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Au printemps 1984, j’avais créé une association dans le but de rassembler toutes les personnes intéressées par les utilisations des plantes, l’Institut de Recherches sur les Propriétés de la Flore. Une quinzaine de membres se réunissaient une fois par mois à Paris pour partager leurs expériences sur les plantes sauvages et déguster les plats que les cordons-bleus en herbes avaient concoctés. Nous préparions aussi la rédaction de notre bulletin, Le Plantivore. Les textes étaient tapés à la machine, montés avec les illustrations, photocopiés et envoyés à tous les membres de l’association : beau travail d’équipe, totalement bénévole.

Vers la fin des années quatre-vingt, l’I.R.P.F. atteint son apogée avec près de deux cents membres. La plupart ne me sont connus que par courrier puisqu’ils habitent dans tous les coins de la France, de la Suisse et de la Belgique. Parmi eux figure un certain Marc Veyrat-Durebex habitant à Manigod dans les montagnes de Haute-Savoie. Il nous envoie tous les ans son chèque d’adhésion et a déjà commandé plusieurs de mes livres dont mon Encyclopédie des plantes sauvages comestibles de l’Europe. Au fil du temps, j’entends parler de lui par des amis qui me relatent ses prouesses culinaires et l’accueil de plus en plus favorable qu’elles reçoivent. Bien plus tard, au cours de l’été 1995, je reçois un magnifique ouvrage dédicacé par l’auteur, qui de plus me cite dans les remerciements… Le livre s’appelle Fou de saveur et son auteur n’est autre que Marc Veyrat qui vient d’obtenir sa troisième étoile Michelin. Très touché par cette attention, je décroche mon téléphone et demande à parler au chef de l’Eridan. Une voix chaleureuse me répond :

– « Savez-vous que vous avez inspiré ma cuisine depuis plus de dix ans ? Je voudrais vous en remercier en vous invitant chez moi avec votre famille pour vous faire goûter ma cuisine. »

Quatre ans plus tôt, j’avais été invité de même à Laguiole par Michel Bras, double étoilé Michelin à la réputation établie sur l’utilisation en cuisine gastronomique des plantes sauvages de son Aubrac natal. Il m’avait confié s’être inspiré de mon livre La Cuisine sauvage et avoir effectué son apprentissage sur le terrain avec Sylvie Michelin, membre de notre association, qui lui communiquait également notre Plantivore. Ce qu’il parvenait à faire de « mes » végétaux, que ce soit son incroyable gargouillou de jeunes légumes ou sa daurade au cistre des montagnes, m’avaient ouvert l’esprit sur une dimension imaginable pour moi dont l’originalité culinaire ne dépassait guère les soupes, les gratins et les salades fleuries… Impossible d’oublier ce jour de pluie battante dans la cité coutelière où je découvris la haute cuisine des plantes sauvages. Ma conception de la vie s’en trouva transformée.

Chez Marc, l’impression est encore plus saisissante. Dans le cadre d’un hôtel luxueux au bord du lac d’Annecy, je m’émerveille devant le carré d’agneau au pimpiolet en cocotte lutée dont  la fraîcheur et la puissance de l’arôme de serpolet me transporte au cœur des prés. Je savoure le foie gras poêlé aux baies d’aïlli, les fruits de l’allouchier, cousin sauvage du pommier. Je déguste religieusement le turbot-vapeur au chénopode Bon-Henri, le fameux épinard sauvage des alpages à la personnalité affirmée, et tente de deviner quelles herbes subtiles se dissimulent dans les crèmes brûlées à la découverte de la flore du tour du lac… Ces explosions de saveurs me bouleversent : mes papilles, ravies, en redemandent. Et puis le personnel de salle, à la fois totalement professionnel et d’une gentillesse absolue, est toujours prêt à répondre aux moindres questions et à mettre à l’aise les néophytes. Enfin paraît le maître des lieux, souriant et spontané, la figure ronde et avenante sous son éternel chapeau noir de berger, rayonnant d’une vie intense. Nous passons, ma femme Françoise, Sylvain, mon fils de deux ans et moi deux jours de plaisir et de bonheur presque excessifs. Avant de nous quitter, Marc me confie son désir de réaliser avec moi un livre qui combinerait nos visions complémentaires sur les plantes sauvages comestibles : une présentation botanique et sensorielle complétée des nouvelles recettes qu’il souhaite créer à partir des plantes que je lui ferais découvrir. L’idée est excellente et les détails pratiques sont vite réglés avec Hachette, l’éditeur.

Bientôt, nous voici tous deux à parcourir la montagne et à nous extasier de concert sur la subtile odeur de mandarine et de noix de coco de la tige de berce coupée, sur la douceur croquante des boutons de salsifis avant que leurs fleurs n’éclosent, parsemant d’or les prés, ou sur le frais parfum mentholé, à la fois suave et vigoureux, du calament à grandes fleurs. Je lui fais découvrir l’étonnante senteur vanillée de l’aspérule et la subtile acidité de l’oxalis des bois, bien plus délicate que la commune oseille. Marc prend un plaisir particulier à en mâchonner la queue – j’essaie de lui faire admettre qu’en botanique on parle de « pétiole », mais il y semble réfractaire… Je l’initie aux mystères de la benoîte urbaine – il l’appelle, en toute logique, la benoîte rurale parce qu’elle pousse à la campagne. Cette dernière lui plaît particulièrement. Commune en lisière des bois, elle n’est guère avenante avec ses feuilles grossièrement découpées, ses tiges dégingandées et ses fleurs jaunes de fraisier monté sur tige[1] suivies de vagues boules hérissées de crochets qui se prennent aux habits. Il faut l’arracher délicatement puis écraser ses racines entre les doigts : se révèle alors un arôme superbe de fleurs et de fumée sur une base de girofle ! Marc en tirera remarquablement parti en l’associant dans une sauce onctueuse à la féra du lac, l’un des plus délicats poissons de nos régions.

Enfant des montagnes, Marc Veyrat s’est toujours nourri de plantes sauvages. Sa grand-mère l’envoyait cueillir les « varcouagnes » (le chénopode Bon-Henri) au pied du Mont Charvin pour la soupe, ou récolter l’été dans les alpages les graines de « fnü » (le carvi) qui servait de condiment. Il était donc naturel que les plantes sauvages de son terroir fassent dès le début partie intégrante de sa cuisine. Mais il est alors loin de connaître toutes les plantes qui poussent autour de son chalet… 

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Pour réaliser notre livre, il nous faudra moins d’un an. Mais quelle année ! À six reprises, je passe une semaine entière chez Marc pour lui présenter quotidiennement de nouvelles plantes avec lesquelles il doit imaginer des recettes inédites. Nous touchons, humons, goûtons les plantes des alpages ou des bords du lac, nous explorons les terrains vagues d’Annecy et je l’initie également aux plantes du bord de la mer. Quelle stimulation pour tous les deux ! Marc m’avoue qu’à quarante-sept ans (nous avons le même âge) c’est une nouvelle jeunesse : il se sent grâce aux plantes comme un jeune homme amoureux qui découvre la vie. Les idées jaillissent, immédiatement concrétisées dans des plats éblouissants dont plusieurs figurent toujours à ses menus.

De mon côté s’ouvre une nouvelle perspective dans l’approche des plantes. Peu après avoir commencé à travailler ensemble, Marc me fait déguster un soir un consommé de violettes.

– « Tu trouves des violettes odorantes près d’Annecy ! » m’étonné-je, sachant que la véritable Viola odorataest pour le moins rare et que les autres espèces de violette sont inodores.

– « Non, me répond-il, ce sont des violettes communes, mais goûte ».

Ma cuillère plonge dans l’assiette. Exceptionnel, on croirait manger une fleur. Ce n’est pas un parfum de violette tel qu’on s’y attend mais une saveur florale et herbeuse à la fois, moelleuse et délicate, riche et persistante, sans excès. Un plaisir étonnant et la découverte d’un univers gustatif insoupçonné. Sans conteste un très grand moment !

Un soir, je tente de le « piéger » en lui présentant, parmi d’autres végétaux potentiellement intéressants, une plante fort désagréable à mon odorat. Elle est certes consommable car je l’ai déjà mangée à plusieurs reprises, mais sans l’apprécier. C’est l’épiaire des bois, une Labiée commune des sous-bois qui pourrait superficiellement passer pour une ortie avec ses feuilles opposées, dentées et couvertes de poils. Mais elle ne pique pas et porte en haut de ses tiges de longs épis de fleurs d’un pourpre foncé, à deux lèvres, qui trahissent son appartenance à la famille de la menthe. Marc passe rapidement sur les autres plantes mais s’arrête justement sur l’épiaire. Pour moi, elle sent l’humus moisi, ce que je trouve déplaisant. Pourtant il écrase les feuilles entre ses doigts et continue de flairer. Une minute s’écoule, puis deux… Tout-à-coup, il s’exclame, enthousiaste :

– « Ça, c’est du cèpe ! » et me tend un morceau de feuille vert sombre, suintant, complètement aplati. Je hume à mon tour : pas de doute, il y a effectivement du cèpe là-dedans. Moi qui connais cette plante depuis plus de trente-cinq ans, je n’ai jamais perçu cet arôme extraordinaire… Je serai toujours reconnaissant à Marc de m’avoir fait prendre conscience des possibilités de cette humble plante. Et que vous dire de la soupe de cèpe virtuel qu’il en a préparée ? De même, il surprend sous les relents de « fond des bois » du lierre terrestre un agréable parfum de menthe et de citron. Par une savante alchimie, fruit d’un travail assidu et d’innombrables expérimentations, le virtuose réussit à faire ressortir dans son plat les qualités de fraîcheur de la plante. Les rougets au lierre terrestre sont depuis ce jour l’un des sommets de sa carte.

C’est cela pour moi la cuisine de Marc Veyrat, l’expression de la quintessence des végétaux. Et il ne triche pas. En dégustant l’un de ses plats, il me suffit de fermer les yeux pour me retrouver à parcourir les alpes avec mon compère, échangeant nos points de vue sur les vertus olfactives et gustatives des végétaux que nous aimons l’un comme l’autre profondément.

Et si à première vue le berger savoyard et le botaniste parisien forment un contraste parfait, plusieurs passions nous réunissent : l’amour des plantes d’abord, découvertes lorsque j’étais enfant dans le Beaufortain, près de chez Marc – il me considère donc comme un peu du pays ; les plaisirs de la table ensuite car je suis un véritable gourmand qui mord dans la vie à pleines dents. Enfin, nous partageons au plus haut point le sentiment profond de la nature, la philosophie de l’instant. Pour moi, Marc est sans conteste un grand cuisinier, mais c’est avant tout un frère.


[1] Elle fait partie de la même famille que le fraisier, les Rosacées.

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