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Sur la grande île d’Hawaii, un ami me prête son logement de son séjour à Honolulu. Je passerai une semaine seul, à explorer les possibilités de me nourrir dans la nature locale. 

L’abondance des cocotiers m’incite à tester chacun des stades de leurs noix. Toutes jeunes, elles ne renferment qu’une eau rafraîchissante et claire. Puis se forme sur les parois internes une faible gelée translucide qui prend corps et s’opacifie, devenant chaque jour plus consistante et plus riche en lipides. Bientôt on peut en extraire du « lait », puis la noix passe à l’étape du coprah, lorsque coule dès qu’on la presse une huile appréciée en cuisine. Les Hawaiiens traditionalistes la préfèrent lorsqu’elle a commencé à germer et que s’est formé à l’intérieur une grosse boule grasse et odorante.

C’est aussi l’occasion de découvrir le légume nourricier par excellence de l’archipel, le taro, un gros tubercule noir strié horizontalement. Partout s’étendent des champs couverts de ses larges feuilles échancrées à la base, au sommet d’un gros pétiole dressé sortant directement du sol. On en cultive près de deux cents variétés, allant du vert clair au pourpre et au noir presque pur. La plupart d’entre elles présentent l’inconvénient de contenir une multitude de petits cristaux aigus d’oxalate de calcium qui agressent les muqueuses[1]. Croquer un morceau de taro cru donne l’impression de mastiquer une pelote d’épingles : la bouche brûle et les tissus enflent… La cuisson détruit le principe délétère et permet de consommer le tubercule sans danger. Celui-ci s’avère une excellente source d’énergie par son apport en hydrates de carbone. Il se conserve longuement si l’on procède comme les anciens Hawaiiens : le taro est cuit dans un four souterrain, souvent nommé « four polynésien », puis écrasé au pilon en une pâte qu’on laisse fermenter à chaleur ambiante. Cette pâte, le poï, devient de plus en plus acide au fil du temps. Mon palais l’apprécie !

Dès le retour de mon ami, je décide de parcourir l’île. Gravir le Mauna Loa ou son jumeau le Mauna Kea, culminant tous deux à plus de quatre mille mètres, ne me semble pas très réaliste, mais je me laisse tenter par la traversée du parc des volcans depuis le bord de mer jusqu’au cratère en activité de Kilauea.

Première étape, les sources thermales de Kalapana. Elles sont les bienvenues car il ne fait pas beau et la température n’a plus rien de tropical. Un tel froid au coeur d’un pays chaud est toujours surprenant. Le bain dans ces vasques brûlantes dominant la mer est un pur délice – volupté, abandon du corps et de l’esprit à la rencontre des éléments au milieu de vapeurs soufrées. L’odeur, loin de me déranger, remplit mes sens et mon âme d’un plaisir équivoque : les effluves et les saveurs soufrés commencent par surprendre et repousser, puis par un effet subtil, ils aguichent et excitent l’intérêt créant parfois une attraction puissante. C’est le cas de l’ail ou de l‘asafoetida, cette résine brune et cassante extraite de la racine d’une férule moyen-orientale[2] dont la cuisine indienne fait grand usage. J’adore l’utiliser dans les sauces de légumineuses, bien fades sans elle. L’exemple du dourian est encore plus célèbre : ce gros fruit épineux originaire du sud-est de l’Asie exhale des relents de gaz d’éclairage et de roquefort hors d’âge[3], alors que le riche bouquet de sa pulpe crémeuse, d’un jaune pâle rappelant l’ivoire ancien, possède les nuances de noix d’un vieux Banyuls et fait les délices des connaisseurs. L’odeur de soufre n’est pas non plus très loin des émanations riches en phéromones[4] que dégagent les parties pileuses du corps humain, en particulier sous l’effet du désir : on adore ou l’on déteste, difficile de rester neutre. Preuve supplémentaire de son caractère peu catholique, le bouc aux pieds fourchus tout comme le diable en personne sentent, dit-on, le soufre…

Il pleut pendant la nuit. Mon abri, un simple tube de plastique souple, se montre efficace pour contenir l’eau céleste… Par contre, celle qui s’évapore de mon corps par ma respiration et ma transpiration condense à l’intérieur du plastique et forment en quelques heures des ruisselets qui se rejoignent, grossissent et se résolvent en mares dans les replis du fond de la tente. Inexorablement, je sens mon sac de couchage s’imbiber. Un angoissant supplice que m’inflige la nature. Le jour venu, la pluie s’obstine. Pas question pour autant de rebrousser chemin, même si la pensée d’un retour prématuré m’effleure plus d’une fois. On a sa fierté ! Rien ne compte qu’avancer sans relâche tantôt sur des rochers glissants, tantôt par des chemins transformés en torrents rougeâtres. C’est à peine s’il m’est possible d’apprécier le paysage superbe bien qu’inquiétant de laves aux formes étranges. Impensable de m’arrêter pour contempler la délicate corolle asymétrique des élégantes Scævola taccada au feuillage clair qui de loin me font signe.

Le soir venu, il me faut déplier une tente aussi mouillée dedans que dehors et y glisser un duvet trempé dans lequel je m’introduis avec réticence… C’est très désagréable mais que faire d’autre ? J’y aurai moins froid qu’assis sous la pluie. Je ferme à peine l’œil cette nuit-là, pourtant, contrairement à mes croyances en la nécessité d’un sommeil d’au moins huit heures, ce bref repos se montre réparateur et je suis prêt à continuer mon périple. Le chemin grimpe sérieusement. Ma cape me protège tant bien que mal de la pluie persistante. Mais l’eau qui ruisselle dessus vient copieusement mouiller mon pantalon et, sous l’effort, mes derniers habits secs se gorgent de sueur… Sans compter mes chaussures, définitivement transpercées, dans lesquelles mes pieds font un bruit aquatique dont il vaut mieux sourire… Le vent redouble d’intensité au fur et à mesure qu’augmente l’altitude, tandis que le froid s’intensifie. Enfin, dans le courant de l’après-midi, alors que tombe un brouillard épais, apparaît une providentielle cabane. Saluons encore une fois la prévoyance des responsables des parcs nationaux américains !

À y regarder de plus près, ce n’est en fait qu’un abri de pique-nique, à trois côtés. Voici en tout cas un refuge. C’est hélas sans compter avec la furie des éléments qui se déchaînent pendant la fin de la journée et une bonne partie de la nuit : les rafales sont tellement violentes que la pluie tombe à l’horizontale. Impossible d’échapper au liquide glacé. Cette fois tout est entièrement trempé et je grelotte de froid, de fatigue et de faim. À peine ai-je grignoté depuis trois jours quelques feuilles, quelques baies glanées au fil du sentier. La situation devient critique et je commence sérieusement à broyer du noir : que fais-je ici ? Pourquoi ne pas être tranquillement resté chez moi ? Mais où est-ce chez moi ?… Où va m’entraîner cette nature si extrême ? Les pensées s’entrechoquent de manière incohérente, l’une d’elles domine peu à peu les autres : je vais mourir de froid sur le flanc de ce volcan, loin de tout…

La situation empire encore le lendemain matin car une véritable purée de pois s’est abattue comme un voile mortuaire sur tout ce qui m’entoure. On ne voit pas à dix mètres. Impossible de savoir même où continue le chemin… Je suis glacé, j’ai peur, je tremble corps et âme. Lorsque une légère éclaircie laisse apparaître le début du sentier, je jette mon sac sur mon dos et me précipite, brossant au passage les buissons qui dégoulinent. Deux heures de chemin pour aboutir, ô miracle, à une route goudronnée. Jamais trace de civilisation ne m’a autant réjoui ! Mais je ne sais pas de quel côté diriger mes pas et m’assieds sur mon sac, exténué.

Le moteur d’une voiture finit par se faire entendre: je me lève et barre la route en agitant les bras en tous sens. Ce sont deux rangers qui patrouillent : sauvé ! Peu de temps après, ils me déposent au Visitors Center du cratère de Kilauea, mon but. J’y suis donc arrivé ! Mais je renonce à la visite pour m’enfermer dans les toilettes où un sèche-main électrique m’aide à éliminer un peu d’humidité. Moi qui trouvait ces appareils plutôt inutiles et gaspilleurs d’énergie… Grande leçon : je trouve qu’il y a finalement du bon dans la technologie. C’est son excès qui est néfaste.

Un peu ragaillardi, je me mets en quête d’une bonne âme pour me ramener dans les basses régions de l’île, à proximité de chez mon ami. Malgré mon air peu engageant,  ou peut-être du fait de mon aspect pitoyable, il m’est facile de trouver un couple charitable, qui frémit à l’énoncé de mon aventure.

Quant à moi, la manière forte m’a donné une leçon dont je tirerai longtemps après les fruits. C’est par un contact direct et intense avec les forces de la nature que l’on peut grandir et progresser sur son chemin de vie : elles nous permettent d’aller à l’essentiel, rapidement, alors que le confort des créations humaines nous en éloigne. Voilà pourquoi les Indiens, les Aborigènes, les Pygmées ou encore les Bushmen, proches de la nature, mettent tant l’accent sur le courage face à l’adversité et la nécessité profonde de connaître et d’accepter la souffrance lorsqu’elle se présente, sans la rechercher de façon morbide. À l’opposé, notre société veut nous éloigner de tout ce qui peut être douloureux – le chagrin, la maladie, la mort – et nous condamne à vivre dans un cocon artificiel qui étouffe nos émotions et nous empêche de respirer. Il importe de s’impliquer dans l’existence, le « risque zéro » n’existe pas !

Une telle aventure, qui aurait pu mal tourner, permet de relativiser les épreuves de la vie et de remettre à leur juste place les difficultés quotidiennes, afin d’éviter de les amplifier en problèmes. Vivons avec profondeur et légèreté !


[1] Contrairement aux orties, par exemple, il s’agit ici d’une irritation mécanique et non chimique

[2] Une grande Ombellifère, cousine de la carotte.

[3] À tel point que les bus et les hôtels de nombreux pays asiatiques l’interdisent dans leur enceinte.

[4] Substances provoquant une attirance sexuelle.

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