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Roger demande au chauffeur de ralentir et m’enjoint d’écarquiller les yeux : c’est par ici. Soudain, au sortir d’un virage, juste en retrait de la route, apparaît le but de notre recherche : une énorme pierre dressée de plus de trois mètres de hauteur. Roger est au comble du bonheur. Pendant qu’il s’active à détailler le menhir couvert de signes étranges profondément gravés, encore jamais décrit, j’en prends pour lui de multiples photos puis décide d’étudier la végétation alentour.

Des buissons épineux couverts de majestueuses fleurs roses, probablement de la famille de l’acanthe, jettent un vif éclat dans le paysage. Traversant un bosquet, j’identifie deux espèces de basilic arbustifs dont les feuilles embaument. Leurs tiges sont ligneuses et leur taille démesurée : aucun rapport avec le classique basilic des jardins, si ce n’est un parfum proche. De jeunes bergers m’apprennent, dans un anglais approximatif complété de gestes expressifs, que les feuilles sont employées en tisane contre les problèmes digestifs.

Au fond de la vallée, de l’autre côté d’un ruisseau partiellement recouvert de plantes aquatiques, s’étend un champ de teff en cours de récolte. Deux paysans, pliés en deux sur les plantes qui ondoient dans la brise, attrapent dans la main gauche une poignée de tiges menues qu’ils tranchent à l’aide d’une faucille puis rejettent derrière eux. Le geste est souple et empreint d’une grâce charmante. Un geste ancestral que nous ne verrons plus jamais en Europe… Plus loin, des gerbes ont été mises en tas. les épis sont fins et doux au toucher. À peine plus gros qu’une tête d’épingle, les grains de teff coulent entre les doigts comme de l’eau. Il s’agit probablement de la plus petite céréale du monde. Elle a beau donner les meilleures injera, son rendement est trop faible pour résister encore longtemps à la concurrence du sorgho et du maïs. Probablement le teff disparaîtra-t-il un jour, comme tant d’autres plantes cultivées.

En remontant, je crois à une vision : accroché au flanc de la pente se dresse une sorte d’arbre sans feuilles, couvert d’épines bien rangées sur des crêtes épaisses et portant à quinze mètres de haut une couronne de branches touffues. Je n’ai jamais rien contemplé de tel de ma vie mais, pour avoir déjà vu aux Canaries des plantes approchantes, je n’ai aucun doute : c’est une euphorbe en arbre, cousine des petites herbacées européennes qui renferment un latex blanc, âcre et caustique. Il en existe en Afrique des espèces au gigantisme impressionnant. cette découverte m’exalte.

Lors du retour sur Addis-Abeba, le nombre de marcheurs que nous dépassons augmente progressivement, jusqu’à former deux lignes continues de chaque côté de la chaussée. Nous en avons bientôt l’explication : au village suivant se tient un marché. Nous nous arrêtons au débouché d’une ruelle où la foule s’engouffre. À peine avons-nous mis pied à terre qu’une masse compacte d’adultes et d’enfants s’agglutine autour de nous. J’ai peine à réprimer un sentiment d’angoisse et je serre contre moi mon appareil photo. pourtant aucune hostilité ne se lit dans les regards, plutôt une surprise muette : les touristes doivent être rares par ici !

Nous progressons lentement au milieu de la foule. Sur les étals disposés de part et d’autre de l’étroit passage s’alignent de magnifiques vêtements blancs brodés, des plaques rondes en métal pour cuire l’injera et divers ustensiles culinaires. Parmi ceux-ci trônent des récipients pour le café dont la préparation traditionnelle donne lieu en Éthiopie à une véritable cérémonie.

Sur un vaste terrain en pente douce s’étire le marché aux légumes et aux fruits. Ce sont surtout des femmes qui vendent leurs produits, assises devant un carré de tissu où elles ont posé une maigre récolte. Je reconnais d’emblée les tubercules anchote mangés au restaurant. Les vendeuses me présentent d’autres légumes comme le dinitcha, une racine de couleur pourpre provenant d’un Coleus local, proche parent de la plante d’appartement aux larges feuilles souvent tachées de pourpre connue sous ce nom. Je rencontre encore d’autres végétaux intrigants, comme le gesho, un arbrisseau voisin de notre nerprun dont les feuilles et les rameaux hachés servent à parfumer la talla, sorte de bière artisanale à base d’orge grillé. Il aromatise également le tedj, l’hydromel local.

Les découvertes se succèdent sur les hauts-plateaux éthiopiens et me remplissent le cœur autant que l’esprit. Je vis mon rêve d’écolier, lorsque seule la géographie m’intéressait. Ma passion était de dessiner des cartes de pays exotiques, colorées avec application, d’imaginer des fleuves immenses coulant au pied de montagnes escarpées dans de vastes plaines couvertes de rizières où se vautraient des buffles aux cornes démesurées. Des hommes à la peau jaune ou noire, vêtus de larges tuniques sur des pantalons bouffants, se pressaient dans les ruelles étroites de villes aux constructions étranges. C’est dans Tintin que je puisais mon inspiration ou dans les livres et les gravures sur l’Indochine et l’Algérie que mon père rapportait lors de ses permissions. De même, mon attrait pour les nourritures différentes a sans doute pour origine le nuoc-mam vietnamien dont il aimait à relever son riz, s’amusant à nous faire sentir dans sa bouteille l’odeur violente de cette sauce de poisson fermenté qui révulsait ma mère et ma sœur tandis que, tout jeune déjà, j’en savourais le robuste parfum. la vie est là dans toute sa force ! Et, sensation curieuse, je me vois souvent, comme détaché de moi-même, être, agir, ressentir, vivre mon rêve.

Il en est ainsi ce matin où, levé tôt – les meilleures photos se prennent entre six et huit heures – je parcours à pied un bout de route tandis que mes amis démarrent tranquillement la journée. Comme je contemple, solitaire, les vastes paysages des hauts-plateaux, mon regard s’arrête sur un champ tout bleu au bord de la piste poussiéreuse. Étonnant ! Ce n’est manifestement pas du lin : de quoi peut-il bien s’agir ? ses fleurs ressemblent à celles d’un pois, ses feuilles sont terminées par des vrilles en tire-bouchon : la plante que l’on cultive ici est une Papilionacée, mais laquelle ? Rassemblant mes connaissances, je me souviens que l’on consomme en Éthiopie une légumineuse particulière, jadis également répandue en Europe, mais aujourd’hui totalement délaissée : la gesse cultivée, dite aussi « jarosse » ou « pois carré ». Il est notoire que sa consommation en excès peut provoquer de graves troubles nerveux, connus sous le nom de lathyrisme.

C’est notre première rencontre, mais j’en suis sûr, c’est bien elle. Et les effets du lathyrisme sont également connus ici. Une légende locale qui court sur la gesse raconte que l’homme qui en traverse un champ sans s’être préalablement purifié risque de se retrouver paralysé… ce n’est certes pas le cas du superbe cavalier vêtu d’un large manteau blanc qui se dirige vers moi le long du champ bleu. Nous n’échangeons pas une parole lorsqu’il arrête sa monture, mais un long regard qui se conclut de part et d’autre par un large sourire. Rencontre aussi fugace que profonde.

Après ce périple, Roger doit se rendre à Tiya, au sud d’Addis, pour faire l’inventaire des nombreux mégalithes de la région qui en est particulièrement riche. Comme manifestement nous nous entendons bien, il me propose de l’accompagner chez les Gouragué, une ethnie particulière dont l’alimentation a pour base non pas le teff et l’injera comme c’est généralement sur les plateaux éthiopiens, mais une espèce de gros bananier, l’ensett.

Roger vient ici depuis trente ans et il trouve facilement quelqu’un pour m’emmener à un endroit où l’on prépare l’ensett. Tôt le matin, je me dirige avec mon guide vers les collines à l’ouest du village. La lumière diaphane donne à la campagne une transparence d’après l’orage. Nous marchons parmi des champs de teff ondulant au vent, certains teintés de rouge sombre, les autres argentés, passant auprès de huttes au toit couvert de larges feuilles d’ensett. les habitants se pressent pour me voir passer : ils n’ont probablement jamais vu un occidental de leur vie…

Et voici l’ensett sur pied, énorme bananier au tronc renflé et aux immenses feuilles allongées claquant au vent comme des drapeaux en plastique d’un vert tendre. En plus de leur diférence de taille, il est relativement aisé de distinguer la planted’un simple bananier car son tronc est toujours bien vertical et sa base renflée de façon caractéristique[1]. Ces herbes géantes sont plantées côte à côte en carrés d’âges distincts autour des huttes d’habitation. Les ensett juvéniles, provenant de boutures, sont la reproduction miniature des adultes. La plante fleurit mais, curieusement, ne produit jamais de fruits. Bien que spontanée dans une grande partie des régions tropicales d’Afrique et d’Asie, l’ensett n’est cultivée et utilisée comme source de nourriture qu’en quelques régions d’Éthiopie et nulle part ailleurs. Il faut dire que sa consommation requiert une bonne dose d’inventivité !

Nous pénétrons dans la plantation qui se révèle une protection bienvenue contre un soleil ardent. Un chant ahanant se fait entendre et peu de temps après s’offre une scène d’un autre temps. Six femmes d’âges variés travaillent l’ensett dans l’ombre trouée de puits d’une lumière éblouissante.

Comme j’ai appris trois mots de gouragué en chemin, je tente de répondre aux salutations des femmes, ce qui déclenche chez elles une hilarité de bon aloi. Ce sont toujours des prémisses favorables que de faire rire les gens. Mon guide échange avec elles quelques brèves paroles, leur expliquant probablement mes intentions. Et les femmes se remettent au travail, de façon remarquablement organisée, chacune accomplissant une tâche spécifique. L’une d’entre elles incise en croix, alternativement dans un sens puis dans l’autre, la partie interne des larges gaines foliaires qui forment le faux tronc de la plante. Une fois l’opération accomplie, un jeune garçon apporte chacune de ces gaines à une autre femme assise par terre, qui en racle consciencieusement l’intérieur incisé avec un morceau de bois prévu à cet effet. Une troisième femme presse entre ses mains musclées la pulpe d’où s’écoule un filet de liquide blanchâtre. Au fond du récipient qui le recueille se dépose graduellement une fécule d’un blanc pur qui plus tard sera séchée et réduite en poudre. On l’utilise pour préparer la boulla, une bouillie onctueuse que l’on mange avec du beurre et du piment au petit déjeuner ou au dîner. Les fibres qui restent après le pressage sont lavées, séchées et utilisées pour tresser de solides cordes.

Pendant ce temps, deux femmes d’allure farouche, transpirant à profusion, frappent, battent et déchiquètent la base du tronc de l’ensett, maniant pour ce faire un instrument de bois spécial nommé jagwa. L’une de ses extrémités forme une lame épaisse et tranchante qui hache la plante tandis que l’autre bout, plus large, est découpé en dents courtes et robustes pour râper la partie souterraine du végétal, une énorme boule blanchâtre, un « corme[2] », composée d’amidon et de fibres. Cet exercice physique intense s’accompagne des chants sauvages des femmes, en deux parties qui se répondent. cette scène rythmée dégage une impression farouche de puissance brute.

Pendant ce temps, les hommes vont arracher les plantes et les apportent aux femmes. Ils creusent pour ce faire un trou profond dans le sol qu’ils tapissent ensuite des larges feuilles de l’ensett. Les morceaux finement débités par les travailleuses y sont jetés et viennent progressivement le remplir. De nouvelles feuilles puis une épaisse couche de terre recouvrent le tout et il n’y a plus qu’à laisser fermenter pendant quelques mois. La pâte obtenue, le kocho, est retirée du trou au fil des besoins, formée en petits tas enveloppés de feuilles d’ensett et vendue au marché par les femmes. Il est facile de repérer les vendeuses de kocho aux relents d’ensilage qui émanent de leurs paquets…

Vers midi, les femmes cessent de travailler pour déjeuner. j’accepte volontiers leur invitation à me joindre à elles. voici l’occasion de tester un véritable repas gouragué. Il consiste en une galette épaisse de kocho cuite sur un feu de bois, du chou abyssinien[3] bouilli et agrémenté d’un mélange de piment et de sel, la mitmitta, condiment éthiopien par excellence. Puis viennent des tranches d’amitchaw, la partie souterraine de l‘ensett cuite à l’eau, d’une étrange couleur violette. Il faut rompre des morceaux de galette, les recouvrir de feuilles de chou et tremper le tout dans la mitmitta. On mange l‘amitchaw à côté. Il est difficile de considérer ce repas comme véritablement gastronomique – la galette de kocho a plutôt un goût de carton… Il a néanmoins le mérite de me caler l’estomac.

Mais pourquoi les gens de cette région passent-ils autant de temps à transformer l’ensett au lieu de cultiver comme les autres éthiopiens du sorgho ou du teff ? Une sage adaptation au climat s’avère l’explication : en cas de sécheresse excessive, ce qui n’est pas rare ici, les céréales meurent, tandis que l’ensett,plante vivace, produit tout comme à l’habitude. Et une seule plante offre par kilos une nourriture qui se conserve plus d’un an par la fermentation. L’ensett est presque indestructible, bien qu’on ait récemment signalé qu’elle soit sensible à un champignon parasite. Je viens de faire la connaissance de l’une des plantes alimentaires les plus étonnantes de la planète.


[1] Son nom scientifique, Ensete ventricosum, l‘ensett ventru, signale ce trait.

[2] Un corme est une tige souterraine globuleuse ressemblant extérieurement à un bulbe, dont il diffère intérieurement par sa structure uniforme alors que le bulbe est composé d’écailles charnues.

[3] Une espèce particulière, inconnue hors des plateaux éthiopiens.