boivent, les musulmans (90 % de la population du Sénégal) n’y ayant pas droit… Nous en partageons quelques litres qui se boivent comme du petit-lait.


[1] Argile séchée mêlée à de la paille hachée, nommée « pisé » en France.

[2] Le blanc.

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