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Au cours du printemps 1977, l’envie me prend d’effectuer une parenthèse dans ma vie américaine et de retourner quelques mois sur l’ancien continent. Pour se rendre des États-Unis en Europe, le vol le meilleur marché est proposé par Icelandair de New York à Luxembourg via Reykjavik, capitale de l’Islande. Et pour favoriser le tourisme dans cette île volcanique située en dehors de tout, la compagnie aérienne n’hésite pas à offrir à ses passagers une escale de durée illimitée.

Tout autour de l’aéroport de Keflavik, sous un plafond que l’on pourrait toucher du doigt, s’étendent à perte de vue laves mornes et noirs rochers. Bien que la mer soit à deux pas, le brouillard, le crachin, le froid et le paysage désolé donnent une impression de haute montagne.

Où aller ? Le plus logique est de rejoindre Reykjavik, puis d’aviser. Je me poste au bord de la route et lève le pouce : une voiture s’arrête aussitôt. Le conducteur, un homme d’une soixantaine d’années, parle parfaitement anglais et se montre fort sympathique envers ce jeune aux cheveux longs venu visiter son pays. En chemin, il s’arrête devant une source chaude qui bouillonne en contrebas de la route : les rouges, les violets et les jaunes qui colorent les roches autour de l’eau fumante m’émerveillent.

– « Vous savez, nous en avons plus de sept cents comme ça sur l’île qui n’est finalement qu’un immense volcan… Toute la cité de Reykjavik est chauffée par la géothermie, nous n’avons jamais froid ! »

Arrivé en ville, je déambule dans les larges rues où foisonnent des plantes bien connues, heureux de retrouver mes compagnes européennes. Mais voici qu’un bien étrange pissenlit vient troubler cette impression de familiarité : ses feuilles énormes doivent mesurer plus d’un mètre de long : une feuille, une salade. Un gigantisme dû à la permanence de la lumière sous ces hautes latitudes. Il n’est pas en fleur, dommage, elle devrait avoir la taille d’un tournesol ! Voilà mon repas assuré.

Sortir en auto-stop de Reykjavik n’est pas difficile, mais la voiture qui m’a pris ne va pas bien loin et je me retrouve bientôt à marcher sur le bord de la route. Le temps ne s’est pas arrangé et un vent violent souffle sans répit. Une serre plantée de tomates, tempérée par l’eau chaude du sol, m’offre son abri et me convie à prendre mon repas : un morceau de pain accompagné d’un insolite fromage marron au goût de caramel acheté dans la capitale. Quand arrivent trois jeunes filles. Leur étonnement est grand de trouver ici un inconnu mais, nullement effarouchées, elles entament la conversation dans un anglais impeccable. Les petites Scandinaves semblent posséder bon nombre d’avantages dont le charme n’est pas le moindre… Après avoir entendu mon histoire l’une d’entre elles me propose de m’héberger chez ses parents. Sa proposition vient à point nommé, la vie est décidément parfaite !

La réputation de l’accueil scandinave n’est pas usurpée. Les parents me reçoivent à bras ouverts et lorsqu’ils apprennent mon intérêt pour les plantes, me font visiter leur jardin. Je suis particulièrement intéressé par une Ombellifère aux larges feuilles finement découpées, mollement velues, qui émet une délicieuse odeur d’anis. C’est la myrrhe odorante. Le père m’explique :

– « Nous l’utilisons surtout pour faire des tartes avec les groseilles rouges : on peut réduire la quantité de sucre parce que la plante rectifie l’acidité du fruit. »

Pour m’être agréable, la mère de ma famille d’accueil se met aussitôt aux fourneaux et une tarte parfumée clôt le repas tardif : il est vingt-deux heures passées lorsque nous nous mettons à table. Au menu, du mouton islandais au fumet de suint, des pommes de terre et de la gelée de groseille. Et minuit a déjà sonné quand nous allons nous coucher. Pourtant, il fait encore grand jour car en Islande, au mois de mai, le soleil ne descend que quelques heures en dessous de l’horizon. Malgré ma fatigue, le sommeil est long à venir, et je me réveille tôt, en plein jour.

Après des adieux amicaux, je continue à pied mon chemin. Il me conduit à proximité de gros rochers humides abritant un bouquet de plantes robustes, un peu incongrues dans la végétation islandaise généralement composée d’herbes rases. À leur feuillage ample et découpé en larges folioles, à leurs inflorescences en demi-sphères parfaites, je reconnais sans hésiter des Ombellifères. Il me suffit de détacher de l’ongle un fragment de la tige épaisse, vert clair, très lisse, et de l’approcher de mon nez pour que la senteur prononcée mais très suave ne laisse aucun doute : c’est bien l’angélique archangélique, la grande angélique, plante septentrionale créditée depuis le Moyen-Âge de vertus mirifiques, d’où son nom. On dit que sa racine, non contente d’exercer des effets bénéfiques sur la sphère digestive, possèderait des propriétés proches de celles du ginseng qui lui permettraient de régénérer les organismes fatigués… Le mien va bien, mais quelle joie de contempler cette plante mythique de l’Europe du nord dont je n’avais encore fait la connaissance que dans les jardins botaniques.

La route, ou plutôt la piste, se poursuit à travers un paysage de vertes collines où paissent des moutons. Progressivement, le vent se renforce en rafales et finit par m’empêcher d’avancer. Je n’ai jamais connu cela : je tiens à peine debout sur mes jambes, le corps complètement tendu en avant !

Une maison isolée se dresse un peu plus loin. Je lutte jusqu’à elle contre la tourmente et, dans un suprême effort, je frappe à la porte. Une dame d’un certain âge m’accueille sans hésitation. Elle ne parle pas anglais et mon islandais est plus que limité, mais avec des gestes et de la bonne volonté, nous réussissons à nous comprendre. La situation est d’ailleurs très simple : je suis le bienvenu. En atteste une assiette fumante de mouton et de pommes de terre avec du fromage et de la crème aigre. L’un des plus merveilleux repas de ma vie ! Puis l’on m’octroie la chambre du fils. Incroyable hasard, celui-ci est, depuis la mort de son père, le spécialiste des plantes médicinales en Islande. Il vit à Reykjavik où il me sera possible le rencontrer. Encore une fois, ma bonne étoile veille sur moi ! Je m’endors du sommeil du juste.

Qu’il est plaisant de se réveiller dans cette minuscule maison de pierre au milieu de la verdure. Mon hôtesse me propose de rester quelque temps chez elle et m’indique une promenade dans les environs : non loin d’ici le flanc d’une colline suinte d’une multitude de sources chaudes, habitat d’une fougère unique au monde. De quoi exciter l’imagination d’un botaniste !

La colline en question n’est pas difficile à repérer : une épaisse fumée dévoile de loin son emplacement. L’eau coule en myriades de filets et se rassemble au pied de l’éminence pour former une rivière bouillante qui se jette, quelque cent mètres plus loin, dans un immense fleuve né d’un glacier. À leur confluence, la température est idéale. Je passe plus d’une heure à jouer entre deux eaux, me brûlant à dessein pour ensuite mieux me glacer… Au sortir du bain m’attendent plusieurs stations[1] de cette fougère si rare. Ses frondes sont rigides et découpées en segments aigus, un peu comme des armes orientales mais parfaitement inoffensives.

Le lendemain, je pars pour la capitale rendre visite à Asmundur, le fils guérisseur. Il accepte de me recevoir chez lui. Comme il parle couramment anglais, nous discutons longuement de plantes, aidés dans nos échanges par l’eau-de-vie locale, fort en faveur dans ce pays. Asmundur m’explique en détail les usages médicinaux des végétaux de l’île dont il se sert quotidiennement dans sa pratique. Il me prête une flore de l’Islande que j’étudie soigneusement. Les appellations vernaculaires des plantes y sont heureusement accompagnées des noms scientifiques latins. Je constate avec surprise que sur les quelque huit cents espèces de plantes à fleurs qui poussent sur l’île, pas une n’est mortelle. Les plus dangereuses se trouvent tout juste être les boutons d’or, et encore n’ont-ils pas d’effets bien sérieux… Il suffirait de se baisser pour brouter, l’esprit tranquille, les gazons insulaires.

Quelques jours plus tard, je reprends l’avion pour le continent européen, où je passe trois semaines avant de m’envoler vers l’Égypte en vue d’une aventure plus musicale que botanique. Mon ami Alain, devenu directeur d’une troupe de musiciens traditionnels égyptiens me propose de l’accompagner. Nous vivons à l’égyptienne, vêtus d’une longue galabilla[2], d’une grande écharpe de laine et d’un turban blanc, nourris quotidiennement par les familles des artistes. 

Bien que peu variée, la cuisine égyptienne ne manque pas d’intérêt. Le plat national, la molokhia, est une sorte de fondue végétale préparée avec les feuilles de la plante du même nom, en français la corette potagère, une cousine du jute aux tiges textiles. Je repère sans mal ce légume sur les marchés car deux fines moustaches ornent curieusement la base de chaque feuille. Il est cuit dans un peu d’eau puis travaillé à l’aide d’un « bâton-mixer » que l’on tourne rapidement entre les paumes des mains pour lier la préparation. Pas besoin d’appareils sophistiqués ! On aromatise d’ail et de grains de coriandre revenus au beurre puis on dispose le plat sur une table basse autour de laquelle les convives sont assis. Chacun a devant lui un pain rond de farine bise, nommé « pain de soleil » parce qu’on l’a laissé lever à la chaleur de l’astre du jour. Il en détache des morceaux puis les trempe en toute convivialité dans le plat commun. La texture mucilagineuse de la molokhia pourrait rebuter les palais européens mais elle présente l’avantage de faciliter le transit intestinal.

En plein été, les plantes sont rares au pays des pharaons ! À part les cultures irriguées qui parsèment l’étroite vallée du Nil[3], tout est brûlé par un soleil implacable. Dans le sud, il arrive que pas une goutte de pluie ne tombe pendant plusieurs années ! Y poussent quand même d’intéressants végétaux tel cet Acacia[4] dont le tronc exsude une substance translucide et collante, la gomme arabique, qui sert à fabriquer, entre autres, des loukoums.

Pour la première fois, je partage pendant plusieurs mois une culture totalement nouvelle – les États-Unis sont bien proches de l’Europe. Je suis bouleversé par cet autre monde. La gentillesse et la convivialité de ces gens m’apprennent combien derrière les apparences, les ressemblances entre les hommes sont plus importantes que leurs différences.


[1] En botanique, une station est le lieu où se tient une espèce parce qu’elle y trouve réunies les conditions qui lui conviennent.

[2] Une ample robe en coton, aux larges manches.

[3] Riz, canne à sucre, coton et quelques légumes – oignons, aubergines, tomates, gombo et corette potagère.

[4] Un arbre à la cime étalée, caractéristique des déserts et des savanes d’Afrique, avec des branches épineuses portant des feuilles plumeuses, finement divisées.

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