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Pendant mon absence, Michel, un jeune français, s’est installé chez Jacques. Il me fait part de l’expérience qu’il a vécue au printemps, autour de l’équinoxe, non loin de de Santa Barbara, à Ojai.

– « C’était fabuleux ! Imagine-toi une centaine de personnes, surtout des jeunes, qui se rassemblent dans un lieu magnifique en pleine nature pour célébrer la joie d’être ensemble… »

J’ai du mal à imaginer : la foule ne m’a jamais attiré. Mais la nature, un lieu superbe, pourquoi pas ? Il reprend : 

– « Je crois qu’il y aura un festival comme ça pour le solstice d’été, le 21 juin, à Potter Valley dans le comté de Mendocino au nord de San Francisco. Tu devrais aller voir. »

Mon sac n’est pas long à préparer et me voici bientôt posté au bord de la route. Deux jours plus tard, la dernière voiture me dépose à l’orée d’une piste en terre qui s’enfonce sous une voûte de majestueux chênes verts. Rien de meilleur après ces longues heures de route que l’ombre apaisante de ces colosses végétaux. Mais brusquement la forêt s’arrête. Me voici dans une vaste prairie au relief ondulant, couverte d’une herbe déjà brûlée par le soleil. Malgré la date précoce, les collines déboisées de Californie, si vertes au printemps, ont pris la couleur rousse de l’été. Le ciel est bleu, sans un nuage. Au détour d’un bosquet apparaît soudain un éparpillement de tentes et d’abris de toutes sortes. Un camp de tipis en toile blanche excite ma curiosité. Autour d’un grand feu, un groupe de personnes se donnant la main forme un large cercle. Étrange endroit. Où suis-je donc tombé ? 

À mon arrivée au coeur du campement, deux mains se lâchent et un regard amical me fait signe de prendre place dans le cercle. Je pose mon sac et me joins au groupe, une soixantaine d’hommes et de femmes de tous âges. Presque tous les hommes portent barbe et cheveux longs mais quelques-uns ont le poil court et paraissent rasés de frais. Le bandeau dans les cheveux, les colliers et les bracelets semblent la norme pour les deux sexes. Je me sens un peu en décalage.

Tout le monde ferme les yeux et garde le silence. Puis d’une poitrine sort un « om » prolongé, grave et sonore, repris progressivement par tous. Le son monte, s’enfle et descend, roule comme une vague qui gagne de l’ampleur dans sa course. La note fondamentale s’enrichit de la dominante puis d’harmonies de plus en plus complexes. Les voix profondes des hommes soutiennent celles des femmes et des enfants, qui semblent monter toujours plus haut vers les cieux. Soudain, semblant répondre à un invisible signal, tous se taisent.

Un homme de forte stature, cheveux bouclés et petites lunettes, prend la parole. De son discours de bienvenue pour le moins teinté d’ésotérisme, je retiens qu’au cours de la semaine à venir seront proposés des cours sur des thèmes aussi variés que le yoga, la méditation, le massage, l’acupressure, la nutrition végétarienne, l’astrologie et une vingtaine d’autres sujets, dont , ce qui m’intéresse au plus haut point,– les plantes.

Lorsqu’il a fini, le cercle se défait et je vais poser mes affaires dans un coin tranquille à la lisière de la forêt. Un peu plus tard, une conque nous invite au repas. Deux énormes chaudrons trônent au milieu du cercle qui s’est étoffé : à présent deux bonnes centaines de personnes, dont de nombreux enfants, sont réunis. Une dizaine de filles et de garçons font le tour de l’assemblée en versant de grandes louches d’une soupe fumante dans les bols que chacun leur tend. Tout se déroule dans un ordre parfait. Mais lorsque mon tour arrive, je n’ai pas de récipient ! Aussitôt mon voisin me propose de partager le sien. J’accepte et le remercie. La soupe à base de légumes frais est revigorante et savoureuse. Elle est suivie d’un plat de millet au tofu assaisonné d’algues en poudre qui en relèvent le goût. C’est simple mais bon. De plus, la faim me tenaille. Tout est parfait..

Avant de se séparer pour la nuit, Jonathan qui nous a accueilli annonce : 

– « Demain matin nous commencerons les classes. Je propose que tous ceux qui souhaitent en offrir une se rassemblent après le petit déjeuner à proximité du foyer. Nous écrirons toutes les propositions sur le bulletin board, en les planifiant, et chacun pourra les consulter. Les groupes pourront alors se former. Bonne nuit à tous, mes frères et mes sœurs. »

Au réveil, les cours ont été affichés et tout le monde se précipite pour en prendre connaissance. Beaucoup d’entre eux m’intéressent. A commencer bien sûr par les herb walks, les promenades botaniques, que proposent Shining Light et Soft Deer. Le yoga me tente, ainsi que le taï-chi[1], le yi-king[2], les secrets des pyramides d’Égypte, le tarot, l’astrologie… Comment trouver le temps ? Ma première classe est le shiatsu, une sorte de massage des méridiens et des points d’acupuncture. Notre « professeur », une jeune fille charmante et très compétente dans sa branche, nous donne en quelques heures des éléments de base pour pratiquer cette forme de massage. Mais il ne s’agit que de la première leçon. La suite au lendemain.

Après le repas de midi, je me hâte de rejoindre les « guides botaniques ». Ces derniers nous entraînent à travers la prairie, puis dans la forêt, en nous montrant des plantes communes, avec quelques brèves explications qui me laissent sur ma faim de connaissances. Lorsque je demande des compléments d’information, les réponses ne me satisfont guère. Il arrive même qu’aux questions de certains participants ce soit moi qui réponde, en me prenant au jeu : 

– « Tenez, sentez cette plante et dites-moi ce que vous en pensez.

– Oh, ça sent la menthe !

– Oui, vous avez raison, c’est la yerba buena, une sarriette qui porte le nom espagnol de la menthe, sa cousine. Vous pouvez en aromatiser vos salades ou en faire une tisane très agréable. Je l’ai beaucoup utilisée quand je me baladais dans les montagnes. »

Si bien que nos deux accompagnateurs me suggèrent de donner le cours à leur place. Aucun reproche, aucune agressivité dans leur voix. Je me sens cependant mal à l’aise. J’objecte que je suis depuis peu en Amérique et que j’en connais à peine la flore. Mais d’après mes compagnons, mes connaissances, et surtout mon expérience de ce qui se mange, sont bien supérieures aux leurs. Ils n’ont pas tout à fait tort. Après mon retour de randonnée à Santa Barbara, je me suis rendu plusieurs fois au jardin botanique de la ville, remarquablement conçu avec sa végétation en partie naturelle, laissée telle quelle. L’un des botanistes m’a aidé à identifier les échantillons rapportés de mon périple, complétant ses éclaircissements d’un véritable cours particulier à travers le jardin. Et un gros ouvrage sur la flore de Californie est devenu mon livre de chevet. On peut donc me considérer comme qualifié à parler des plantes. Shining Light expose mes compétences au prochain « conseil » du soir. Me voici promu botaniste officiel du festival !

Le lendemain, je croise Michel accompagné de deux amies. Nous nous tombons dans les bras et entonnons le « om » primordial. Plusieurs personnes se joignent à nous et nous sommes bientôt une douzaine à nous balancer en rythme, enlacés par les épaules avec nos têtes qui se touchent. Notre chant s’amplifie. Il monte du sol, traverse nos corps et s’élève vers le ciel. Nous voici engouffrés dans un vortex d’énergie qui nous relie les uns aux autres, à la terre, au cosmos. Des couleurs merveilleuses s’emmêlent et se démêlent à l’infini. Je ne suis plus séparé des autres, mais uni par une unique vibration d’amour qui nous porte à travers l’univers… C’est une sensation extraordinaire ! Une nouvelle fois le temps s’arrête… Et comme toujours, il reprend son cours. Nous ouvrons les yeux et lentement, comme à regret, nous nous séparons. La nuit est tombée. Michel et ses amis ont oublié où ils allaient. Nous revenons tous ensemble vers le camp, dans un silence recueilli, étonnés de ce qui vient de se passer.

Les jours et les nuits se succèdent, remplis de découvertes et d’expériences nouvelles – mais non sans difficultés. Tout va très vite et j’ai parfois du mal à suivre. Il ne m’est pas toujours facile de communiquer et souvent les émotions me submergent. Parfois je me sens déboussolé, éloigné de tous, comme écrasé par un destin trop lourd à assumer. Heureusement, ces états ne sont que passagers et la joie revient vite dans l’ambiance de partage et de fête, essence même de ce rassemblement d’hommes et de femmes, réunis dans un but commun que les mots ne peuvent que suggérer. Jamais je ne me suis autant senti en phase avec mes congénères. Le terme d’« amour » prend un sens concret. Loin de tout mysticisme. Nous n’avons pas de doctrine, nous n’avons pas de gourous. Mais tout est accepté comme représentant une parcelle de la vérité qui englobe tout. Un dieu ? Peut-être, en tout cas pas de maître : nous sommes des anarchistes spirituels !

Dix jours se sont écoulés depuis le début du festival et tout le monde a la bougeotte : nous sommes une vraie tribu de nomades. La caravane s’ébranle en direction du Mont Tamalpais, non loin de San Francisco, avant d’aller prendre ses quartiers d’été sur les flancs du Mont Shasta, tout au nord de la Californie. Au dernier moment, plutôt que de suivre le gros de la troupe, je préfère aller quelques jours chez une amie dans les Coast ranges, les montagnes côtières qui bordent l’Océan depuis la baie de San Francisco jusqu’au Canada. C’est là que poussent les redwoods, les bois rouges, sans doute les arbres les plus hauts du monde, avec un record de plus de 140 mètres ! Ce sont des séquoias, cousins des mastodontes plus connus qui poussent au sud-est de la Californie. Ils adorent le climat humide qui règne toute l’année sur les hauteurs dominant le Pacifique où s’accrochent les nuages océaniques. Ils y forment des peuplements denses d’une beauté qui me laisse bouche bée : c’est une véritable forêt vierge tempérée, au sol couvert de mousses épaisses et d’oxalis à fleurs violettes. 

Claustrophobes s’abstenir ! Là-bas, on ne voit jamais le soleil. L’œil s’arrête de tous côtés sur les troncs d’arbres immenses dont la cime disparaît dans un fouillis insondable de branches entremêlées, comme des bras s’entrecroisant dans une accolade sans fin. Partout pendent, barbes végétales, de luxuriants lichens. Le ciel n’apparaît que là où l’un de ces géants, après deux ou trois mille ans d’une vie paisible, s’est soudainement abattu. Aussitôt son tronc énorme, gisant sur le sol, est colonisé par les fougères, les herbes et les arbustes qui n’attendent pour proliférer qu’un peu de lumière.

Mais quel temps de cochon ! Lorsqu’il ne pleut pas, il bruine… Tout suinte et dégouline, mes os sont glacés. Bonne raison pour aller rejoindre mes amis dans les montagnes.


[1] Une sorte de danse méditative originaire de Chine.

[2] Une méthode chinoise de divination et de compréhension du monde.

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