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Je quitte Marcel un beau matin d’été, le cœur et le sac légers. Le chemin s’enfonce dans une paisible vallée parsemée de fermes endormies sous leur toit de tuiles romaines. Il monte ensuite, très raide, parmi les chênes que Marcel juge rabougris comparés à ses splendides futaies vosgiennes. Là-bas, il s’agit principalement de chênes rouvres qui affectionnent les climats humides et les terres profondes, tandis que dans les Alpes du sud les chênes pubescents[1] se contentent des coteaux arides aux sols pauvres. Il est donc compréhensible que les nordiques atteignent généralement de belles tailles et que les méridionaux soient plus fluets. Pourtant, avant d’être relégués sur les pentes par l’agriculteur du Moyen-Âge, les chênes pubescents poussaient aussi en fond de vallée et pouvaient développer des troncs d’un volume impressionnant. Quelques arbres de cet acabit subsistent ça et là dans le Midi.

Le sentier grimpe, interminable, à l’assaut d’un dénivelé de plus de mille mètres. J’ai l’habitude de la montagne et ce n’est qu’une question de patience. Mais voici qu’arrive l’orage. Mon léger K-way est vite trempé. Plutôt que de mouiller le reste de mes vêtements, je les retire et les emballe dans mon sac à dos. L’idée aurait pu être bonne… si ce n’est qu’en un rien de temps la température dégringole de vingt degrés. Le vent souffle avec fureur. Le froid me fait grelotter, je me hâte, je devrais déjà être arrivé, où est l’abri salvateur ? Une eau glacée ruisselle sur mon corps qui devient insensible. Les éclairs qui zèbrent le ciel dans le fracas du tonnerre ajoutent à ma frayeur. D’autant plus que le chemin suit une crête étroite… et tout scout sait que c’est un lieu à éviter quand tombe la foudre ! Le trajet semble interminable. Il ne doit pas être bien tard mais l’obscurité s’abat déjà. Enfin, à travers mes lunettes embuées il me semble discerner un toit, un mur, une porte. Je pénètre en trombe dans une pièce minuscule et m’écroule sur une paillasse bienvenue. Protégées dans un sac en plastique, mes allumettes sont sèches, tout comme le bois qu’une main prévoyante a déposé près de la cheminée. En quelques minutes un feu crépite. Après m’être réchauffé et sans même avoir pris le temps de me restaurer, je m’écroule bientôt dans un sommeil sans rêves, tandis que dehors la tempête fait rage.

Pendant trois jours, cette humble maisonnette sera mon château. C’est un lieu parfait pour un ermite. La vue porte à des kilomètres sur des bois et des montagnes, l’habitation la plus proche est à plusieurs heures de marche, le silence est total. Ici, la méditation est spontanée. Chose étonnante, une source jaillit à une dizaine de mètres en contrebas de la crête, ce qui explique la présence de la chapelle avec une pièce attenante. On pourrait y passer des mois et même des années.

Juste en contrebas de la crête, là où les bourrasques ne peuvent les arracher, poussent de jolis arbustes aux feuilles vertes dessus, blanches dessous, des allouchiers. Il est amusant d’observer comme le flanc de la montagne passe du vert au blanc lorsque le vent retourne leur feuillage. Plus intéressants encore sont les fruits rouges, regroupés, ronds et gros comme des cerises. L’allouchier appartient à la grande famille des Rosacées[2] comme le dévoilent ses petites fleurs blanc crème aux nombreuses étamines. Les allouches sont comestibles, même si ce ne sont pas les meilleurs fruits qui soient. Elles forment en tout cas de très bonnes compotes qui ont le mérite de caler agréablement l’estomac.

Vient le temps de quitter mon Eden montagnard. Les jours qui suivent, je m’enfonce hors de tout chemin dans de sombres forêts, traverse périlleusement de profonds ravins, longe une large rivière propice à la baignade et me goinfre de cerises sauvages. Je dors le plus souvent en plein air, une nuit dans une grotte. Le périple se corse avec la rencontre d’une harde de sangliers qui ont sans doute plus peur que moi. C’est une aventure fabuleuse dans un univers grandiose où je me découvre vraiment dans mon élément.

Au début 1972, je reviens, seul, chez Marcel et Marie-Hélène. Mon oncle a une nouvelle passion : il parcourt chaque jour plusieurs kilomètres à pied à la recherche de tendres plantes dont il aime à se nourrir. Dans la région méditerranéenne, le printemps est la saison la plus propice à la cueillette. La nature riante donne naissance à une multitude de délicats végétaux qui, l’été venu, se flétriront, se couvriront d’épines acérées ou deviendront durs comme du bois. Depuis des millénaires, l’homme s’y fournit pendant quelques mois en salades revigorantes et en pousses fragiles qui lui apportent, outre d’indispensables vitamines et de précieux minéraux, toute la vitalité de leur jeunesse.

Le principe que m’expose Marcel dans d’interminables discussions m’enthousiasme au plus haut point. Après, tout, ne suis-je pas depuis mon plus jeune âge un cueilleur ? Même si ces dernières années excessivement urbaines m’ont quelque peu éloigné de mes premières amours les plantes. Henri Martin m’a permis de m’en rapprocher, mais il n’a exploré que les domaines, admirablement complémentaires, de la botanique et de la poésie. Les utilisations des végétaux le laissent froid. Il m’a cependant transmis un savoir qui va me permettre de profiter au mieux des leçons de mon oncle.

Nous partons chaque matin dans la campagne pour y remplir nos sacs des herbes et des légumes sauvages que nous apprêterons pour le déjeuner ou le dîner. Moments bénis ! Dans les vignes au bord de la vallée poussent les poireaux sauvages qui donnent des soupes exceptionnelles. Mais il faut connaître le lieu de la récolte car de nombreuses vignes sont traitées, ce qui rendrait toxique le produit de notre cueillette. Me nourrir de la nature m’ouvre les yeux sur le péril pernicieux de la pollution et me sensibilise à ce que l’on commence tout juste à nommer « la qualité de l’environnement ».

Légumes préférés de mon oncle, les poireaux sauvages ressemblent vraiment par l’aspect extérieur aux formes cultivées, si ce n’est qu’ils sont plus fins et surtout – il faut les déterrer pour le voir – qu’ils possèdent à leur base renflée une multitude de petits bulbilles qui multiplient la plante à l’identique : on parle parfois de « poireau perpétuel ». Grâce à cet efficace moyen de reproduction, ils pullulent et nous en profitons pour les manger à toutes les sauces.

Notre cueillette autour de Volonne se continue par la chondrille dans les prés et la picridie dans les rochers qui composent à mon sens les meilleures salades. Il est préférable de les ramasser au printemps, lorsqu’elles ne forment encore au sol que des rosettes de feuilles découpées, assez semblables à celles des pissenlits. Elles fleurissent d’ailleurs comme des pissenlits montés sur tiges, mais en ce début de printemps les fleurs sont absentes. On peut cependant s’aider pour les repérer des tiges sèches de l’année précédente. Leurs feuilles sont croquantes et savoureuses, sans trace d’amertume[3], avec un curieux goût salé pour la picridie.

Marcel m’initie à la récolte des asperges sauvages, une véritable chasse au trésor. Il faut aller les débusquer dans les haies où elles cachent leurs fins turions[4] parmi le fouillis vulnérant des tiges adultes barbelées. À voir cette masse confuse, rigide, épineuse, il est impossible de deviner les délices que propose cette plante au cours d’une bien brève période printanière. Il n’y a pas de meilleures omelettes que celles qu’on en prépare. Les Méridionaux le savent si bien que les asperges sauvages se vendent à prix d’or sur les marchés. Leur saveur est nettement plus marquée que celle des cultivées mais elle reste en même temps douce et fine, quand la plupart des autres pousses printanières apprêtées comme les asperges sont amères. Nous nous régalons néanmoins des jets de houblon, liane rugueuse dont les feuilles ressemblent à celles de la vigne, du tamier aux feuilles luisantes en forme de cœur, également nommé « herbe aux femmes battues » car sa racine efface les ecchymoses, et dans une moindre mesure du fragon ou « petit houx » avant qu’il ne grandisse en un buisson vulnérant.

L’après-midi est consacré à de plus longues sorties. Nous montons vers les collines, charmés par le chant des oiseaux, jusqu’à des bergeries perdues qui rappellent à mon oncle sa liberté révolue. Tout en cheminant, nous continuons un débat entamé le matin ou peut-être la veille. Marcel est intarissable et tout l’intéresse. Il est vrai qu’il s’emporte souvent et son expression n’est pas toujours aussi nuancée qu’elle pourrait l’être, surtout lorsqu’il s’embarque dans la politique ! Mais il sait aussi écouter, m’écouter. Et c’est quant à moi sans doute la chose dont j’ai le plus besoin. Aussi appliqué-je ses conseils. Je diminue ma consommation de produits animaux et m’intéresse sérieusement à l’alimentation. Il m’apprend à équilibrer les repas, à combiner céréales et légumineuses pour bénéficier de protéines complètes, à consommer des produits non raffinés et de qualité biologique, à éviter le sucre, l’alcool et le café. En quelques mots, à vivre d’une façon plus saine. Depuis plusieurs années, je connaissais des problèmes de santé – démangeaisons, insomnies, sensations de lourdeur – qu’aucun médecin n’avait réussi à résoudre. Pourtant, quelques mois après avoir cessé de manger de la viande, ces problèmes s’estompent puis disparaissent totalement. Jamais je ne me suis senti aussi bien, plein d’une énergie nouvelle.

Ma rencontre avec Marcel représente un véritable retour aux sources, un tour de spirale plus haut. Tout jeune, la prééminence de la nature m’est déjà apparue, mais il est clair à présent qu’elle peut me nourrir et me rendre indépendant des hommes[5]. Pendant les mois qui suivent, je me livre donc à l’exploration systématique des plantes comestibles poussant à l’état sauvage. Les randonnées, les cueillettes et les expériences en cuisine se succèdent. Elles me permettent de découvrir des dizaines de goûts nouveaux et d’en faire profiter mes amis au cours de repas mémorables. Ils me servent obligeamment de cobayes… et leurs remarques de tous ordres me sont précieuses. Je prends sans cesse des notes sur mes expériences et il me faudra bientôt les mettre au propre afin de tout ordonner dans ma tête. Mon séjour en Corse y sera propice.

Marcel est mort à quatre-vingt-dix-neuf ans et demi, en pleine santé, d’un arrêt cardiaque. Il aura gardé jusqu’au bout une énergie extraordinaire et une surprenante acuité de pensée, sources d’inspiration pour le reste de ma vie.


[1] C’est-à-dire velus, car leurs toutes jeunes feuilles sont couvertes de poils nettement visibles.

[2] À cette famille appartiennent, outre le rosier, la plupart des fruits, sauvages ou cultivés, de nos régions tempérées : pommes, poires, prunes, cerises, pêches, nectarines, amandes, abricots, framboises, mûres, fraises, etc.

[3] Pourtant « picridie » vient de pikros, amer en grec : on ne peut pas toujours se fier aux étymologies…

[4] Les jeunes tiges tendres.

[5] « La nature ne m’a point du tout dit : Ne sois point pauvre, encore moins : sois riche, mais elle me crie : sois indépendant ». (Nicolas Chamfort)

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