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En cette fin du mois de mars 1979, notre festival de l’équinoxe se tient de nouveau à la communauté d’Eden dans l’Arizona. C’est déjà presque l’été. Les fleurs qui donnent vie et couleur au désert commencent à se faner. Dès le matin la chaleur imprègne l’air. Certes, le soleil réjouit mon âme, mais je ressens aussi un impérieux besoin de verdure et de fraîcheur.

C’est alors qu’une amie, sudiste d’Atlanta, me parle de sa vie dans les montagnes de Caroline du Nord, dans une cabane de trappeurs. Sa description des forêts denses de chênes et de tulipiers, l’évocation du sassafras et du ginseng, me font imaginer une jungle tempérée, peuplée d’un fouillis de végétaux pleins de mystère. Et puis, ce terrain est situé sur la réserve des Indiens Cherokee, qui vivent depuis des millénaires dans le sud des Appalaches. Il ne me faut pas longtemps pour me décider à traverser les États-Unis et partir à la découverte du printemps dans les forêts de feuillus de l’Est. L’excitation de la nouveauté me prend tout entier.

Deux personnes décident de m’accompagner dans mes pérégrinations, Sarah, une jeune fille de dix-neuf ans au visage rond enfantin et Andy, un jeune chevelu, fan de jazz. Nous prenons la route dans mon vieux bus Volkswagen, aménagé pour y vivre. Quelques morceaux de contreplaqué de récupération m’ont permis de fabriquer un lit, deux étagères de bibliothèque, une commode avec tiroir, une écritoire démontable et un vaste coffre fourre-tout. L’ensemble est décoré de mes peintures à tendance psychédélique et de rideaux de cotonnades indiennes aux motifs inspirés de la mythologie. C’est mon chez moi, mon home, mon refuge. Avec le chauffage à catalyse, la réserve de nourriture et le réchaud pour cuisiner, le confort est total.

La traversée du continent américain est éprouvante car elle nécessite plusieurs jours de conduite intensive. Une étrange excitation m’envahit à traverser ces paysages pourtant monotones qui évoquent les livres de mon enfance. Je frissonne d’enthousiasme le long de ces freeways[1] sans fin sous le ciel immense de la prairie où le soleil se couche dans un embrasement théâtral. Me voici, dans la grande Amérique, ce pays démesuré où tout est possible. Dans ma tête, les Rolling Stones chantent Route 66. Je me sens un nouveau Kerouac !

Après les interminables autoroutes qui nous mènent au-delà d’Atlanta, nous abordons par de petites routes sinueuses le pied des Appalaches et passons en Caroline du Nord. Le printemps ici est à son apogée. La lumière douce, nostalgique à souhait, fait vibrer les verts tendres des luxuriants feuillages. Des oiseaux de toutes sortes chantent et se répondent. La vie coule à flots vigoureux dans ce pays où les hivers sont rudes et les étés étouffants. Comme si chaque être profitait à plein de la saison bénie.

Les buissons de « cornouillers fleuris », flowering dogwood, forment d’immenses masses blanches de faux-pétales qui sont en fait de larges feuilles modifiées entourant un cœur de fleurs véritables, minuscules et verdâtres. Les feuilles ordinaires sont vertes, larges et pointues, parcourues de nervures arquées bien visibles. Elles possèdent une particularité amusante : lorsqu’on les déchire en deux dans la largeur et que l’on en sépare délicatement les moitiés, l’inférieure reste reliée à la supérieure par de mystérieux fils formés de la sève qui se polymérise. Sous un éclairage adéquat, on dirait qu’elle flotte en l’air… On peut réaliser le même tour de magie végétale avec les feuilles du cornouiller sanguin, buisson commun des haies européennes. Dans les fourrés foisonnent les cerisiers sauvages parés de dentelles immaculées. Alors que leurs feuilles commencent tout juste à pointer, les innombrables fleurs blanches masquent les rameaux à l’écorce grise, striée à l’horizontale, et présagent de copieuses récoltes de merises rouges ou noires, acidulées, amères ou délicieusement sucrées suivant les cas.

Les bois, riches d’une variété d’essences feuillues, sont plus riants que les sombres forêts de conifères de l’Ouest. Parmi les espèces dominantes, le tulipier de Virginie est surprenant. Cet arbre venu d’un autre âge, cousin des magnolias, porte de larges feuilles, de forme curieuse : elles semblent incomplètes, comme tronquées à coups de ciseaux. Et ses grandes fleurs aux pétales verts et orange, coupes ouvertes accueillant d’innombrables étamines, sont spectaculaires. Elles lui ont valu son nom botanique de Liriodendron tulipifera, l’arbre-lis porteur de tulipes, et en font un véritable fossile vivant, proche parent des premières plantes à fleurs. Ces dernières apparurent au début du Crétacé[2] et devinrent à la fin de cette période, voici 65 millions d’années, le groupe le plus important sur terre[3]. Contrairement aux végétaux antérieurs, les plantes à fleurs protègent leurs fragiles ovules qui donneront les graines à l’intérieur d’une structure fermée, l’ovaire[4]. Celui-ci s’entoure d’étamines porteuses de pollen, de pétales attirants pour les insectes et de sépales qui protègent l’ensemble dans le bourgeon. Les angiospermes[5] les plus anciens sont des plantes proches des magnolias et des tulipiers, dont les grandes fleurs attirent des scarabées qui ont pour tâche de transporter le pollen d’une fleur à l’autre et trouvent leur récompense en croquant quelques morceaux de l’ovaire. Ce moyen primitif de pollinisation s’est progressivement modifié grâce à une collaboration avec d’autres insectes, les abeilles et les bourdons, qui consomment le nectar que produit la fleur. La taille de cette dernière peut alors se réduire considérablement jusqu’à devenir minuscule comme chez les Composées qui en regroupent parfois des centaines dans un seul capitule.

Notre destination est Cherokee, village nommé d’après la tribu dont la plupart des membres ont été déportés au XIXe siècle vers l’Oklahoma.  On estime qu’au cours de cette « Longue Marche », environ deux cent mille hommes, femmes et enfants ont péri de fatigue et de maladie. Quelques milliers d’Indiens ont réussi à se cacher dans les montagnes et leurs descendants « bénéficient » d’une réserve où le gouvernement américain prend soin d’eux. Triste tableau ! Le logement, de pauvres baraques préfabriquées, et la nourriture, à peine mangeable, leur sont fournis gratuitement. Les Indiens n’ont nul besoin de travailler, ils n’ont qu’à se laisser vivre… et boire. L’alcool est interdit sur la réserve car, pour des raisons génétiques, les Indiens ne le supportent pas, mais il est tellement facile de s’en procurer ! Quant au village lui-même, ce n’est qu’une longue attraction touristique où les descendants des massacreurs se font photographier en compagnie de Peaux-rouges faussement emplumés, avant d’acheter de pseudo-souvenirs made in Korea. Affligeant !

Nous n’avons aucun mal à dénicher Russell, la personne chez qui Diana a vécu, car tout le monde le connaît ici. Son ancienne profession de moonshiner, c’est-à-dire de fabricant de whisky en fraude, l’a fait classer depuis longtemps parmi les personnalités locales. Mais il a tellement bu d’alcool et détruit sa santé à ce jeu qu’il a abandonné depuis peu ce métier valorisant. Il nous explique qu’il s’est maintenant recyclé dans la chasse à l’ours : la viande pour se nourrir et les griffes pour les touristes. La peau serait intéressante, mais il faudrait la tanner et ça le fatigue. Pour Russell, seul compte le moment présent. Demain n’existe pas et tout va bien comme ça. Il n’est jamais sorti de sa forêt et n’en a pas la moindre envie : c’est son monde, point final !

Russell est d’accord pour que nous restions dans sa cabane au dessus de village, là où les Cherokees vivaient disséminés autrefois avant que les autorités ne les incitent à se regrouper dans la vallée afin de mieux les contrôler. C’est une structure très simple de troncs bruts entre lesquels on a bourré de la mousse pour l’isolation. Un couloir central, traversant de part en part l’habitation, délimite deux chambres d’un côté, une pièce de l’autre. Face à l’entrée s’étend une mare grouillant de végétation et d’animaux. Tout autour, la forêt dresse ses fûts majestueux.

Russell connaît tous les recoins de son domaine. Il suit les traces des animaux et sait identifier les arbres à leur écorce. C’est pour moi un exercice difficile car j’ai l’habitude d’utiliser les feuilles, les fleurs ou les fruits, critères habituels de détermination des espèces végétales pour les botanistes. Mais ici les arbres s’élèvent à de grandes hauteurs avec des troncs dépourvus de branches et leurs frondaisons s’imbriquent les unes dans les autres au point de rendre impossible leur identification par les feuilles. L’observation de l’écorce des plantes ligneuses est passionnante et m’offre de nouvelles clés pour démêler un peu l’imbroglio de la nature. Je connais de nouveau la frustration du débutant mais Russell est un bon maître et j’apprends rapidement.

Chaque jour apporte l’occasion de sillonner les bois, seul ou avec mes amis. J’aime cette verdure épaisse que d’aucuns trouveraient sans doute étouffante, à peine trouée par des rivières peu profondes où grouillent les poissons. L’eau parfaitement limpide apaise souvent ma soif et les pousses savoureuses se laissent grignoter au passage. Celles des renouées[6] sont agréablement acidulées comme la rhubarbe. Chez la barbarée printanière, sorte de moutarde sauvage aux feuilles luisantes et découpées, elles se montrent piquantes, tandis que sa cousine la barbarée vulgaire est nettement amère. Le nombre de folioles (plus de huit pour la première, moins de huit pour la seconde) permet de savoir immédiatement à laquelle on a affaire. Lorsqu’elles laissent encore passer la lumière par transparence, les toutes nouvelles feuilles de tilleul sont quant à elles d’une douceur extrême, avec une tendre texture de chewing-gum qui emplit la bouche et coupe rapidement la faim. J’aime picorer ainsi, en me promenant. C’est une saine habitude, préférable à l’absorption de biscuits et de chocolat, car les plantes apportent, outre leurs vitamines, minéraux et oligo-éléments, toute la force de leur vitalité.

Un soir, revenant d’une balade qui m’a emmené loin dans la montagne, je surprends un phénomène singulier. Ici, en altitude, c’est encore l’hiver. Malgré la saison, une branche d’aubépine est couverte de fleurs, alors que toutes les autres alentour ne sont encore qu’en boutons. En m’approchant, je constate que la branche en question est cassée, ce qui m’intrigue encore davantage : pourquoi a-t-elle fleuri ? L’explication viendra plus tard. Les plantes ont en quelque sorte « peur » de mourir. Si elles sont soumises à un stress intense, elles vont employer toutes les forces à leur disposition pour tenter de se reproduire – donc fleurir et donner des fruits si cela leur est possible. C’est ainsi qu’en 2003, en France, les chênes ont produit beaucoup plus de glands qu’à l’habitude à cause de la sécheresse… Par ailleurs, sur l’île de la Réunion, il est habituel de lacérer le tronc de certains arbres pour qu’ils fructifient davantage. Il s’agit là d’une manifestation de la puissance de la vie qui cherche par tous les moyens à se perpétuer.


[1] Lles autoroutes gratuites qui sillonnent l’Ouest des Etats-Unis.

[2] Il y a environ 130 millions d’années. Mais de toutes nouvelles découvertes de fruits vieux de 150 millions d’années dans le nord-ouest de la Chine pourraient encore faire reculer cette date.

[3] À l’exception des mousses, des fougères, des prêles et des conifères, tous les végétaux sont des plantes à fleurs – pas seulement les roses ou les marguerites, mais également les noisetiers, les chênes, les pissenlits et les orties… pratiquement tout ce qui nous entoure.

[4] Le pistil est composé de l’ovaire, du style et du stigmate qui reçoit le pollen ; à maturation, l’ovaire devient le fruit.

[5] C’est ainsi que l’on nomme scientifiquement les plantes à fleurs.

[6] Ainsi nommées car la tige souterraine de certaines espèces semble former des nœuds.

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