• 0 Items - 0.00CHF
    • Aucun produit dans le panier.

Blog

africa-634224_1920

Avant de me rendre en Éthiopie, j’ignorais pratiquement tout de ce pays perdu au bout de l’Afrique orientale, si ce n’est que, à en croire les médias, tout le monde y mourait de faim… l’occasion m’avait pourtant été donnée de goûter à la cuisine éthiopienne dans un restaurant d’Amsterdam, et son originalité m’avait séduit. Je savais aussi, comme tout ethnobotaniste, que ce pays était la patrie du teff, une céréale aux grains minuscules, spécifique à l’Abyssinie.

Pour étudier les aliments locaux et leur préparation, j’ai l’habitude de prendre contact avec l’Alliance française du pays où je me rends. Celle d’Addis-Abeba me renvoie au Centre Français des Études Éthiopiennes, organisme mis en place par l’empereur Haïlé Sélassié.

– « Pas de problème, répond-on à mon e-mail, venez quand vous voudrez, nous vous aiderons de notre mieux dans vos recherches. »

Quinze jours plus tard, en novembre 1999, un avion de la Lufthansa me dépose en pleine nuit à l’aéroport, un peu sinistre, d’Addis. Heureusement une voiture officielle m’attend, ainsi que d’autres scientifiques arrivés par le même vol, et me conduit à mon hôtel.

Après une brève nuit de sommeil, je me rends à pied au Centre Français qui n’est qu’à quelques centaines de mètres. Première rencontre avec l’Éthiopie : des bandes d’enfants en uniforme vont à l’école, des femmes minces aux longues jupes colorées s’attardent devant les guérites-bazars en bois qui bordent une rue défoncée. Les gens rient, la vie semble paisible.

La botanique est une seconde nature : difficile de ne pas m’arrêter devant un arbuste qui me semble étrangement familier avec ses larges corymbes[1] de fleurs blanc crème. Pour m’assurer de son identité, je touche légèrement ses feuilles et sens mes doigts. Pas de doute, cette odeur puissante de pain trop grillé, un peu déplaisante, est celle d’un sureau, proche parent de celui qui nous propose ses petits fruits noirs comestibles pleins d’un jus pourpre. Je me demande si on les consomme ici. rencontrer sous les Tropiques une plante tempérée si commune en Europe peut paraître étonnant. Ceci s’explique par la situation géographique d’Addis, à plus de deux mille mètres au-dessus du niveau de la mer. La végétation s’étage en altitude depuis le littoral jusqu’au sommet des montagnes comme elle se développe en latitude de l’équateur aux pôles. Une ascension de cent mètres équivaut à peu près à un déplacement de cent kilomètres vers le nord. c’est pourquoi on rencontre sur les pelouses alpines les mêmes plantes que dans les toundras arctiques.

Me voici devant un grand portail gris hermétiquement fermé : c’est le Centre Français. il faut sonner et s’annoncer avant de pouvoir pénétrer dans la cour. Le directeur du Centre, m’attend dans son bureau. Son accueil est cordial, mes explications semblent convaincantes et nous étudions ensemble un plan d’action.

Pour aller sur le terrain, je pourrais me joindre à une mission – à condition de me plier aux multiples formalités dont les Éthiopiens semblent friands… Justement, un archéologue est sur le point de partir. Il est seul, voudrait-il de moi ? Nous nous jaugeons mutuellement : la soixantaine, les cheveux blancs mais l’air solide, Roger a le regard direct de quelqu’un en qui on peut avoir confiance. Je dois réussir l’épreuve moi aussi car il me signifie immédiatement son accord. Mais évidemment, les papiers nécessaires manquent :

– « Peu importe, déclare Roger, allons-y. Ils nous cassent les pieds avec toute leur paperasse, personne ne nous embêtera pour cette mission-là, d’ailleurs personne n’en saura rien. Es-tu prêt ? Nous partons dans dix minutes. »

j’aime la spontanéité et l’improvisation et j’apprécie d’échapper aux démarches administratives. Mon sac est déjà à l’épaule.

– « Nous partons pour Ghimbi à 600 km à l’ouest d’Addis, à la recherche d’un monolithe qu’on m’a signalé par là-bas. Je n’ai qu’une description très approximative du lieu où il doit se trouver, il nous faudra chercher. »

La perspective m’enchante. Mon arrivée en Éthiopie ne remonte pas à plus de douze heures et il y a encore cinq minutes, je craignais de devoir rester plusieurs jours dans la capitale avant de pouvoir bouger. Mais la vie est bien faite, c’est plutôt excitant.

Nous nous entassons à trois, le chauffeur, Roger et moi, dans la cabine du pick-up et en route vers l’ouest. Premier arrêt vers midi pour casser la croûte dans un restaurant agréable, à la terrasse ombragée d’une tonnelle. Endale, notre conducteur a décidé de m’initier à la cuisine de son pays. les galettes injera en constituent la base. molles, de couleur brune, elles servent à la fois d’assiette et de pain. La sauce qui les accompagne est versée dessus, séparément. Pour manger, on déchire de la main droite un morceau d’injera avec lequel on prend un peu de sauce. Traditionnellement préparée à base de teff, l’injera est douce, souple et claire. Mais le teff est cher et l’on utilise fréquemment d’autres céréales, sorgho ou maïs, qui donnent des galettes acides, plus sombres et moins résistantes. Le grain est finement moulu et mélangé à de l’eau pour préparer une pâte liquide qu’on laisse fermenter quelques heures. Des bulles y apparaissent qui formeront de petits cratères sur la galette cuite. L’injera se mange habituellement avec des sauces épaisses, longuement mijotées, à base d’oignons et généralement très pimentées, les wot. Certaines renferment de la viande, mais on ne peut alors les consommer qu’en dehors des quelque deux cents jours de jeûne que prescrit strictement l’Église orthodoxe. En ces périodes, on se rabat sur les légumineuses comme les lentilles ou les pois, que l’on écrase en savoureuses purées, finement épicées.

Le paysage des hauts-plateaux éthiopiens n’est finalement pas très exotique : il me rappelle davantage le Massif Central que l’Afrique profonde. Le panorama est d’ailleurs d’une grande beauté bien que la terre soit presque totalement cultivée. Les champs sont de petite taille. Certains, d’un vert argenté ou d’un pourpre insolite, ondoyant au vent, sont plantés de deux variétés différentes de teff. Des parcelles d’un jaune vif m’intriguent et je demande à m’arrêter pour les identifier : il s’agit de noug, une Composée à graines oléagineuses, cultivée en Éthiopie exclusivement, qui fournit l’huile alimentaire traditionnelle. Le noug est l’équivalent local du tournesol, son cousin.

D’autres champs se composent d’un végétal étrange aux tiges grêles surmontées de petits ballons entourés d’une collerette de feuilles légères, fines comme de la dentelle. Son allure rappelle une ornementale aux fleurs blanches ou bleu pâle, couramment semée dans nos jardins européens : la nigelle de Damas. Je déchire l’un de ces ballons miniatures et découvre, bien alignées, de nombreuses graines noires de taille réduite, rugueuses, odorantes lorsque je les froisse. C’est bien sa cousine, la nigelle cultivée ou « cumin noir », dont les graines servent à aromatiser les gâteaux et le pain. je ne la connaissais jusqu’ici que sous forme de condiment, sans l’avoir jamais rencontrée dans la nature. Ces découvertes, pourtant bien modestes, m’enchantent mais Roger m’appelle : il faut continuer.

En file presque ininterrompue, des hommes et des femmes drapés dans de larges capes de coton blanc marchent d’un pas assuré au bord de la route. Les villages sont rares mais le pays est loin d’être désert. Il semble que les gens habitent au plus profond des collines, sillonnées par une multitude de sentiers invisibles. Roger, qui parcourt l’Éthiopie depuis trente-cinq ans, m’explique que ces montagnards n’ont pas peur de se déplacer sur plus de trente kilomètres afin de se rendre au marché le plus proche ou de rendre visite à des amis… On comprend que les Éthiopiens se révèlent des marathoniens d’exception, d’autant plus qu’à deux mille cinq cents mètres d’altitude, l’oxygène se raréfie. Leurs fines silhouettes très droites, leur allure fière, sont indissociables de ces vastes espaces.

Nous arrivons le soir, frais et dispos, dans le gros bourg de Nekemte après avoir parcouru plus de quatre cents kilomètres sur une route en excellent état. Il s’agit manifestement d’un lieu de passage important car les hôtels abondent. Le nôtre n’a rien d’idyllique mais au moins il n’est pas cher. l’hôtelier nous recommande un restaurant aux minuscules salles en enfilade, à peine éclairées par quelques ampoules nues. Entre les tables s’affairent une dizaine de serveuses avenantes – Roger m’expliquera plus tard qu’elles ne se contentent pas d’apporter leurs repas aux clients, mais peuvent aussi, contre une modeste rétribution, s’occuper de leur plaisir dans les chambrettes qui jouxtent l’auberge.

Mon plaisir à moi est dans l’assiette : une jeune éthiopienne nous apporte un plat d’anchote, des tubercules blancs cuits à l’eau, accompagnés d’une sauce à l’ail et au gingembre. Leur texture épaisse, compacte, moins farineuse qu’une pomme de terre, révèle en bouche une douceur teintée cependant d’une légère note d’amertume. Ces racines m’intriguent. malgré les efforts de traduction d’Endale, la serveuse ne peut répondre à mes questions et appelle le patron. Un homme d’une stature imposante s’approche de notre table et s’adresse à moi dans un anglais impeccable. C’est inattendu, et j’en profite pour lui poser toutes mes questions. Ejeta Tolessa s’avère cultivé, d’une ouverture d’esprit remarquable. Il m’explique en détails la situation de son pays, car l’Éthiopie a repris la guerre contre l’Érythrée – alors que les dirigeants des deux côtés appartiennent à la même famille… Mais notre conversation porte principalement sur les différents légumes consommés en Éthiopie, en particulier dans l’ouest du pays, chez les Oromo, puisque les diverses cultures n’ont pas les mêmes coutumes alimentaires. Ejeta est la personne idéale pour ce propos puisqu’il a longtemps exercé la profession de conseiller agricole. Je remercie encore une fois le « hasard » !

Le lendemain devrait être le grand jour pour Roger : allons-nous découvrir le fameux menhir ? Nous roulons à travers des paysages très différents de ceux que nous avons traversés jusqu’à présent car nous sommes descendus progressivement de plus de mille cinq cent mètres. Ici c’est l’Afrique profonde. les cases sont toutes rondes entre des broussailles denses – inexistantes sur le plateau où le moindre centrimètre de terre est cultivé. Les champs comportent presque exclusivement du sorgho, céréale typiquement africaine dont les tiges hautes souvent de plus de deux mètres portent de lourdes grappes de grains blancs, noirs ou rouges suivant les variétés. Sa farine est moins bonne que celle du teff pour préparer l’injera mais le sorgho a un rendement bien supérieur.

Pendant que Roger et le chauffeur prennent leur petit déjeuner dans un village, je continue à pied la route qui s’est transformée en piste poussiéreuse. Je suis heureux de marcher, léger, dans la fraîcheur du matin, au rythme tranquile de mes pas, de humer la végétation encore humide de rosée, d’écouter les chants d’oiseaux qui se répondent.

Il m’est enfin possible de m’arrêter pour toucher les plantes. le contact physique, sensoriel, avec ces êtres vivants est pour moi essentiel. Il me semble sentir leur énergie passer en moi et me nourrir. La plupart me sont inconnues, mais qu’importe ! Bien plus que leur nom compte la relation qui naît avec elles à travers le regard, la sensation d’une douceur cotonneuse ou d’une rugosité particulière, le parfum qu’exhale une feuille froissée ou la perception d’une saveur étonnante. C’est de tous mes sens que je découvre un monde extraordinaire dont la diversité toujours renouvelée colore mon univers. Beaucoup éprouvent un sentiment voisin en débouchant d’une sombre ruelle bétonnée dans une avenue illuminée de néons multicolores, bordée de magasins devant lesquels se presse une foule avide d’émerveillements. La différence est pourtant fondamentale. Mes sensations ne sont pas liées à un processus de consommation compulsive, source de dépendance vis-à-vis d’une société organisée pour le bénéfice de quelques nantis. Il me suffit de savourer le moment présent et d’oser utiliser mes sens pour faire l’expérience de stimulations qui enrichissent ma vie.

Alors, au cœur de l’Afrique orientale, je vis pleinement cette liberté : par la rencontre de plantes comme ces admirables Labiées aux grandes fleurs oranges groupées en boules à l’aisselle de larges feuilles opposées, libérant un arôme musqué sous mes caresses ; par la rencontre des habitants d’une case isolée, qui me voyant débarquer comme un martien se précipitent, les yeux écarquillés, pour contempler cet être bizarre venu d’on ne sait où… Je m’arrête, touché par la beauté des enfants qui s’attroupent, craintifs, et tente le dialogue avec leurs parents. C’est incroyable : malgré la méconnaissance totale de la langue de l’autre, nous nous faisons comprendre par gestes et par mimiques, dans le fond, nous communiquons avec le cœur, et s’impose l’évidence d’appartenir au même monde, comme je le ressens aussi avec les plantes. C’est dans ce sentiment de plénitude que je remonte en voiture lorsque mes amis, satisfaits de s’être restaurés, me rejoignent un peu plus loin sur la piste.


[1] Groupes de fleurs disposées dans un plan ; inflorescences aplaties.