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Depuis mon adolescence, l’Inde me fascine. Comme beaucoup, j’ai rêvé d’y aller à l’époque des « chemins de Katmandou », à la fin des années soixante. En janvier 1988, il est grand temps de remettre ce projet à l’ordre du jour et de quitter les rigueurs de l’hiver européen pour les chaleurs de l’Inde du sud. En pleine tempête de neige, mon amie Françoise et moi prenons l’avion à Genève, direction Bombay. Une organisation espérantiste d’échanges internationaux nous a mis en contact avec un hôte, dans la capitale du Maharashtra.

Le bus qui nous mène en ville est bondé, l’air moite m’étouffe. Les formes humaines allongées sur les trottoirs et le spectacle des enfants qui se lavent dans le caniveau sont un choc culturel d’autant plus violent que le voyage a été long et fatiguant. Chercher la maison de Jagdish Parikh relève du jeu de piste et nous donne l’occasion de visiter plusieurs immeubles aux escaliers couverts de larges traces de sang : serait-ce qu’ici les gens s’entr’égorgent ? Enfin nous parvenons au but. Jagdish vit dans une belle maison non loin de la mer. Et son accueil est chaleureux. Peu de temps après notre arrivée, nous voici attablés devant notre premier repas indien authentique : des chapatis, ces souples galettes de blé qui remplacent le pain, du riz, du dahl, une sauce brune de légumineuses longuement cuites et fortement épicées, plusieurs légumes et un chutney de mangue et de citron vert, un condiment à texture de confiture qui combine les saveurs sucrée, salée et piquante dans une belle harmonie fruitée. C’est absolument délicieux : la cuisine indienne me semble à la hauteur de sa réputation.

Mus par notre curiosité, nous demandons à Jagdish d’où proviennent ces taches sanglantes dans les immeubles alentours. Il part d’un long éclat de rire et nous explique qu’il s’agit des crachats de mangeurs de bétel, rien à voir avec le sang. Beaucoup d’Indiens aiment à mastiquer des chiques de pann composées d’une feuille de bétel, un cousin du poivre, sur laquelle on étale un peu de chaux, quelques fragments de noix d’arec[1], des grains de fenouil, de la cardamome, du katha[2], et parfois du tabac. On enroule et on mâche. C’est agréable, l’haleine ne s’en porte pas plus mal… Et surtout chaque fois que l’on crache, on a le plaisir de faire de jolies taches rouge orangé, très décoratives ! À peine sortis dans la rue, nous pouvons constater la popularité de cette pratique. Plusieurs vendeurs de chiques de bétel sont installés sur le trottoir derrière une table couverte de feuilles vertes en forme de cœur, empilées les unes sur les autres, de noix d’arec entières ou réduites en fragments à l’aide d’un casse-noix spécial et d’une multitude de pots renfermant divers ingrédients. Je commande une chique et laisse le spécialiste tartiner sur la feuille un peu de ceci, un peu de cela – non merci, pas de tabac – puis je l’enfourne dans ma bouche sous les yeux étonnés de la foule qui, comme c’est habituel en Inde, n’a pas manqué de s’amasser autour de nous. Le goût est plaisant, frais et parfumé, amer et astringent en même temps – sans doute la noix d’arec. D’intenses picotements se font sentir dans ma bouche où la salive afflue abondamment. Il me faut bientôt en cracher un jet liquide et coloré. La sensation devient brûlante, à la fois désagréable et excitante, mais je persiste à mastiquer et toutes les deux minutes apparaît sur le bord de la chaussée une petite flaque rougeâtre… Inutile d’insister jusqu’à avoir les dents brunies et abîmées comme les mâcheurs invétérés, cette expérience me suffit.

Après une semaine à Bombay, le New York de l’Inde, nous prenons le bateau pour Goa, à cinq cents kilomètres au sud. Il nous faut deux jours, sur le pont où se sont entassés une centaine d’Indiens et quelques routards, pour parvenir à l’ancienne colonie portugaise. Nous élisons domicile au bord d’une immense plage de sable où sèchent des poissons destinés à produire de l’engrais. Des femmes sillonnent inlassablement l’étendue brûlante pour vendre aux quelques « babas » qui se prélassent des fruits exotiques qu’elles poussent la gentillesse (ou le professionnalisme) jusqu’à leur préparer. Nous nous laissons parfois faire : quelles délices que ces mangues juteuses, ces rafraîchissantes noix de coco,  ces papayes onctueuses, ces suaves ananas, ces petites bananes à la fragrance inouïe ! Pourtant je ressens comme une gêne confuse à l’égard de ces femmes qui transpirent toute la journée sous les ardeurs du soleil pour apporter aux touristes gâtés de petits plaisirs. Mon malaise s’accroît encore lorsque je vois comment certains marchandent avec elles pour faire baisser leur prix d’une ou deux roupies… Décidément, faire le lézard au bord de la mer ne me convient pas du tout. 

Heureusement, la végétation qui borde la plage est riche et nous donne l’occasion de faire de belles rencontres. Un curieux végétal dressé, ni arbre ni buisson, aux larges feuilles d’un vert blanchâtre, arbore de grandes fleurs aux pétales cireux et d’énormes fruits ronds, comme des boulets de canon. Il s’agit d’un Calotropis gigantea, de la famille des Asclépiadacées. Comme tous ses cousins, il renferme un copieux latex blanc qui coule dès qu’on le blesse. On le dit toxique, ce que je ne tente pas de vérifier… Un grand palmier domine le paysage. Son tronc gris barré de raies horizontales, cicatrices de la chute des pétioles, et ses immenses feuilles en forme d’éventail pour sultan oriental le trahissent immédiatement : c’est le fish tail palm, le palmier « queue de poisson ». Au cours de notre séjour à Goa, nous aurons l’occasion de déguster les produits de sa sève, longuement cuite pour en concentrer les sucres sous forme de jaggery au goût de caramel, ou fermentée en un vin de palme pétillant, letoddy.

Dispersées sur le sol, de petites graines vermillon nous intriguent. Elles proviennent des gousses mûres d’une liane qui escalade la végétation environnante. Les habitants des lieux en font des colliers de couleur vive, ignorant apparemment que ces joyaux végétaux sont mortels… Et pour cause : cette plante, l’Abrus precatorius, est arrivée récemment d’Amérique du sud, sans que l’on sache bien comment. En effet les plantes voyagent d’un continent à l’autre, propagées volontairement ou non par l’homme. Volontairement quand il décide de les cultiver pour se nourrir, se vêtir ou orner ses jardins, involontairement lorsque les graines trouvent le moyen de l’accompagner à travers la planète : collées à la terre des chaussures, accrochées aux poils des animaux domestiques ou véhiculées avec les plants en motte.

Les végétaux ont mis au point une panoplie de stratégies ingénieuses pour assurer le transport de leurs graines afin de conquérir de nouveau territoires. Les pissenlits, c’est connu, se servent de parachutes pour disperser leur progéniture au moindre souffle de vent. Les frênes et les érables donnent des fruits ailé nommés « samares », les « hélicoptères » de notre enfance. La bardane, la benoîte urbaine et le gratteron préfèrent les crochets qui se prennent dans les poils des animaux et permettent à leurs fruits de parcourir ainsi, ni vus ni connus, de grandes distances. Les graines de violette, de bourrache ou de chélidoine sont munies d’un appendice charnu renfermant des graisses, l’« élaiosome », qui attire les fourmis. Ces dernières les transportent vers leur fourmilière et en sèment toujours quelques-unes le long du chemin. Les glands et les faînes, riches en éléments nutritifs, sont stockés par les écureuils qui oublient souvent une partie de leur butin, destiné à germer dans sa cachette.

Les fruits charnus sont consommés par nombre d’animaux, en particulier les oiseaux. Dans certains cas, le passage dans le tube digestif, aux sucs caustiques, est nécessaire pour que germe la graine. Elle est alors déposée au sol avec les excréments qui lui serviront d’engrais. Les fruits du gui, visqueux, sont mangés par les grives draines qui ne manquent pas d’en laisser quelques graines sur les arbres, permettant au parasite de prendre pied sur un nouvel hôte. Mais les plus spectaculaires sont les fruits explosifs. J’aime depuis mon enfance jouer avec ceux des impatiences, plantes des forêts humides et sombres, dont les fleurs ressemblent à de petits poissons suspendus au bout d’un fil : à maturité, ces grosses gousses bosselées éclatent au moindre contact, expédiant ainsi les graines à plusieurs mètres.

Si dans bien des cas les plantes exotiques ainsi introduites ne posent guère de problèmes à la végétation locale, il arrive qu’elles se montrent particulièrement agressives et la dominent, parfois sur de grandes étendues. C’est le cas en Inde d’une eupatoire buissonnante originaire d’Amérique du sud, cousine des marguerites, qui couvre de son feuillage dense des hectares entiers en bordure des routes et des rivières. Le sujet des « plantes invasives » est à l’ordre du jour et l’on se hâte de diaboliser les végétaux envahisseurs. Ainsi en est-il en Europe de la renouée du Japon ou de la berce du Caucase, qu’il faudrait exterminer. Mais c’est oublier la responsabilité de l’homme dans leur propagation excessive, à travers la modification de l’environnement. La plus grande atteinte à la nature provient toujours de l’emprise de la civilisation par le développement de l’urbanisation et surtout de l’agriculture, elle véritablement invasive ! Tout bien considéré, les plantes qui perturbent le plus la végétation naturelle ne sont-elle pas le maïs, le blé ou les graminées des pâtures ?…

Tout à Goa se souvient de la colonisation portugaise, la cuisine en particulier. Tandis que le sud de l’Inde est généralement végétarien, porc et poisson s’allient ici de multiples façons à la tomate, à l’ail et au piment. Alors que l’alcool est peu répandu dans le pays, la boisson locale la plus réputée est une eau-de-vie, la cashew fenny, obtenue par distillation de la pomme de cajou, un fruit tropical très particulier formé du pédoncule renflé, rouge ou jaune, charnu et juteux, de la noix de cajou, cultivée localement en grandes plantations.


[1] Les graines stimulantes d’un grand palmier.

[2] Un minéral qui soigne les écorchures dans la bouche.

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