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Cette période excessive m’a mis sur les genoux. Le besoin de quitter New York et de prendre un peu de repos se fait sentir. C’est le moment d’aller découvrir ce vaste pays. J’achète donc un billet de bus Greyhound et cap au sud. 

J’entre chez les Confédérés par la Virginie. Les paysages sont doux, même en hiver. L’omniprésence des forêts et des parcs est frappante. Les maisons sont entourées d’arbres majestueux. Les Américains semblent exempts de cette allergie au végétal qui fait qu’en Europe on détruit les haies et qu’on rase les talus. Ici, la nature sauvage a sa place, si ténue soit-elle, auprès de l’homme.

À Macon, en Georgie, la chance me vaut de rencontrer chez le conservateur d’un National Monument, c’est-à-dire d’une réserve culturelle, quelques descendants des Indiens Cree qui peuplaient la région. Bien que vivant à l’américaine, ils ont gardé certaines traditions de leurs ancêtres. C’est ainsi qu’ils m’apprennent les usages du yaupon, un houx très riche en caféine, dans les rituels de purification. Amateurs de sensations fortes, les Indiens absorbaient de grandes quantités d’une décoction concentrée de feuilles de yaupon et dansaient toute la nuit puis vomissaient abondamment, se débarrassant ainsi de toutes leurs souillures intérieures. Curieuse conception de la vie… L’artisanat, l’histoire, les reconstructions d’habitations, les collines de coquillages, me permettent de découvrir de façon concrète les divers éléments de la culture indienne, que je ne connaissais jusque là que par les livres et les légendes. C’est absolument fascinant.

En Floride, Miami, l’hispanique, ne présente guère d’autre intérêt que de constituer le point d’entrée du parc national des Everglades. C’est un must ! Il me faut aller visiter cette étendue sauvage de marigots séparés à la saison sèche par une savane jonchée de hautes herbes coupantes. Tandis qu’à la période des pluies, seuls émergent de la surface liquide les hammocks, des buttes de faible hauteur couvertes de palmiers et d’acajous, arbres au bois précieux. Ma première étape est le visitors center, où j’apprends que le sud de la Floride abrite quelque trois cents espèces d’arbres différentes – soit quatre fois plus que dans l’ensemble de l’Europe. C’est incroyable ! Je me trouve vraiment, pour la première fois de ma vie, sous les Tropiques, paradis de la biodiversité. La vie animale et végétale grouille en d’innombrables formes, dont certaines ne laissent pas de m’inquiéter. Comme ces alligators qui peuplent en abondance tous les coins du parc.

Pendant la journée entière, j’arpente les chemins du lieu, baignant dans une jouissance primale au contact de cette nature sauvage à souhait. Des senteurs mystérieuses, épicées ou douceâtres, exaltées par l’humidité et la chaleur, émanent de la terre et des végétaux. Des fleurs colorées sont posées comme des papillons sur des plantes extravagantes. Il m’arrive de caresser une feuille qui, sans même que je le sente, me coupe les doigts aussi élégamment qu’un rasoir – ce n’est qu’après coup, avec la douleur et le sang qui goutte de mes phalanges, que je m’en rends compte. Les fleurs de lantane éclaboussent de leurs rouge et jaune vifs le feuillage vert sombre, rugueux, qui dégage au froissement une odeur d’encre de Chine mâtinée d’eau de Cologne – agréable ou rebutante ?

Le soir venu, tout le monde doit quitter le parc car il n’est pas permis d’y passer la nuit. Mais c’est trop me demander, je sens en moi une envie intense, viscérale, de me fondre dans cette nature vigoureuse, non sans éprouver aussi une appréhension certaine devant ce fouillis végétal. La tentation est trop forte : avant que les rangers ne fassent leur ronde pour inciter les derniers visiteurs à se hâter, je me glisse subrepticement hors du sentier et disparais dans les buissons. Immédiatement, c’est une autre réalité, un univers sauvage, un monde d’émotions. Rien à voir avec la nature édulcorée de notre Europe sagement civilisée. Ce serait plutôt le maquis corse, propice à d’intenses expériences… 

Parmi les broussailles et les lianes, ma progression n’est pas rapide. Mais il est inutile d’aller bien loin. D’ailleurs l’obscurité, en ces basses latitudes, ne tarde pas à tomber. Il devient urgent de trouver un coin où m’installer. J’étale mes affaires sur un épais tapis de feuilles sèches et grignote un reste de pain. Une myriade de plantes m’entourent, dont certaines sont certainement comestibles, mais je dois avouer mon ignorance. Dans le doute, abstiens-toi… Cédant quand même à la tentation de l’expérimentation, je goûte de tendres pousses à l’amertume fort passable, ainsi que quelques fruits d’un jaune mat, dont je récolte soigneusement des échantillons afin de les faire identifier plus tard.

La nuit venue, je m’allonge et tente de trouver le sommeil. Il n’y a pas grand chose d’autre à faire que d’apprécier le moment présent et… de lutter contre les moustiques. Mais c’est alors que les choses se compliquent. Les pensées tournent dans ma tête. Surtout l’une, qui revient sans cesse et domine progressivement toutes les autres : les alligators. Il paraît qu’ils se concentrent dans les marigots, où ils pullulent. Mais ne dit-on pas qu’ils se promènent la nuit sur la terre ferme à la recherche de chair fraîche ? Ne pourraient-ils pas me considérer digne de figurer à leur menu ? Panique ! Des bruissements se font entendre dans les feuilles mortes, des pas se rapprochent lentement. La transpiration qui coule dans mon dos n’est pas due qu’à la moiteur de la nuit tropicale. Mon cœur bat à tout rompre. Je n’ose bouger. Les pas s’arrêtent, mais d’autres reprennent plus loin…

Sacrée nuit blanche ! Mais au petit matin, force est de constater que les seuls dommages à déplorer sont les innombrables piqûres de moustique qui recouvrent mon corps : les traîtres, ils piquent à travers les habits ! Leur bourdonnement aigu, insupportable, a contribué plus que tout le reste à m’empêcher de fermer l’œil.

L’air frais du matin me revigore, et mes poumons s’en emplissent. Je suis tellement heureux d’être en vie ! L’aube est, sous les Tropiques, le moment le plus plaisant de la journée. La vie sauvage se manifeste encore, la chaleur ne tardera pas à venir écraser la nature et les hommes. Ramassant mes affaires, je rejoins le chemin.

Un peu plus loin, une passerelle traverse une mare aux eaux sombres, où flottent de ça de là des débris de végétation. Allons voir. Non, ce ne sont pas des troncs d’arbres mais bien des alligators ! Un frisson me parcourt l’échine : ne dit-on pas qu’ils courent sur terre plus vite qu’un homme ? Mais ils restent sagement à nager dans leur élément. Lorsque je suis au milieu du pont, un énorme alligator se dirige nonchalamment vers moi. C’est le plus gros du lot, il doit bien faire trois mètres de long. D’instinct je recule. L’alligator ralentit sa progression. Ses yeux sont grand ouverts, de larges yeux jaunes où plonge mon regard et dont je ne peux me défaire. Le temps s’arrête. La connexion s’établit avec l’animal, je suis moi-même un saurien, vieux de cinquante millions d’années, je fais partie de la création. L’alligator semble sourire. Puis il passe sous le pont et s’éloigne sans un bruit…

C’est au Texas que commence l’Ouest. À partir d’Austin, le paysage change radicalement. Finie la végétation luxuriante où des lianes partent à l’assaut des cimes, tel l’exotique kudzu. Cette légumineuse originaire d’Asie orientale, introduite comme fourrage pour le bétail a, en l’espace d’une cinquantaine d’années, recouvert tout le sud-est des États-Unis grâce à ses tiges volubiles qui atteignent des longueurs ahurissantes. Finies les forêts denses et les gras pâturages. Les arbres se rabougrissent, l’herbe s’éclaircit, les buissons se dessèchent et bientôt s’affirme le désert. Ou plutôt une steppe arborée. Mais le minéral y est de plus en plus présent.

Comme en haute montagne, mais peut-être davantage encore, la nature sauvage se manifeste avec force dans le désert. Loin d’être le terrain nu et inhospitalier que l’on imagine, il donne la vie à plusieurs centaines d’espèces de plantes et d’animaux qui ont su s’adapter aux conditions particulières du climat – une sécheresse presque permanente suivie d’averses brèves mais abondantes dont il faut savoir profiter, une chaleur intense pendant la journée à laquelle peuvent succéder, la nuit, des froids glaciaux. Les plantes étalent leurs racines juste sous la surface du sol pour capter la moindre goutte d’humidité, et se couvrent de poils ou d’une peau coriace qui les protègent des extrêmes de température. La faculté d’adaptation est à la source de la vie.

C’est au Nouveau Mexique que je rencontre pour la deuxième fois les Indiens. Non loin de la petite ville de Taos se trouve le pueblo, où vivent encore quelques centaines de représentants de cette antique tribu. Au cours de la journée, les cars déversent des flots de touristes bedonnants qui alignent leurs dollars pour avoir le droit de photographier de « vrais » Indiens. Je préfère m’éloigner de cet affligeant troupeau pour aller explorer le village, composé de maisons cubiques construites en adobe, des briques d’argile simplement séchées au soleil.

Mais un indien me barre la route. 

– « Eh le Blanc, où vas-tu ? Tu n’as rien à faire par ici, retourne avec tes amis. »

Je m’efforce de lui expliquer que ce ne sont pas mes amis, mais mes éclaircissements ne l’émeuvent guère. Heureusement, trois jeunes de mon âge viennent se mêler à la conversation. Lorsqu’ils comprennent que je suis français et non américain, les portes s’ouvrent. Chacun se détend et l’on m’invite à visiter le village. Le soir, par contre, pas de discussion : 

– « Tu sais, ce n’est pas possible de rester. Tu dois quitter le pueblo car les Anciens n’y admettent pas la présence d’un blanc. »

Je me sens rejeté.

Le sud de l’Arizona héberge les fabuleuses forêts de saguaros, les fameux cactus de Lucky Luke, qui peuvent atteindre dix mètres de haut et peser cinq cents kilos. Les paysages sont sublimes, en particulier au coucher du soleil, lorsque les ombres de ces géants s’allongent démesurément dans la lumière violette du crépuscule. En plus, ces cactus donnent une abondance de fruits délicieux, dont les Indiens faisaient ample consommation. Mais pour les savourer, il faudra que je revienne en automne.

Tout au nord de l’Arizona se trouve le lieu le plus spectaculaire qu’il m’ait jamais été donné de visiter. Depuis Flagstaff, où la neige couvre encore le sol d’un épais manteau, je me rends au Grand Canyon. Un plateau couvert de genévriers s’étend à perte de vue lorsque s’ouvre soudain un gouffre immense. Rien à voir avec les photos ! Totalement abasourdi, je ne peux que m’asseoir, les pieds dans le vide et contempler inlassablement le spectacle gigantesque de la nature. Deux heures s’écoulent sans que j’aie bougé. Mon esprit est muet, quel calme, quelle majesté ! Seul un poète de génie saurait rendre justice à ce paysage unique, capable de produire en l’homme une impression si forte.

De l’autre côté, c’est l’Utah et ses immensités couvertes sur des miles et des miles de sagebrush, une armoise ligneuse aux feuilles grisâtres, curieusement divisées en trois dents au sommet[1] qui répand une odeur entêtante. Elle était sacrée pour les Indiens, qui s’en servaient au cours de leurs cérémonies pour se relier à la Terre-mère. Je me promène longuement dans ces steppes buissonneuses, levant à l’occasion un lièvre qui déboule ou une troupe de perdrix qui s’envole dans un grand froufroutement d’ailes. Que la nature est forte dans cet état presque inhabité !


[1] Son nom botanique est Artemisia tridentata.

Commentaires (2)

    • sylviane Dubechot

    • Il y a 3 mois

    Bonjour François Couplan,je suis une de vos lectrices, adeptes des plantes sauvages depuis mon jeune age ,qui l est moins(79),ma curiosité a été éveillée dans ce domaine par ma grand mère qui ramassait les simples pour les tisanes et en accomodait d autres dans les plats,
    Un de mes fils m ayant offert un livre sur la reconnaissance des plantes ,mes recherches ont repris et je me suis plongée dans votre encyclopédie des plantes comestibles de l Europe dans les années 80(eh oui! ça date)et j en ai vu pour trouver la bonne plante correspondant au dessin et à la description,bien sur, d autresde vos livres ont suivi,
    Actuellement,jepartage mes petites connaissances avec les uns ,les autres,aiguise leur curiosité, leur gout, l époque y étant propice
    et residant dans une petite ville de Bourgogne(Semur en Auxois) au milieu de la nature,beaucoup de personnes s intéressent à ce qui les entoure
    JE tenais à vous remercier pour tout ce que vous faites ,nous faire connaitre ,partager cette nature généreuse,en espérant qu un jour ,celle ci ne soit pas trop”abimée Amicalement

      • François Couplan

      • Il y a 3 mois

      Merci pour vos appréciations. Je pense que plus nous prendrons consciences de la nécessité de développer personnellement une relation profonde avec les plantes et plus les choses se passeront bien. Donc n’hésitez pas à partager vos connaissances avec d’autres pour qu’à leur tour ils puissent s’émerveiller devant ce qui est, et en retirent les bienfaits.

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