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euphorbia_canariensis (2)

Les Canaries évoquent immanquablement des plages sablonneuses couvertes de touristes bronzés. Mais ces îles singulières sont avant tout le pays des Guanches, du gofio et de plantes uniques au monde….

Bien avant d’être colonisées par les Espagnols, au XIVe siècle puis, plus récemment, par les hordes de vacanciers allemands, les Canaries hébergeaient une population originale, probablement parvenue sur ces îles au Néolithique, voici quelque 5 000 ans. Ces héritiers présumés des civilisations sahariennes, chassés par les changements climatiques, sont connus globalement sous le nom de Guanches, bien que ce terme ne désigne à proprement parler que les habitants de Teneriffe, la plus grande île de l’archipel. Culturellement, les traces laissées par les Guanches sont peu nombreuses. D’un point de vue artistique, seules de rares peintures rupestres ont été conservées. Mais ces agriculteurs ont légué à l’humanité un aliment particulièrement digeste, facile à préparer et savoureux, le gofio. Base traditionnelle de leur nourriture, il est toujours quotidiennement consommé sur les sept îles canariennes. Il se présente comme une farine extrêmement fine obtenue par mouture d’orge, de blé ou de maïs préalablement grillés. Ce dernier, introduit d’Amérique après la conquête espagnole à la fin du XVème siècle, est d’usage plus récent. Ordinairement, on se contente de saupoudrer le gofio sur la nourriture, en particulier sur les soupes de légumes qu’il épaissit en même temps qu’il leur apporte une agréable note grillée. Une de ses spécificités est d’absorber les liquides et de se transformer en une pâte malléable également consommable telle quelle. poudre légère, il suffit de le réhydrater pour obtenir un aliment complet et extrêmement nourrissant : idéal pour les randonneurs, sans doute meilleur et en tout cas moins cher que les produits lyophilisés…

L’agua miel est une autre particularité typique de la culture alimentaire canarienne. Elle est spécifiquement produite sur l’île de la Gomera à partir des palmier-dattiers dont la sève recueillie en coupant les inflorescences est bouillie et concentrée. On obtient ainsi un sirop peu épais ressemblant par l’aspect et le goût au célèbre sirop d’érable. Cette pratique est peu fréquente dans les régions où se cultive couramment le palmier-dattier, en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Par contre, l’extraction de la sève de certains palmiers et sa concentration en sucre est fréquente dans le sud-est de l’Asie.

Chacune des îles Canaries possède son caractère et sa flore propres. L’isolement très ancien de l’archipel a donné naissance à des formes végétales uniques, parentes d’espèces européennes communes. Il en est ainsi des vipérines. En Europe, ce sont des plantes de taille moyenne hérissées de poils raides et piquants, aux feuilles allongées regroupées en une rosette presque parfaite à la base de la tige. Leurs larges fleurs semblent une gueule ouverte d’où darde un style bifide évocateur de la langue d’un reptile. roses avant leur éclosion, puis bleues, elles changent de couleur à la façon du papier tournesol en même temps que leur pH passe de l’acide au basique. Aux Canaries, ses cousines forment de gros buissons à tige épaisse, ligneuse, qui dépassent le mètre. Leurs feuilles allongées sont tout à fait reconnaissables, ainsi que leurs fleurs, souvent blanches et rassemblées en grappes coniques disposées comme d’immenses chandelles sur le feuillage grisâtre. En pleine floraison, les vipérines arborescentes ressemblent à des arbres de Noël tout décorés.

Nous nous étonnons souvent devant des végétaux plus modestes, les Aeonium, des plantes grasses couramment cultivées en appartement pour l’aspect de rosace verte que leur donnent les feuilles charnues, disposées comme les rayons d’une roue et imbriquées les unes dans les autres. Lorsqu’au milieu de la rosette jaillit en un jet  coloré la masse de leurs fleurs jaune vif, l’effet est saisissant. Adaptées à la sécheresse grâce à l’eau accumulée dans l’épaisseur de leurs feuilles, ces humbles sauvageonnes illuminent alors par dizaines les rochers arides qu’elles colonisent. Le contraste est frappant entre l’éclat des fleurs et le fond sombre de la lave austère.

Un autre exemple d’adaptation aux conditions extrêmes nous est donné par une plante insolite. Au cours d’une randonnée sur Ténériffe, j’aperçois soudain au flanc d’une colline, serrés par dizaines, d’étranges tuyaux d’orgues recourbés vers le haut. Impossible à manquer ! Un peu plus loin, les pentes en sont couvertes. On croirait des cactus. Ce sont en fait des euphorbes des Canaries. Il existe plus de 2 000 espèces d’euphorbes dans le monde, souvent très différentes mais possèdant toutes deux caractères communs. elles renferment un latex blanc qui s’échappe quand on blesse la plante. Très caustique, il brûle la langue si on l’y dépose et peut irriter violemment les yeux[1]. Par ailleurs, toutes les euphorbes possèdent des fleurs semblables, extrêmement particulières. Les quatre étamines bourrelées, souvent en forme de croissants, entourent un pistil en boule porté par un petit pied.

La confusion entre euphorbes et cactus relève de ce que l’on appelle une « convergence ».  bien qu’appartenant à des familles très différentes, certaines plantes adoptent un aspect identique pour résister à la pression de milieux extrêmes. Seules les fleurs conservent leurs particularités. C’est ainsi que l’on rencontre en Afrique et aux Canaries, sous l’influence de la sécheresse et de la chaleur, des euphorbes épineuses et sans feuilles aux tiges charnues recouvertes d’une cuticule épaisse afin d’éviter la transpiration, et qui ressemblent à s’y méprendre à des cactus. Mais la présence de latex les trahit.

ma rencontre végétale la plus émouvante aux Canaries, est celle d’une plante à l’aspect plutôt ordinaire, si ce n’est ses feuilles vert sombre composées de plusieurs folioles en forme de longs triangles dentelés. Avec mon habitude de renifler toutes les plantes qui croisent mon chemin, elle ne peut m’échapper. Rien qu’au passage, un parfum d’encens imprègne l’air. elle s’accentue dès que je touche ses feuilles. Cela ne fait plus aucun doute : j’ai mis la main sur un trésor de fragrance. Une odeur à la fois légère et puissante, résineuse et florale, à nulle autre semblable, émane de cette plante remarquable. la « flore des Canaries » m’apprend qu’il s’agit d’un végétal unique à l’archipel, la Cedronella canariensis, parfois nommé « baumier de Gilead »[2]. Nous rapportons un jeune pied de cédronelle que Françoise transplante dans un pot dès notre retour à la maison. caresser cette plante délicieuse me transporte immédiatement sur les îles de l’éternel printemps…

En fréquentant à diverses reprises des destinations touristiques avec ma femme et mes enfants, je me rends compte qu’il est possible de concilier la découverte des plantes et les bonheurs de la vie de famille. Françoise est aussi passionnée que moi, nous partageons là quelque chose de fondamental. Majorque, Istanbul, Samos ou la Tunisie, nous donneront encore l’occasion de découvrir de nombreuses espèces. Aux Baléares, le « chou du diable », un panais endémique à la sève corrosive, répandra une telle odeur qu’une seule feuille emportée dans notre voiture nous contraindra à nous arrêter pour la mettre dans le coffre. Les exsudations du liquidambar d’Orient ou « copalme », qui nourrissent des milliers de papillons dans une étroite vallée de l’île de Rhodes,  nous serviront d’encens[3]. Dans le sud marocain, nous rencontrerons encore l’inquiétante jusquiame du Sahara aux étranges fleurs violacées en cornet que les arabes utilisèrent à la fin du XIXe siècle pour empoisonner les membres de la mission Flatters en faisant tremper des dattes dans son jus mortel…


[1] Les allemands nomment ces plantes wolfsmilch, lait de loup.

[2] Un baume est une résine odoriférante.

[3] Connu dans le commerce sous le nom de storax.