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musee-de-l-ifan-de-dakar

Une annonce sur mes stages de plantes passée dans l’Annuaire vert[1] a permis à Denis Tirat, français expatrié au Sénégal, de se procurer mes coordonnées. Un soir de janvier 1990, il me téléphone pour me proposer d’organiser des activités dans son pays d’adoption. Trop énigmatique peut-être, le continent africain ne m’a jamais vraiment attiré mais mon envie d’explorer se montre plus forte que mes réticences et un mois plus tard, un avion me dépose à Dakar.

La première impression est étouffante, il fait chaud et humide. Malgré la nuit, tout baigne dans une moiteur qui m’oppresse. Denis m’accueille de façon conviviale. Il m’explique qu’il est venu vivre ici parce qu’il aime le contact avec les Africains, la notion du temps tout autre qu’en Europe, l’esprit de fête, la nourriture… Pour lui, les Occidentaux ont une vision fausse de ce qu’est réellement le continent noir.

Dès le lendemain matin, Denis me dépose en ville. Dakar semble bien calme et sécurisant avec son air de sous-préfecture endormie. Au coin d’une rue, un jeune vendeur de bracelets m’aborde et, devant mon manque d’intérêt pour sa marchandise, commence à me raconter une histoire abracadabrante, manifestement destinée à m’émouvoir pour me tirer quelques sous… Un fou-rire me prend. Loin de se vexer, le garçon se met à rire aux éclats avec moi. Nous nous regardons et une connivence naît entre nous. Il m’offre alors de m’escorter dans mes pérégrinations. Pourquoi pas ? Sa compagnie est agréable et nous allons déjeuner ensemble dans un restaurant du centre. Abdelrahmin m’initie au tié bou dienn, le riz au poisson national, et à la sauce mafé à base d’arachides. Délicieux. Comment ne pas aimer ces saveurs puissantes, le goût du poisson séché, l’amertume de ce qui doit être une morelle locale et la force du piment ? En fin d’après-midi, nous nous séparons et je rentre chez Denis dans un vieux bus essoufflé qui emporte vaillamment un chargement, certainement en surpoids, d’hommes et de femmes en sueur. Malgré la promiscuité, je me sens parfaitement à l’aise : l’Afrique me plaît déjà !

Mes explorations autour de Dakar me permettent de rencontrer de nombreux végétaux dont certains me sont connus. Dans son ensemble, la flore africaine est difficile à aborder seul. Où trouver quelqu’un qui puisse me la présenter et m’en faire connaître les usages ? Il faudrait aller voir du côté l’Institut Fondamental d’Afrique Noire, créé par les Français à l’époque de la colonisation.

Un gros cube de béton délabré au milieu de ce qui a dû être un parc face à la mer : c’est ici. Une porte vitrée grande ouverte à laquelle manquent quelques carreaux me livre passage. Personne ne se manifeste, le hall d’entrée est désert. Le grand escalier aux marches ébréchées me conduit sur un palier, puis un autre. Enfin, tout en haut des voix me parviennent. Dans une vaste salle bordée de larges baies, trois personnes prennent le thé et observent mon arrivée avec étonnement. Le plus âgé se lève et me tend la main. Après les présentations, j’expose succinctement ma requête :

– « Voilà, je m’intéresse aux plantes et à leurs usages. Pouvez-vous m’aider à mieux connaître la flore locale ?

– Mais bien sûr, nous en serions ravis. Je vais déjà vous montrer quelque chose qui vous intéressera sûrement. »

L’homme va prendre sur un rayon un livre de grande taille à la couverture déchirée, rafistolée avec du scotch, et m’explique :

– « Il s’agit de la Flore du Sénégal de l’abbé Jean Bérhaut. Là-dedans sont recensées toutes les plantes qui poussent dans notre pays, avec quantité d’indications sur leurs utilisations traditionnelles. Il y a trois gros volumes comme celui-ci, qui ont été publiés avant la décolonisation : c’est pour cela que nous les avons ici, les Français nous les ont laissé en partant. Le quatrième vient juste d’être publié, mais nous ne possédons malheureusement pas les moyens financiers pour l’acheter. En tout cas, je vous invite cordialement à étudier déjà ceux qui sont ici. »

Je le remercie chaleureusement, surpris de la facilité avec laquelle les choses se mettent en place. A Paris, elles auraient été autrement compliquées. Mon interlocuteur se nomme Keba Badji, il est botaniste, en poste depuis plus de vingt ans. Petit pour un Sénégalais, les traits profondément creusés, le regard brillant et intense, il semble plein d’énergie. Et ce n’est pas tout. Keba appartient à l’ethnie diola de Casamance où se recrutent les plus fameux guérisseurs. Lui-même en est un. À côté de son travail à l’IFAN qui ne lui rapporte pas grand chose, il soigne régulièrement les gens dans sa maison de Pikine, dans la banlieue de Dakar.

Keba s’excuse, mais c’est l’heure de la prière. Il revêt une superbe robe bleue de coton satiné, parfaitement soignée, et déroule un petit tapis destiné à l’accomplissement des rites musulmans. Installé à une table, je commence à parcourir la flore avec délectation. Mon stylo court sur le papier sans pouvoir s’arrêter : les informations du père Bérhaut me transportent dans un monde fascinant que je brûle de découvrir plus concrètement. Il semble, d’après ses innombrables informations sur les usages traditionnels des plantes sénégalaises, résultats d’observations sur le terrain pendant près de soixante ans, que les végétaux tiennent un rôle important dans la vie des différentes ethnies, tant sur le plan alimentaire que dans le domaine de la médecine ou sous toutes sortes d’aspects utilitaires. La plupart des plantes qu’il cite me sont totalement inconnues, mais je note consciencieusement leur nom latin et leurs vertus, en espérant bientôt pouvoir les rencontrer. Avant de nous quitter, Keba m’invite à revenir le lendemain continuer mon travail et me propose de partager un repas chez lui le samedi suivant, puis d’assister à ses consultations.

Après un couscous de mil au poisson séché et le thé rituel, Keba me fait entrer dans son cabinet de consultation, une petite pièce aux murs bleus, entourée d’étagères où s’entassent des dizaines de sacs remplis de végétaux. Keba soigne uniquement avec des plantes et, me dit-il, toujours avec des herbes qui ne sont pas dangereuses, contrairement à certains guérisseurs qui emploient des plantes toxiques, d’action plus rapide certes, mais parfois mortelles… Keba se défend aussi d’utiliser la sorcellerie et ne croit pas aux gris-gris encore très populaires en Afrique. La dimension spirituelle n’est pourtant pas absente de sa démarche. En témoignent des « Je vous soigne, mais c’est Dieu qui vous guérit » inscrits en arabe et en français sur les murs. Des étiquettes fixées aux étagères indiquent les divers problèmes que guérissent les plantes contenues dans les sacs : asthme, impuissance, dermatose, ulcère d’estomac, stérilité féminine, diabète… Une feuille de papier bleue intitulée « Médecine Verte » lui servant de publicité donne d’ailleurs la liste de 120 affections que Keba se fait fort de traiter. Il y explique : « Déceler les secrets de nos Anciens, que nos vieux parents nous cachent jalousement, tel est le but que je me propose d’atteindre, avec succès par l’aide du Créateur. »

Il semble que traditionnellement, une aura de mystère entoure les activités des guérisseurs. Peut-être ne veulent-ils pas divulguer les connaissances qui leur assurent leurs moyens d’existence. Mais il est possible aussi que cette ambiance un peu ésotérique que je retrouverai souvent en Afrique contribue à l’efficacité du traitement en influant favorablement sur le psychisme du malade…

Déjà quelques personnes sont assises sur un banc dans la cour de la maison. Keba invite la première arrivée à entrer. C’est une jeune femme, qui porte dans ses bras un petit garçon aux yeux arrondis. Il sourit tandis que sa mère sort de son mouchoir noué un morceau de papier qu’elle tend à Keba. Un nombre y est écrit au stylo bille bleu. « 4034 » lit Keba en cherchant dans un grand cahier à couverture noire. 

– « Voilà. Vous êtes venue me voir il y a quinze jours pour l’eczéma de votre bébé. Je vous ai donné un remède à lui donner chaque soir. Comment va-t-il maintenant ? »

– C’est tout à fait parti, regardez, ça ne le démange plus et il n’a même pas de cicatrices sur sa peau. »

Keba me confie : 

– « Je demande toujours à mes clients de revenir après le traitement pour en vérifier le résultat. La plupart du temps, je les ai guéris en une seule séance, mais parfois je dois leur redonner des plantes. »

Le malade suivant vient pour la première fois. Tout en l’interrogeant, Keba note dans son cahier des indications sur les symptômes que décrit le patient. Après quelques questions pour obtenir les précisions nécessaires, il se lève et se dirige vers les sacs de plantes. Le guérisseur retire de plusieurs d’entre eux une poudre brune ou verte qu’il mélange en tas sur un morceau de journal. Il en fait un paquet qu’il tend à l’homme en lui enjoignant :

– « Vous ferez bouillir toute la poudre dans un litre d’eau, puis vous laisserez reposer une heure. Ensuite il faudra filtrer sur un linge et boire un grand verre du liquide chaque soir, jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus. Et vous reviendrez me voir dans une semaine. » 

Le montant de la consultation s’élève à 4000 francs CFA (soit 6 euros). 

– « Ce n’est pas cher, m’affirme Keba. Certains guérisseurs demandent dix fois plus, et souvent leurs clients viennent chez moi ensuite parce qu’ils n’ont pas été guéris… »

Les patients défilent. Le cas de l’un d’entre eux mérite d’être cité. Il a longtemps vécu en France et en Belgique où il s’est fait soigner pour un diabète. Grâce à des médicaments classiques, les médecins européens ont réussi à réduire son taux de sucre, sans pouvoir néanmoins le ramener à la normale. Revenu au Sénégal, il consulte Keba dont il a entendu parler. Le voici une semaine plus tard. Le guérisseur lui demande : 

– « Peux-tu me montrer les analyses de l’hôpital que je t’ai demandé d’aller faire pour contrôle ? 

Il les regarde, sourit et me les montre : glycémie normale. L’homme a également apporté les résultats des analyses effectuées en Europe. Elles montrent une baisse de la glycémie sur une période assez longue, malgré tout à un niveau trop élevé. 

– « Il est définitivement guéri, m’affirme Keba, très sûr de lui. Je lui demanderai de revenir d’ici six mois avec une nouvelle analyse, mais je n’ai pas de doute. Souvent, notre médecine est plus puissante que la vôtre. D’ailleurs il arrive fréquemment que l’hôpital de Dakar m’envoie des patients qu’ils ne peuvent plus soigner, en particulier pour le diabète et pour les dermatoses. Et généralement, je les guéris… »

Dès son enfance en Casamance, Keba a appris de son père, guérisseur lui aussi, à utiliser les plantes. Comme c’est souvent le cas, ce dernier était spécialisé dans le soin de certaines maladies seulement. Keba décida d’enrichir ses connaissances auprès d’autres guérisseurs et fait ensuite ses propres expériences.

– « Maintenant, je sais soigner la plupart des maladies, mais j’ai aussi mes limites : le cancer et le sida. Certains prétendent les soigner, je ne suis pas sûr. J’essaie… »

Pendant longtemps, Keba ramassait ses propres plantes, surtout lorsqu’il descendait en Casamance. À l’heure actuelle, il n’a plus le temps. Ses ramasseurs les lui envoient, il les vérifie soigneusement – une erreur est vite arrivée – puis il les fait pulvériser.

– « J’emploie presque toujours de la poudre, fraîchement préparée. C’est plus facile à doser et à utiliser, et puis comme ça, personne ne peut savoir de quelles plantes il s’agit ! »

Inutile d’insister. Les guérisseurs gardent leurs secrets…

Peu de temps après, je fais la connaissance du Professeur de Lauture, un médecin français installé depuis plus de trente ans au Sénégal, qui connaît le pays comme sa poche. Il s’occupe du programme de santé que le gouvernement tente de mettre en place et s’intéresse de près aux plantes médicinales qu’il cultive sur un vaste terrain près de M’Bour, à 80 km au sud de la capitale. 

Grâce à lui, j’ai l’occasion de rencontrer Sambo Kaoussou, un autre guérisseur réputé exerçant à Dakar, qui accepte de me montrer sur le terrain certaines des plantes qu’il utilise. Quelques jours plus tard, nous arpentons ensemble la savane.

– « Voici l’une des plantes africaines les plus célèbres » me dit-il en désignant un arbrisseau touffu, que je reverrai souvent. « C’est le kinkéliba. Il s’agit d’une Combrétacée, Combretum micranthum. Vous verrez souvent sur les marchés ou au bord des routes de grands paquets allongés de rameaux de kinkéliba, serrés par une bande d’écorce. Ici, les gens en raffolent et en prennent souvent à la place du café le matin. Le kinkéliba est excellent pour le foie. En même temps, sa consommation régulière prévient le paludisme. »

Plus loin, c’est une plante odoriférante de la famille de la menthe : 

– « Les colons nommaient cette plante la « moustiquaire du pauvre » parce qu’elle éloigne réellement les moustiques. Il suffit d’en mettre des bouquets à la porte des cases pour les empêcher d’entrer. Celle-ci, c’est le ratt, un parent du kinkéliba, efficace contre l’hypertension. Je l’emploie toujours avec succès. Ce grand arbre, c’est le caïlcédrat. On utilise la gomme rouge qui coule du tronc, réduite en poudre, contre la bronchite et la tuberculose. D’ailleurs regardez, quelqu’un a entaillé l’écorce pour récolter la gomme. »

Sambo est intarissable. S’il compte me montrer aujourd’hui les quelque deux cents plantes qu’il me dit utiliser couramment, ma tête va éclater. J’en retiens en tout cas le n’guer, un joli buisson au feuillage argenté doué de multiples vertus.

– « Au Sénégal, nous nous en servons fréquemment contre la toux, l’asthme et les diarrhées, mais au Togo, c’est une panacée : on le nomme « la mère des plantes ». J’ai un ami guérisseur à Lomé qui soigne plus de cent maladies différentes rien qu’avec le n’guer ! En Casamance, les gens en accrochent des branches à leur voiture quand ils ne sont pas en règle pour se protéger des gendarmes… » 

– Est-ce que ça marche ? »

Sambo sourit mais ne répond pas : lui non plus ne croit pas aux gris-gris. 

Lorsqu’il n’est pas en train de consulter, Sambo est, comme Keba Badji, botaniste en titre à l’institut fondamental d’Afrique Noire, mais son métier de guérisseur est certainement plus lucratif. Tous deux sont des personnages rares qui réunissent la tradition orale africaine des guérisseurs et la science européenne des plantes. J’ai pu vérifier que leurs connaissances botaniques sont totalement fiables, ce sont de vrais professionnels. En eux, deux mondes se rejoignent. À leurs yeux, ils ne sont pas contradictoires mais au contraire complémentaires car chacun présente des avantages qu’il serait regrettable de nier. Leur approche me parle ! Il est effectivement fondamental que puisse survivre et se développer la phytothérapie traditionnelle du continent noir, peu onéreuse, efficace et sans danger lorsqu’elle est bien pratiquée. Les Africains doivent en profiter les premiers bien sûr, plutôt que de payer très cher des médicaments importés, d’ailleurs pas toujours aussi efficaces, en particulier dans le domaine des maladies chroniques que la médecine occidentale ne sait guère traiter. Les guérisseurs africains auraient sûrement beaucoup à nous apprendre.


[1] Un recueil des activités ayant trait à la santé et au mieux-être.

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