Cap au Nord ! Nyi Nyi vient me chercher à mon hôtel, mais nous n’avons pas encore quitté Rangoon qu’il s’arrête déjà. Je ne comprends pas tout de suite ce qui se passe : après nous être garés au bord de la route, un homme à la longue barbe blanche asperge consciencieusement notre voiture à l’aide d’une branche feuillée tout en récitant des incantations. Puis il fixe à la calandre un bouquet de fleurs. Nyi Nyi lui glisse dans la main quelques billets et nous voici repartis. Mon chauffeur m’explique alors qu’il s’agit d’un prêtre bouddhiste spécialisé dans la bénédiction des véhicules qui partent en voyage : ainsi protégés, nous ne risquons plus rien !
Sur une centaine de kilomètres, la route, goudronnée, est excellente. Puis les nids de poule se multiplient et notre moyenne diminue d’autant. Le paysage de rizières et de mares roses de nymphéas où se vautrent des buffles d’eau est bucolique à souhait. Soudain, en contrebas d’une butte d’où nous dominons une vaste plaine apparaît l’Irrawaddy, l’immense fleuve qui traverse du sud au nord la Birmanie pour se jeter dans le Golfe du Bengale. Semblables à une nappe de métal en fusion, ses eaux infinies reflètent l’éclat plombé du ciel.
Bientôt il nous faut de l’essence. Nyi Nyi en a pourtant acheté ce matin avant de partir, mais son carnet officiel ne l’autorise à obtenir que trois litres par jour, une quantité ridiculement faible pour les besoins de notre voyage. Le surplus doit s’acheter au marché noir, d’ailleurs soigneusement contrôlé par l’État… Il est facile de repérer les « stations-services » clandestines car elles arborent sans grande discrétion une bouteille retournée au bout d’un long bâton planté dans le sol. Évidemment, l’essence y est plus chère et le gouvernement touche sa part au passage…
Le paysage devient plus aride, le nombre des palmiers s’accroît. Nyi Nyi m’explique que du côté de Pagan, on en extrait du sucre. Notre progression est lente car le long de la mauvaise route, les chars à bœufs pullulent et font parfois de brusques écarts. Nyi Nyi les évite de justesse. Avec la nuit, la circulation devient réellement dangereuse et je suis soulagé lorsque nous arrivons.

Pagan est l’ensemble de temples le plus vaste du monde : quatre mille à l’origine, dont la moitié se dresse encore sur une vaste plaine au bord du fleuve. Pour faire place nette aux touristes, les autorités birmanes ont déplacé les quelques milliers de personnes qui vivaient sur le site. Merci Ne Win !
Le matin, départ à cinq heures et demie pour aller observer le lever du soleil depuis le sommet d’un des temples. l’ascension de la pyramide est ardue, mais le spectacle la vaut bien : dans une lumière rosée, des centaines de monuments de pierre ocre émergent mystérieusement de la brume. la vue porte à des dizaines de kilomètres, de l’autre côté du fleuve géant, et n’est arrêtée que par le dégradé des montagnes bleutées qui barrent l’horizon.
Avant que le soleil ne devienne brûlant, Nyi Nyi et moi allons explorer la campagne environnante. Entre les champs jonchés de restes de poteries centenaires poussent des jujubiers couverts de fruits acidulés dont nous faisons ample consommation. Aux branches des courts arbustes épineux munis de feuilles coriaces, pendent de grosses boules allongées de la taille d’une belle prune, brun rouge lorsqu’elles sont mûres. Les jujubes fraîches sont charnues et juteuses et leur saveur sucrée rappelle les fruits confits. Il est usuel de les faire sécher. on les trouve en Europe sous le nom de « dattes chinoises » dans les épiceries asiatiques. en tisane, leur pulpe cotonneuse combat les problèmes pulmonaires.
mon studio portable me permet de prendre quelques belles photos. l’appareil est fixé sur un pied, Nyi Nyi tient un diffuseur qui adoucit la lumière ainsi qu’un réflecteur destiné à éclairer les zones d’ombres. De mon côté, après avoir disposé les éléments à photographier et cadré la scène, je dirige sur le sujet la lumière concentrée d’un petit réflecteur brillant. Il faut un temps fou pour prendre des photos de cette façon, mais les résultats en valent la peine. La plupart du temps, toute la population locale vient s’agglutiner autour de moi pour observer cet étranger au comportement inhabituel. Cette pression ne facilite pas toujours les choses mais c’est une bonne école pour dépasser certaines de mes peurs. Dans le fond, je suis timide, me mettre en avant représente un effort, la crainte d’être agressé ou volé se manifeste souvent : voici l’occasion d’apprendre à surmonter mes appréhensions.

En redescendant d’un des temple, je trouve Nyi-Nyi en grande conversation avec le gardien du lieu, grignotant tous deux d’insolites feuilles vert kaki garnies de petites graines aplaties. On m’en offre et je découvre, ébahi, qu’en Birmanie, on ne fait pas que boire le thé ; on le mange aussi, sous forme de salade ! Coutume d’origine Shan, l’ethnie principale du célèbre « Triangle d’or », la salade de thé (Le phet thoke) a été adoptée par tous les birmans. La formule ne s’en retrouve guère qu’au nord de la Thaïlande. On récolte les jeunes feuilles de thé au sommet des buissons, comme pour préparer la célèbre boisson. Mais au lieu d’être séchées, les feuilles sont bouillies puis tassées dans un récipient de bambou et mises sous terre pendant un mois ou plus. La préparation de la salade est fort simple : les feuilles de thé fermentées sont mélangées à de l’huile et à des graines de sésame grillées. C’est la version de base, qui est offerte à la campagne, là où les moyens manquent. Les gens plus aisés y ajoutent de nombreux autres ingrédients[1], disposés dans des plats spéciaux en bois laqué. On la déguste sous forme de snack à tout moment de la journée et particulièrement comme dessert à la fin d’un repas de fête. À part une nette amertume et une astringence certaine, les saveurs proviennent surtout de l’accompagnement.
En quittant Pagan, j’aperçois en haut d’un palmier un homme qui s’agite. Nous arrêtons immédiatement la voiture et Nyi Nyi m’explique :
– « Il est en train de récolter la sève qui s’écoule de la fleur du palmier après en avoir coupé la base. Chaque matin il faut rafraîchir la blessure pour que le jus continue à couler dans le récipient fixé juste au-dessous. Viens, je vais te montrer. »
Le récolteur descend précautionneusement le long du tronc, portant deux grosses calebasses qui semblent bien lourdes. Elles sont pleines d’un liquide laiteux qu’il me donne à goûter : c’est sucré, avec une riche bouquet de caramel – difficile de s’arrêter. il vaut pourtant mieux car en excès, il paraît que c’est laxatif… En quelques heures, sous l’action de la chaleur, le suc commencerait à fermenter et se transformerait en vin de palme. Mais en Birmanie, on choisit d’en faire du sucre. Nous suivons l’homme jusqu’à son campement, non loin de là. Une jeune fille entretient un feu intense sous une batterie de jarres de terre noircies remplies de jus de palmier en ébullition. Au fur et à mesure que le liquide épaissit et prend couleur, il faut brasser vigoureusement pour éviter que le fond ne brûle. Dans le courant de l’après-midi, lorsque la bonne consistance est atteinte, il ne reste plus qu’à verser la masse pâteuse dans des moules de bois et à laisser refroidir. Je préfère sans conteste ce sucre à la couleur de miel, de texture fondante, à notre traditionnel sucre blanc.
Dans l’ancienne ville royale de Mandalay, évocatrice de palais interdits et de temples dorés, réside un ethnologue français marié à une birmane, vivant comme les autochtones dans une minuscule maison avec la nombreuse famille de sa femme. Il a étudié les habitudes alimentaires des birmans, m’en parle longuement et me donne les références de ses publications. Puis il me conseille d’aller visiter le Lac Inle, à l’est du pays, où se pratique une forme de jardinage unique au monde : sur l’eau !
Sur ce lac situé à 900 mètres d’altitude, aux confins du plateau Shan, les légumes poussent sur des radeaux flottants formés de l’une des « pestes végétales » les plus redoutées de la planète : la jacinthe d’eau. Cette jolie plante tropicale aux grandes fleurs bleues n’a rien à voir avec les suaves jacinthes de nos jardins. Elle possède un grave défaut : la vitesse étonnante à laquelle elle se reproduit l’a fait inscrire sur la liste noire des espèces végétales. Cette plante aquatique, flottant grâce à la base gonflée d’air de ses feuilles, se développe au point de boucher promptement les canaux, voire de combler les lacs, pour peu qu’on l’y ait malencontreusement introduite. Originaire d’Amérique du sud, cette belle envahisseuse a conquis pratiquement toutes les régions tropicales du globe. Ça et là, des îles flottantes pouvant atteindre un mètre d’épaisseur se forment par l’enchevêtrement des radicelles des jacinthes d’eau. L’arrivée de cette plante à la fin du siècle dernier devait modifier profondément l’économie des Intha, à la fois pêcheurs et agriculteurs, établis depuis une éternité au bord du lac Inle dans des villages construits sur pilotis. Elle allait leur permettre d’augmenter considérablement la superficie de leurs cultures par la création de jardins hautement originaux.

Les îles de jacinthe d’eau errantes appartiennent à tous les habitants du lac. Il est donc parfaitement légal d’en prendre possession et de les aménager. Mais plutôt que de les cultiver loin du village, on préfère les en rapprocher. Pour ce faire, il faut les découper afin qu’elles puissent emprunter les chenaux. On utilise dans ce but des scies spécialement destinées à cet usage qui peuvent atteindre deux mètres de long. Comme il ne s’agit que de couper les radicelles agglomérées des plantes sur une épaisseur d’environ un mètre, le travail n’est guère pénible. Il suffit ensuite au futur jardinier de mener son morceau d’île jusqu’à son village. Ceci se fait à la gaffe et peut nécessiter plusieurs jours. Le nouveau jardin est alors fixé par des bambous pour éviter que vents et courants ne l’emportent à la dérive.
Le jardin flottant est assez épais pour ne pas s’enfoncer dans l’eau lorsque l’on monte dessus. Avant de cultiver, un peu de terre des berges voisines est épandue à sa surface, ainsi qu’une bonne couche de végétation lacustre, algues et plantes aquatiques, retirées du fond du lac à l’aide d’un coupe-coupe spécial. Ce véritable mulch végétal sera de nouveau appliqué chaque année. Dans le climat tropical, ces végétaux ne tarderont pas à se décomposer, donnant un humus léger et fertile.
Tomates, aubergines, piments, choux-fleurs et laitues forment les plus importantes cultures commerciales. Des bambous fichés en oblique, reliés à ceux de l’île voisine, servent à conduire des plantes grimpantes telles les courges, les luffas, les concombres ou diverses légumineuses voisines des haricots. Souvent les jardins s’ombragent des larges feuilles du taro qui affectionne les terrains humides et se plaît sur ces îles flottantes. Les pieds de tomate ne sont jamais taillés, ce qui ne semble pas empêcher une importante production. Il faut dire que dans ces conditions particulières, la croissance des légumes est impressionnante. Se procurant facilement par leur racine l’eau qui leur est indispensable, profitant d’un riche terreau obtenu par la décomposition des plantes aquatiques et des algues du lac, bénéficiant d’un climat idéal, ils devraient faire preuve de beaucoup de mauvaise volonté pour ne pas pousser !
La culture s’intensifie durant la saison sèche, au moment où les légumes font défaut dans les plaines. l’arrosage ne pose aucun problème : l’eau remonte à travers l’île et il suffit par ailleurs de peser avec le pied ou une rame pour l’enfoncer un peu et baigner les jeunes plants. Ainsi, les Intha ont su tirer étonnamment parti d’une plante considérée jusqu’ici comme une calamité. Leur exemple mériterait d’être suivi dans d’autres pays tropicaux.
Le retour à Rangoon nous prend deux jours ininterrompus. La route est longue et les arrêts peu fréquents. C’est dans un restaurant sans prétention destiné avant tout aux chauffeurs de camions qui sillonnent la Birmanie dans d’invraisemblables machines, que je vais faire l’un de mes meilleurs repas dans ce pays. Quelques tables branlantes, noires de mouches, une douzaine de chaises en plastique et une batterie de pots d’aluminium cabossés, noircis au feu et fermés par de vagues couvercles constituent l’essentiel du décor. On veut vraiment manger ici ? Deux accortes jeunes filles à peine sorties de l’adolescence, vêtues de longues robes et de légers corsages serrés nous font l’honneur des lieux. Elles soulèvent l’un après l’autre les couvercles des casseroles où mijotent doucement des concoctions brunâtres aux appétissants arômes d’épices.
Notre choix fait, nous nous asseyons et tandis que l’une des deux serveuses nous apporte l’un après l’autre les plats que nous avons commandés, sa collègue, munie d’un éventail emmanché chasse les insectes volants. Au bout du compte, nous nous retrouvons avec deux fois plus de plats que ce que nous avons commandé. Devant mon étonnement, et après avoir questionné les jeunes filles, Nyi Nyi m’explique avec un large sourire :
– « Cadeau de la maison, ils sont vraiment contents que tu te sois arrêté dans leur établissement. »

Peut-on imaginer semblable scène dans un « routier » en France où déjeunerait un étranger ? Heureusement, un féroce appétit m’autorise à faire honneur au repas : un curry de poulet et un autre de porc, du poisson fermenté, une soupe de kalèbè, une salade de mangues vertes en saumure, des pousses de bambou rouges, une salade d’aubergine aux feuilles de coriandre, des tranches de mangue au piment, de l’aubergine verte et crue, du concombre en rondelles et divers légumes et feuilles à tremper dans l’incontournable sauce poisson-piment. Le tout accompagné bien sûr d’un énorme bol de riz que remplit, attentive, ma serveuse attitrée au fur et à mesure que je le vide tandis que sa collègue m’évente inlassablement… Que souhaiter de plus ? Leur gentillesse est émouvante.
Avant d’arriver dans la capitale, nous avons le temps de visiter un atelier de laque. Le processus, long et compliqué, met en œuvre la résine irritante d’un arbre des profondes forêts du nord, cousin des manguiers[2]. Nous nous arrêtons également dans une fabrique de cheroot, ces petits cigares birmans que fument surtout les vieilles femmes. Un mélange de tabac et du bois râpé d’un arbuste nommé Say yo bin est prestement roulé entre les doigts des ouvrières dans des feuilles de Cordia dichotoma, un arbre cultivé à cette fin dans toute la Birmanie. Chaque été, les branches sont coupées afin de stimuler de nouvelles pousses qui portent de plus grandes feuilles. Ces dernières sont séchées sous presse au-dessus d’un feu puis stockées dans de grands paniers. Le cheroot est unique au monde.
De retour à Rangoon, j’organise une longue séance de photos au restaurant du Strand pour immortaliser les principaux plats birmans. Puis après un séjour sans histoire dans cette ville paisible aux larges avenues arborées, je reprends l’avion pour la Thaïlande. La plongée dans l’agitation fiévreuse de la tentaculaire Bangkok, contaminée par le virus de la consommation, provoque en moi le désagréable sentiment de n’être plus qu’un anonyme portefeuille ambulant. L’Occident pervertit l’Orient. Il a néanmoins jusqu’ici épargné la Birmanie, « protégée » par sa virulente dictature…
[1] Arachides, lamelles d’ail frit, crevettes grillées, gingembre en fines lanières…
[2] Et plus proche encore des sumacs de nos jardins, ces arbustes aux feuilles composées de nombreuses folioles aiguës qui portent des grappes pointues de petits fruits rouges couverts de poils acidulés.