Depuis Lissos au bord de la mer jusqu’au plateau d’Omalos à mille mètres d’altitude, au cœur des Montagnes Blanches, la route monte sans discontinuer. Nous finissons pourtant par arriver, fourbus, à cette vaste cuvette encastrée entre de hautes montagnes comme un cratère lunaire. Seuls quelques poiriers sauvages rabougris ponctuent de leur silhouette décharnée la plaine couverte d’herbes rases et de ces éternels coussinets épineux caractéristiques des zones arides. Tous semblables et pourtant d’espèces différentes, ils adoptent une forme en boule afin de s’adapter à la sécheresse, au vent et à la dent affamée du bétail. Plusieurs familles de plantes s’y sont employées, et il faut souvent attendre la floraison pour pouvoir identifier ces sous-arbrisseaux[1] tant leur aspect extérieur est semblable.
Dans ce paysage désolé, un homme en bras de chemise malgré le vent glacial pioche la terre puis ramasse des herbes qu’il dépose dans un panier. Intrigant ! Nous nous approchons :
– « Kaliméra, que récoltez-vous ?
– Du stamnagkathi, » nous répond-il joyeusement. « C’est la meilleure des salades sauvages. Je suis monté de La Canée[2] pour en récolter. Normalement je suis au travail mais il faisait beau alors j’ai pris l’après-midi pour ça. Vous savez, ça se vend au marché aussi cher que la viande ! »
Nous nous accroupissons pour découvrir quelques tendres feuilles vertes, allongées et légèrement dentées, emprisonnées dans un entrelacs de brindilles grises. C’est la chicorée épineuse, une plante proche du pissenlit endémique des montagnes de l’île. Elle est difficile à déterrer et presque impossible à nettoyer car il faut détacher délicatement les maigres rosettes de feuilles de l’enchevêtrement des rameaux pointus. À la dégustation, cet humble végétal s’avère si goûteux que je comprends l’engouement des Crétois. Non loin de là, nous rencontrons de nouveaux cueilleurs, des ouvriers en train de poser une ligne téléphonique qui s’accordent une très longue pause pour remplir des sacs entiers du délicat légume. À notre tour d’en faire ample provision pour notre repas du soir : la plante sera cuite à l’eau puis servie à la crétoise, avec un filet d’huile d’olive, un jus de citron et une pincée de sel.
Dire que les Crétois aiment les légumes sauvages, agria horta en langue grecque, est bien en-dessous de la vérité : leur consommation est pour eux un véritable mode de vie. À partir des premières pluies d’octobre et jusqu’à la fin du mois de mai, les habitants de l’île, d’aussi loin qu’on puisse se souvenir, en mangent quotidiennement. Ce sont d’ailleurs les seuls légumes que l’on puisse se procurer là où il n’y a pas de magasin ou de marché, c’est-à-dire pratiquement partout à la campagne. Ce n’est qu’en été que les légumes cultivés prennent le relais. La nature est alors grillée sous le soleil tandis que les potagers, irrigués, donnent en abondance. Mais la variété de leur production est infiniment moindre que celle des agria horta.
Lors de mon premier séjour en Crète, j’avais été très étonné de la présence de légumes sauvages sur les marchés urbains. Que ce soit à Héraklion, à Réthymnon ou à La Canée, s’alignent chaque matin les mêmes femmes âgées, toutes vêtues de noir. À leurs pieds de grands sacs en toile et des paniers d’osier proposent leur verdure comestible. Il n’est pas rare d’y compter, seules ou en mélange, une vingtaine de plantes différentes, récoltées le matin même. Certains restaurants les servent à leur menu. Nous en faisons l’expérience à Héraklion, la capitale de la Crète, dans une échoppe perdue au fond d’un dédale de ruelles étroites. Là, sous des néons blafards, trônent de longs bacs en inox renfermant des mélanges imprécis dont le patron, souriant, doit nous répéter les noms. Plusieurs récipients sont remplis de feuilles, de tiges et de jeunes pousses agrémentées d’huile d’olive. Je reconnais sans peine des asperges à feuilles aiguës, des tiges de moutarde avec leurs boutons floraux et au moins trois espèces différentes de Composées proches du pissenlit, dont sans doute une chicorée. La saveur de ce plat est riche, légèrement sucrée et amère à la fois. L’acidité du jus de citron et le sel ajoutés la relèvent, tandis que les différentes plantes apportent des arômes qui intriguent mes papilles. Le croquant des végétaux est arrondi par le gras de l’huile d’olive. Chaque bouchée apporte une sensation nouvelle, un vrai plaisir.
Il nous arrive fréquemment, au long du chemin, de rencontrer des cueilleuses d’« agria horta ». Surprises de rencontrer des promeneurs en ces lieux, les femmes se montrent ravies de nous détailler leur récolte. Leur tablier est un vrai fourre-tout où s’accumulent les divers légumes sauvages qu’elles croisent sur leur chemin. Ce seront, suivant les endroits, des pousses de tamier ou de bryone, des tiges de carotte sauvage, des feuilles de fenouil, de crépis ou de fausse-vipérine. Ou encore bien d’autres choses : au cours de sept printemps passés sur l’île, j’aurai l’occasion de recenser plus de cent vingt cinq plantes différentes cueillies et consommées comme légumes par les Crétois, soit environ 21 % des végétaux comestibles poussant à l’état sauvage… alors qu’en Europe occidentale, la proportion n’est que d’à peine 1%. Dans le monde, les Crétois figurent sans conteste parmi les plus gros mangeurs de plantes sauvages.
Certains de ces légumes sont classiques dans tout le sud de l’Europe, y compris dans le Midi de la France. C’est le cas par exemple des jeunes feuilles de coquelicot qui forment une touffe dense avant que les fleurs bien connues n’apparaissent. Très tendres, avec une délicate touche de noisette, elles sont bouillies à l’eau et consommées en salade mélangées à d’autres légumes. La chicorée intybe est l’un des végétaux sauvages les plus couramment récoltés au printemps dans l’ensemble du bassin méditerranéen. Commune au bord des chemins, on la reconnaît à ses feuilles en large rosette, semblables à celles du pissenlit mais velues, et à ses tiges rigides qui portent des capitules de fleurs bleu pâle toutes en languettes. Par contre, d’autres, endémiques, sont une découverte. Telle la petromarula, une campanule dont le nom signifie « laitue des rochers » car elle en fait son lieu d’élection. C’est une belle plante vivace pouvant dépasser le mètre, aux petites fleurs d’un bleu clair en longues grappes dressées. Ses jeunes pousses sont mangées crues ou cuites en salade. Elles sont tendres et douces, non sans rappeler les amandes fraîches. Dans d’autres cas, il s’agit de plantes que je connais par les livres mais dont il ne m’a jamais été donné d’observer l’usage. Ainsi du scolyme, une plante bisannuelle ou vivace du bord des chemins qui ressemble à un chardon et porte des capitules de fleurs jaunes toutes en languettes comme celles des pissenlits. Sa racine, récoltée avec les jeunes pousses tendres peu de temps après les premières pluies, lorsque la plante commence juste à se développer, est bouillie et mangée en salade. Le scolyme était jadis cultivé comme légume‑racine dans les potagers européens. Quant au muscari, Dioscoride en parlait déjà voici quelque deux mille ans. Commun dans les champs et les friches, c’est une jolie plante à feuilles étroites et allongées, en touffe à la base, dont la tige unique porte de petites fleurs brunes et, au sommet, une houppe de fleurs bleu violacé. Les bulbes sont mis à tremper dans de l’eau pendant un ou deux jours, puis bouillis et dégustés avec de l’huile et du vinaigre. Malgré cette préparation, ils gardent toujours une certaine amertume, fort appréciée.
Le plus surprenant est l’utilisation de la bryone, plante considérée comme toxique en France. Pourtant, en Crète, les jeunes pousses sont bouillies puis préparées en omelette. En réalité, si ses fruits riches en saponines et sa racine violemment purgative possèdent une réelle toxicité, les jeunes pousses en sont dénuées, du moins après avoir été cuites à l’eau. La bryone, commune dans les décombres et dans les bois frais, est une liane aux vrilles agrippantes portant de larges feuilles et de petites fleurs jaunâtres qui donnent des fruits rouge mat.
Dans les villages, les habitants sont toujours étonnés de l’intérêt que nous manifestons pour les plantes, ce qui nous démarque d’emblée à leurs yeux des touristes. Lorsque, plusieurs années auparavant, j’avais recueilli dans le cadre d’une enquête ethnobotanique des informations sur les usages des végétaux dans le Midi de la France, mes informateurs exprimaient fréquemment une gêne confinant à la honte quand nous abordions le sujet des cueillettes. Il me fallait progressivement gagner leur confiance en leur montrant que je n’étais pas un de ces citadins qui les jugeaient passéistes. Je devais commencer par leur montrer moi-même quelques herbes et parler de leurs usages avant qu’ils ne s’ouvrent et n’osent me confier leurs secrets. Ici, rien de semblable, les gens sont ravis de partager avec nous leurs traditions. Autour d’un verre de raki, l’« eau-de-feu » locale, ils nous expliquent, enthousiastes, qu’ils aiment manger les plantes sauvages. Et pourquoi pas les légumes cultivés ? La réponse est unanime :
– « Les agria horta poussent tous seuls : c’est Dieu qui nous les donne, c’est notre vie. Et nous les apprécions particulièrement parce que nous savons que les plantes sauvages sont bonnes pour la santé. »
La gentillesse de ces gens est désarmante. Et leur fierté touchante lorsqu’ils expriment leur amour pour ces plantes que nous autres Occidentaux méprisons en les ravalant au rang de « mauvaises herbes ».
Ces constatations sont bien antérieures à la médiatisation du fameux « régime crétois », dont la version simplifiée consiste avant tout à diminuer l’ingestion de graisses saturées et à les remplacer par de l’huile d’olive. Ceci est extrêmement réducteur par rapport au mode de vie ancestral des habitants de la grande île. Leur rapport exceptionnel avec les légumes sauvages et la conscience qu’ils ont de leur valeur me porte à penser qu’en fait, les agria horta constituent un facteur essentiel de la bonne santé dont jouissent les Crétois. Celle-ci fut révélée par les célèbres études effectuées voici cinquante ans par les chercheurs américains Leland Allbaugh puis Ancel Keys. De tous les pays considérés, c’est la population de la Crète qui présentait le moins de maladies coronariennes et bénéficiait de l’espérance de vie la plus élevée.
Les plantes sauvages sont riches en nutriments indispensables à la santé. Véritables « pilules multivitamines », moins chères et plus savoureuses que celles du pharmacien, elles regorgent également de minéraux et d’oligo-éléments, ainsi que de nombreuses substances dont le rôle protecteur a récemment été mis en évidence, tels les flavonoïdes et les anthocyanes, antioxydants majeurs. En fait, le véritable régime crétois[3] est basé sur une consommation fréquente, régulière et abondante de plantes sauvages, comme je l’ai constaté au cours de mes voyages successifs en Crète.
[1] plante ligneuse de moins de 40 cm de hauteur.
[2] À environ 50 km.
[3] C’est le titre du livre que j’ai publié sur ce thème aux Éditions Fayard en 2002.