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Deux mois plus tard, j’atterris à l’aéroport de New York. Une immense limousine me conduit en grand style chez « Jojo », le deuxième restaurant de Jean-Georges. L’épuisement du voyage, la nourriture délicieuse et les vins excellents m’amènent à un état proche de la béatitude. Malgré l’excitation d’une soirée qui se prolonge dans des bars sympathiques en compagnie du chef, il me faut songer à prendre un peu de repos car le programme sera chargé.

Jean-Georges nous conduit chez Nancy qui, plusieurs fois par semaine, le fournit en légumes frais. Elle cultive un bout de terrain « upstate New York[1] », proche de la mégalopole. Coiffée d’une natte et d’un béret qui lui donnent l’air d’une étudiante trop vite grandie, Nancy est une femme énergique et intelligente et se montre immédiatement partie prenante dans notre projet. Au cours de la journée, je présente l’une après l’autre une trentaine de plantes : 

– « Que pensez-vous de celle-ci ? Froissez bien les fleurs entre vos doigts. »

Je tends une tige raide, parsemée de feuilles finement découpées en trois dimensions et effilées au sommet, un peu comme des sourcils broussailleux terminés en pointe. Elle porte tout en haut une inflorescence aplatie de capitules blanc crème artistiquement juxtaposés.

– « Mmmh… c’est une odeur très pénétrante, puissante, fortement aromatique, avec une note florale agréable. Il y a sûrement quelque chose à faire, mais c’est à manier avec précautions pour que le côté camphré ne domine pas.

– C’est du millefeuille, yarrow en anglais, une plante commune dans les prairies, au bord des chemins. Si elle vous plaît, tant mieux car il sera facile de vous en procurer en quantité. Les toutes jeunes feuilles se mangent en salade au printemps, après elles deviennent trop dures mais on s’en sert pour cicatriser les blessures : on appelle la plante l’« herbe au charpentier ». Quant aux fleurs, très riches en huile essentielle, elles sont toniques et anti-inflammatoires.

– Et ça, on peut en faire quelque chose ? »

Jean-Georges pointe le doigt vers de grandes plantes aux larges feuilles grisâtres, poussant en un groupe dense qui va s’effilochant à travers le pré sec. Les tiges, droites comme des i, portent de gros pompons de fleurs violet clair munies de longues queues, plus ou moins courbées et toutes réunies au même point ce qui donne au bouquet l’aspect d’un feu d’artifice monochrome. Chaque fleur est couronnée de pétales pointus tandis que les sépales[2] sont rabattus comme une jupe coquette. De façon contradictoire, toute la plante respire à la fois le raffinement et la lourdeur.

– « Quand les jeunes pousses sortent de terre, on peut les récolter et les cuire comme les asperges malgré le duvet qui les recouvre. Il en est de même par la suite avec les boutons floraux, gros brocolis sucrés. En cette saison, il est possible de récupérer le nectar des fleurs en les faisant bouillir dans un peu d’eau. Elles en sont remplies : en butinant, les papillons alléchés se prennent les pattes dans un piège qui, s’ils s’en sortent, les oblige à transporter le pollen d’une fleur à l’autre afin de favoriser la fécondation croisée… Cette plante machiavélique s’appelle l’asclépiade, en anglais milkweed, l’herbe-à-lait : regarde ! »

Et j’incise avec l’ongle une tige qui laisse couler un abondant latex blanc. En le malaxant entre deux doigts, une masse élastique se forme :

– « On pourrait aussi en faire du chewing-gum.

– C’est vrai, le lait renferme du caoutchouc, comme l’hévéa. Mais il est trop amer pour être utilisable. »

Les rencontres se succèdent et les végétaux acceptés sont récoltés en quantité suffisante pour effectuer dès les jours suivants des essais en cuisine. Ces plantes, Nancy doit les récolter ou les cultiver, en se référant aux indications que je lui donne, afin d’en fournir régulièrement Jean-Georges.

De retour en ville, le chef prépare son service puis expérimente, avec son second, ancien de chez Michel Bras, déjà acquis aux plantes sauvages, et son pâtissier les éléments de notre cueillette. C’est ainsi qu’il crée son délicieux gazpacho de chénopode blanc qui deviendra plus tard l’un des points forts de sa carte, ou encore son yaourt aux fruits de carotte sauvage que l’on dirait parfumé à la williamine. Parfois nous nous rendons le soir chez des amis du chef pour y préparer un repas entier à base de plantes sauvages fraîchement récoltées. Parmi les réussites figure le poulet au sassafras, aromatisé des feuilles et de l’écorce des racines de cet arbre extraordinaire, les fleurs de chèvrefeuille cristallisées et le sorbet d’agastache à l’arôme de menthe et de fenouil.

D’autres soirs, Jean-George m’invite dans les restaurants new-yorkais où se concocte l’une des cuisines les plus créatives du monde. Nous dînons japonais chez Nobu, fréquentons de grands chefs classiques tel Daniel Boulud, sans doute le français le plus célèbre de toute la côte est, ou de petites gargotes ethniques : bars à sushis, grills traditionnels japonais, authentiques chinois aux néons criards de Chinatown, où les nappes en plastique se replient en sacs poubelles sur les restes du repas… Après ces agapes nous faisons la tournées des bars et des boîtes, faisant de singulières rencontres parmi la faune cosmopolite de cette ville fascinante.

Un après-midi, nous présentons ensemble la cuisine des plantes sauvages aux dames du club de chez Maceys qui semblent aduler Jean-Georges. Le voir en plein action est impressionnant. Il a l’air très jeune mais son regard perçant dénote une grande habitude de la vie et des hommes : rien ne lui échappe et son esprit prodigieux a toujours plusieurs temps d’avance sur la situation en cours. C’est un battant !

Jean-Georges m’emmène à plusieurs reprises au marché d’Union Square, en plein centre de Manhattan. Sur le pourtour de la place se dressent une trentaine de stands différents. Poissons frais de l’Atlantique, pains biologiques de toutes farines, jus de fruits frais, « bretzels » croquants et champignons insolites accompagnent les principaux étals de fruits et de légumes. Ici, pas d’intermédiaires : les vendeurs sont les producteurs. Et tout change suivant les saisons. Le marché d’automne est le plus coloré, avec des monceaux de pommes allant du jaune pâle au rouge le plus foncé et d’innombrables courges de tailles, de formes et de couleurs étonnamment diverses. Le plein hiver marque bien sûr un creux car le thermomètre peut descendre à 30°C au-dessous de zéro et la couche de neige dépasser le mètre ! Mais que vienne le printemps et les légumes apparaissent en quantité étonnante pour un pays dont on pense souvent que les habitants ne se nourrissent que de hamburgers et de crèmes glacées. Des piles de végétaux de formes variées s’amoncellent sur les tables de bois, surmontées d’étiquettes aux noms souvent curieux. Le panneau arugula est fiché dans un tas de larges feuilles d’un vert grisâtre, un peu épaisses au toucher. J’y reconnais la roquette cultivée, proposée ici sous son nom espagnol car la communauté mexicaine de New York en raffole. Sa cousine sauvageonne, le diplotaxe à feuilles ténues, l’avoisine sous le nom de sylvetta. Elle possède une personnalité à la fois plus prononcée et plus fine. On la rencontre aussi, mélangée à d’autres salades sauvages et cultivées dans le « mesclun » niçois qui a maintenant traversé l’Atlantique et fait un tabac en Amérique.

Le pourpier sauvage m’a toujours intrigué avec ses tiges rougeâtres, rondes et charnues, munies de petites feuilles épaisses, plus larges à l’extrémité qu’à leur base. C’est ici l’un des légumes les plus courants en été. Son nom anglais purslane dérive du français porcelaine à cause de la fragilité de ses tiges gonflées d’eau qui cassent comme verre. La miner’s lettuce ou laitue des mineurs, une plante que j’avais rencontrée en abondance à l’état sauvage dans l’ouest des États-Unis, est cultivée et vendue comme fourniture de salade. J’adore ses feuilles tendres et juteuses, en forme de losange ou toutes rondes et comme percées par la tige sur les hampes florales. En France, on la connaît sous le nom de « pourpier d’hiver » – appellation approximative car ce n’est pas vraiment un pourpier mais une simple cousine de ce dernier, et elle peut pousser en toutes saisons

La bardane est devenue classique sur les marchés new-yorkais du fait de la nombreuse population asiatique. En Europe, je l’ai souvent vu étaler dans les décombres ses larges feuilles, parfois immenses, et y dresser sa tige couronnée de capitules pourpres crochus : ce sont les « teignes » que les garçons s’amusaient jadis à lancer dans les cheveux des filles, et qui ont donné à un Suisse ingénieux l’idée du célèbre velcro. Celle qui n’est pour nous qu’une plante indésirable est couramment cultivée dans les potagers en Extrême-Orient. C’est pour cela qu’on la désigne sur le marché d’Union Square de son nom japonais de gobo plutôt que sous l’appellation anglaise de burdock. Ses longues racines brunes, bien droites, rappellent aux papilles le cœur d’artichaut. Elles sont habituellement coupées en minces rondelles, puis revenues à la poêle dans de l’huile de sésame. Un légume à découvrir !

Mais les plantes les plus étonnantes de ces étals sont les véritables « mauvaises herbes », celles dont tout jardinier rêve de se débarrasser. Ici, valorisées auprès d’une clientèle avertie, elles se vendent plutôt cher ! Les Cendrillons d’hier deviennent des princesses. Une mode passagère ? Je ne crois pas. Elles viendront plutôt compléter l’offre classique des légumes, des fruits et des condiments. La cueillette fera partie des « loisirs-nature ». Pour le moment, plusieurs d’entre elles ont sacrément la cote à New York. C’est le cas du chénopode blanc, lamb’s quarter pour les anglophones, envahisseur désinhibé des terres remuées dès les premières chaleurs. Ce proche parent de l’épinard s’utilise comme lui, en salade ou en légume cuit, de même de l’amaranthe à la fois succulente et cordialement haïe par les cultivateurs qui méconnaissent ses qualités. La stellaire qui étouffe parfois les semis de légumes est absolument délicieuse crue. Son petit goût de noisette et de maïs sucré ravit tous ceux qui la dégustent.

Les Américains n’ont pas une conception aussi précise que les Européens de ce qu’il est ou n’est pas acceptable de manger. C’est peut-être l’absence de tradition et de préjugés qui a permis aux plantes sauvages de faire leur apparition sur les marchés d’Outre-Atlantique. De fait, ce sont des légumes tout aussi appréciables que les autres, simplement méconnus et souvent particulièrement savoureux. 

Jean-Georges achète déjà quelques plantes sauvages aux commerçants d’Union Square, mais grâce à Nancy, il va pouvoir s’en procurer rapidement bien davantage. En quelques mois, elle a mis sur pied tout un réseau de cueilleurs, heureux de gagner un peu d’argent en travaillant à leur rythme dans la nature. S’y joignent plusieurs agriculteurs qui se sont décidés à cultiver certains légumes sauvages. Tout le monde y trouve son compte, d’autant plus que Nancy vend ses produits à d’autres restaurateurs new-yorkais. Des cuisiniers ont découvert de nouvelles saveurs à disposer sur leur palette et inventent des recettes inédites, les clients font l’expérience d’émotions insoupçonnées, et qui plus est, des emplois ont été créés !

Je reste en contact avec Nancy pour l’aider dans sa démarche d’agricultrice-cueilleuse – les deux ne sont pas incompatibles. Jean-Georges me demande de revenir une quinzaine de jours au printemps suivant pour compléter sa gamme de végétaux sauvages. Son tout nouvel établissement, simplement baptisé « Jean-Georges », est immédiatement devenu le plus en vue de New York. Jean-Georges me loge dans l’hôtel qui surplombe le restaurant, dans une suite à deux mille dollars la nuit. Ambiance feutrée et confort suprême, vue superbe sur le parc et Broadway, pour cantine l’un des meilleurs restaurants de New York… Nous emmenons des journalistes à la campagne pour leur montrer les plantes et déjeunons sous forme de buffets mémorables – charming… Bientôt paraît en première page du New York Times un long article faisant notre éloge. Je devrais être comblé.

Pourtant, je sens derrière tout ce luxe, toutes ces apparences, tout cet argent exhibé, d’âpres luttes de pouvoir, un manque impitoyable de sentiments, un désir d’écraser les autres pour se hisser au faîte. Bien peu y parviendront et la souffrance sera d’autant plus cruelle. Non, pour moi le bonheur est ailleurs, dans la nature où l’on ne peut tricher. Elle oblige à la vérité. C’est tellement simple. Je refuse les mensonges de la société occidentale poussée à son extrême ! Pour moi, la réussite est avant tout une affaire personnelle : je n’ai pas besoin d’en fournir les preuves. Il s’agit avant tout d’être en accord avec moi-même, de trouver la liberté à l’intérieur des inévitables contraintes.

Le bonheur, c’est aussi d’être avec mes enfants, simplement avec eux à leur raconter une histoire avant de les mettre au lit – simplement être. Voici la raison pour laquelle j’écourte mon séjour plutôt que de passer une semaine supplémentaire dans l’un des hôtels les plus chers du monde, à déguster l’une des meilleures cuisines de la planète, et à fréquenter des gens « fashionable » et puissants. Une semaine m’a suffi. J’ai l’impression à mon retour prématuré d’avoir gagné autant de jours sur la vie !

Un an plus tard, je reviens chez Jean-Georges avec Marc Veyrat pour faire une présentation de plantes sauvages au Culinary Institute et dans quelques autres organismes du même ordre. Heureusement, Nancy peut nous fournir des plantes car les douaniers ont saisi celles que Marc avait apportées d’Annecy…

Nous sommes royalement logés, nous mangeons dans les meilleurs restaurants. Marc, avec ou sans son harmonica, est un remarquable boute-en-train. Mais, encore une fois, je suis heureux de rentrer chez moi, néanmoins prêt à repartir pour de nouveaux voyages…


[1] C’est-à-dire un peu plus haut dans l’état, vers le nord.

[2] Des feuilles modifiées formant l’enveloppe extérieure de la fleur, généralement de couleur verte.

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