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L’hiver venant, Diana et moi décidons, nomades modernes, de partir vers les pays chauds. Le Mexique, refuge classique des hippies voyageurs à la mauvaise saison m’est déjà familier. Nous décidons de nous envoler de San Francisco vers les îles Sandwich, plus connues sous le nom de la plus grande d’entre elles, Hawaii.

C’est sur la petite Kauai, que nous entamons notre périple. Des amis de Diana ont accepté de nous y loger dans un pavillon en pleine forêt. Dès la descente de l’avion, nous pensons entrer dans un four tant la chaleur moite est oppressante, exacerbant en contrepartie des odeurs suaves et inconnues, délicieusement prenantes. 

À peine suis-je sorti de l’aéroport qu’un fruit tombé à terre, une sorte d’œuf jaune orangé, attire mon attention. Il provient d’une liane aux fleurs singulières, une passiflore, représentation végétale supposée des instruments du martyre du Christ : le marteau, les clous et la couronne d’épines. Je décalotte promptement ce fruit de la passion, et inspire en fermant les yeux le parfum intense de sa pulpe juteuse, acide et capiteuse, pleine de grains noirs qui croquent sous la dent, avant de l’avaler avec délice.

Plus loin, sous un grand arbre aux feuilles lancéolées, de petits fruits noirs jonchent le sol en quantité. La terre est pourpre du jus de ceux qui s’y sont écrasés. La plupart sont entiers, et j’en goûte un – avec précautions : c’est bon, mou et sucré, avec une légère astringence et un arôme qui me rappelle le myrte. Pas mauvais ! Je saurai plus tard qu’il s’agit du jambolan, de la famille des Myrtacées. Au bord de la route poussent aussi, de façon désordonnée, des arbustes à l’écorce brune, très lisse, aux feuilles coriaces marquées de veines symétriques. De leurs branches tortueuses pend une multitude de gros fruits jaunes sphériques. Leur pulpe rose, pleine de petites graines dures comme des cailloux, sent intensément la fraise. Je me gave de ces exquises goyaves. Bienvenue au paradis des fruits exotiques !

Paradis… ou parfois enfer – vert bien sûr – comme le plateau d’Alakai, dont l’atmosphère sinistre contraste totalement avec l’insouciance du bord de mer. Steve, le botaniste du jardin botanique de Kauai m’y conduit dans sa vieille jeep. Il est indispensable d’être guidé car en ce lieu sauvage, couvert de buissons arrondis de Metrosideros[1] dépassant la taille d’un homme, séparés par de larges couloirs de prairie rase, deux dangers mortels guettent l’imprudent. Le plateau est situé au nord-ouest du Mont Waialeale, à 1600 m le plus haut sommet de l’île. Les vents saturés d’humidité par un parcours de plusieurs milliers de kilomètres à travers le Pacifique accumulent des quantités énormes de nuages contre cette montagne, la première terre qu’ils rencontrent sur leur long chemin et y précipitent une douzaine de mètres d’eau par an, un record mondial !

Sur le plateau même règne en permanence un brouillard épais qui ne se lève un peu que lorsque le vent souffle avec violence et parvient à éparpiller quelque temps les nuées. L’uniformité extrême du lieu où chaque buisson ressemble à son voisin en fait un immense labyrinthe. Le manque de visibilité en rend l’issue impossible à qui ne connaît pas parfaitement son chemin. Grave danger, le bord septentrional du plateau, masqué par la brume, est barré d’immenses falaises qui tombent à pic de plus de mille mètres sur une vallée située au niveau de la mer… Le second péril provient des fondrières creusées par l’abondance des pluies. Cette prairie si douce à fouler recèle d’innombrables pièges : elle est parsemée de radeaux flottants qui supportent à peine le poids d’un homme. Ils sont formés essentiellement de Graminées et de Cypéracées[2]dont les racines s’enchevêtrent au-dessus de trous d’eau de plusieurs mètres de profondeur… Qu’un inconscient vienne à marcher dessus, le risque est grand qu’en quelques pas il s’enfonce brusquement, passe à travers la mince couche végétale et disparaisse à jamais car il lui sera impossible de percer d’en dessous la végétation qui recouvre son tombeau liquide. Chaque année, plusieurs personnes sont victimes de la combinaison létale du brouillard et des fondrières.

Steve m’explique à quel point la flore de l’archipel est exceptionnelle : sur plus de 1 000 plantes indigènes, près de 900 (soit 90%) sont endémiques[3]. Seuls Madagascar et la Nouvelle-Calédonie possèdent davantage de végétaux uniques. Mais la dégradation des milieux naturels par l’homme et les animaux introduits menace de disparition la moitié des espèces hawaiiennes ! Ici plus qu’ailleurs, la pression humaine se fait sentir à travers une urbanisation galopante qui bétonne chaque jour des hectares, une agriculture terriblement polluante, surtout celle de la canne à sucre, un pâturage dévoreur de surface[4] et une exploitation forestière qui détruit sans vergogne la végétation originelle.

Sur Kauai et les autres îles, je vais donc avoir la chance de contempler des plantes remarquables. Certaines ne sont pourtant guère spectaculaires, tel le maile, une liane aux tiges grisâtres. Mais ses petites feuilles coriaces et luisantes sentent délicieusement la vanille lorsqu’on les froisse. Je m’en délecte, à l’instar des chefs hawaiiens qui aimaient, paraît-il, s’en parfumer. D’autres espèces sont superbes : le paualoalo, un ravissant hibiscus indigène, porte de gracieuses fleurs rouges tirant sur le pourpre. La plupart surprennent par leur étrangeté. Arborant de longues feuilles fichées comme un toupet au sommet de sa tige droite comme un i, l’oha prend l’apparence d’un plumeau végétal. Ses grandes fleurs d’un violet vif ressemblent à des jets d’eau colorée avec leurs pétales étroits et recourbés entourant le style dressé. Plus bizarre encore, l’un de ses proches parents, le kolii, étale sur un cercle de rameaux réunis au sommet d’une tige unique de longues fleurs mauves en lanières étroites exhibant au centre un style interminable qui transperce le fourreau coloré des étamines. Beaucoup de fleurs ont une forme de tube. Steve m’explique qu’elles attirent ainsi des oiseaux mangeurs de nectar, uniques eux aussi à ces îles, qui remplissent ici le rôle de pollinisateurs joué ailleurs par les insectes.

La plupart des arbres du plateau sont couverts d’épiphytes, des plantes qui vivent sur d’autres sans en tirer d’éléments nutritifs – alors que les parasites y puisent leur nourriture. Les épiphytes utilisent l’arbre comme support : elles se nourrissent de la matière végétale en décomposition qui se forme au creux des branches voire de poussières en suspension dans l’air. La pluie et l’humidité ambiante suffisent à les abreuver. Ce phénomène, très courant dans les forêts tropicales, permet aux végétaux d’occuper un maximum de niches écologiques en colonisant l’espace. Parmi ces plantes aériennes, l’élégante  alaawanui attire l’œil. Une surface inférieure rouge pourpre parcourue de nervures jaune pâle transforme les feuilles charnues de cette cousine du poivre en autant de tableaux miniatures.

Le jardin botanique de Lawai réunit quelque quatre mille plantes tropicales sur un immense terrain dominant le Pacifique. Ma gourmandise intellectuelle m’entraîne d’emblée vers l’imposante collection de bananiers dont, quelle aubaine, certains portent des fruits parfaitement mûrs. Habituellement les bananes sont récoltées encore vertes pour en faciliter le transport. Mais cueillir sur l’« arbre[5] » ces délices de fragrance crémeuses procure un tout autre plaisir. De nombreuses variétés différentes cohabitent, dont de petites bananes à peine plus grosses que le pouce, à la peau mince et à la chair orangée, sublimement parfumée. Une autre espèce porte ses fruits, très pâles, en grappe dressée, unique. Fondantes et sucrées, ces bananes fleurant le litchi n’ont rien de commun avec leurs substituts grossiers vendus dans le commerce. Je ne pourrai plus jamais en manger sans repenser avec nostalgie à ces fruits d’exception…

Dans une autre section, Steve me présente un arbuste sans prétention. C’est manifestement un cousin de l’oranger, qui porte de petits agrumes de forme sphérique. Mon guide me propose d’en goûter un. Pas vraiment mauvais mais plutôt insipide. Puis il m’offre un peu d’eau.

– « Je n’ai pas soif, répliqué-je, surpris.

– Buvez quand même, vous allez voir. »

J’obtempère et sens couler dans ma bouche un véritable nectar, délicieusement sucré… Que m’a-t-il versé là ? Le botaniste m’explique alors que ce fruit possède la propriété, grâce à une substance particulière, de conférer une saveur sucrée intense à tous les aliments que l’on avale après l’avoir ingéré, y compris l’eau la plus plate. L’effet dure environ une heure, c’est absolument ahurissant ! Il existe de nombreux édulcorants autres que les sucres classiques[6], de plus en plus utilisés dans les produits « allégés ». Certains sont synthétiques, comme l’aspartame, d’autres d’origine végétale. À la pointe de ces plantes sucrantes se trouve la Stevia rebaudiana, une Composée[7] sud-américaine proche des marguerites. Ses feuilles vert clair, un peu épaisses, n’ont l’air de rien, mais lorsqu’on en mastique un fragment, une sensation sucrée extrêmement puissante envahit la bouche. On peut les faire sécher et s’en servir, telles quelles ou simplement pulvérisées, pour édulcorer des boissons et des desserts. Inquiet pour son monopole, le lobby sucrier a tenté d’en interdire l’usage.

Bien plus tard m’arrivera d’expérimenter l’inverse. Au cours d’un atelier, en Suisse, nous préparons, comme souvent, de jeunes pousses de silène enflée, une cousine de l’œillet. La plante, commune au bord des chemins, est facile à reconnaître grâce à ses fleurs blanches enveloppées d’un calice curieusement gonflé : les enfants aiment à les faire éclater sur le dos de la main en pinçant la fleur entre les doigts de l’autre main. Cueillies avant la floraison, les pousses de silène évoquent en bouche les petits pois mangetout. Nous les dégustons juste cuites à la vapeur, avec un morceau de beurre et une pincée de sel. Le dessert vient ensuite : une mousse de fleurs de primevère officinale[8], au suave bouquet. Mais désagréable surprise, l’entremets n’est pas sucré ! Et curieusement, ajouter du sucre n’y change rien… Je goûte directement le sucre : incroyable ! Il n’a pas le moindre goût. Reste à vérifier les autres saveurs : salé, acide, amer, piquant, tout fonctionne, sauf le sucré. Tous les participants font la même expérience. Nous voilà victimes de l’étrange propriété des saponines[9] du silène dont les exemplaires que nous avions récoltés devaient contenir des quantités exceptionnelles. Les récepteurs sucrés de notre langue sont anesthésiés ! Nous devons patienter une bonne heure pour sentir s’estomper leurs effets et recommencer à apprécier les douceurs de la vie…

Une plante asiatique de la famille de l’asclépiade, la Gymnema sylvestris, est employée depuis une éternité en médecine ayurvédique[10], sous le nom de gurmar, pour soigner les diabétiques. Elle présente elle aussi la propriété de modifier la sensation du sucré. Le principe actif est l’acide gymnémique qui entre en compétition avec le sucre au niveau des récepteurs du goût et provoque les mêmes effets que le silène. En leur ôtant leur intérêt gustatif, la plante permet de résister aux sucreries et constitue ainsi un efficace aide-minceur naturel. Il est depuis peu possible d’en trouver en Europe des gélules de feuilles pulvérisées : intéressant pour les « accros » !


[1] Des arbrisseaux apparentés au myrte et à l’eucalyptus, qui portent en abondance, comme autant de feux d’artifice jaunes ou rouges, des bouquets denses de fleurs allongées d’où jaillissent mille étamines filiformes.

[2] Famille du souchet, des laîches et des linaigrettes.

[3] Une plante endémique ne pousse au monde que sur un territoire géographique restreint : une île, une région, un pays…

[4] Il faut sept fois plus de terrain pour produire la même quantité de viande de bœuf que d’une céréale directement consommable par l’homme.

[5] Il s’agit en fait d’une herbe géante.

[6] Saccharose, glucose, lévulose ou fructose.

[7] Les Composées sont les plantes de la famille de la marguerite, des chardons et des pissenlits, caractérisées par des fleurs réunies en capitules.

[8] À la différence de la primevère élevée et de la primevère vulgaire, elles sont d’une couleur jaune d’or et décorées de cinq taches orangées à la base des pétales.

[9] Des substances moussantes qui provoquent si on les ingère l’hémolyse, c’est-à-dire l’éclatement des globules rouges.

[10] La médecine traditionnelle de l’Inde.

Un commentaire

    • Ananda Patricia

    • Il y a 3 semaines

    Je ne me lasse pas de lire tes récits chaque semaine.

    Quelle vie riche de libertés et de découvertes que tu as eu raison de vivre car c’est ça la vraie vie !!!

    Merci François

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