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Coup de pouce de la vie, mon amie Ariane qui a longuement vécu aux États‑Unis me donne les coordonnées de ses parents à New York. Quelques semaines plus tard, par un matin pluvieux de novembre 1974, c’est le grand départ. En poche mon passeport, un billet aller-retour pour New York, valable un an, et mes quelques économies réalisées comme professeur de guitare. Pour la première fois, je pars vraiment. Pincement au cœur…

La rencontre avec la mégalopole est un choc, Paris me semble un village en comparaison. Par tous les pores de ma peau pénètre l’agressivité de la ville immense qui pulse et gronde comme une froide mécanique d’acier et de béton. Heureusement, l’appartement des parents d’Ariane est situé Midtown[1], tout près de Central Park, et mes promenades dans la nature urbaine sont quotidiennes. Avec ses 340 hectares étirés sur plus de 4 km, ce parc est l’un des plus étendus au monde. Un immense Bois de Boulogne. À l’écart des pelouses et des routes goudronnées qui sillonnent l’étendue du poumon de New York, se cache une zone sauvage et embroussaillée, domaine des amoureux, des dealers et des junkies.

Si la faune n’y est pas toujours des plus amènes, la flore est une joie immense, un refuge pour mon âme, le contrepoids aux vibrations intenses de l’écrasante cité. Elle m’offre l’occasion de revoir de vieilles connaissances et de découvrir mes premières plantes américaines. Évidemment, c’est le plein hiver et la saison ne peut me donner qu’une idée bien vague de la végétation, mais j’ai quand même de quoi trouver mon bonheur. Les fruits caractéristiques du liquidambar, de petites boules brunes et ligneuses percées de cavités semblables à des becs de calmars, pendent aux branches des arbres comme d’étranges boules de Noël. Et ceux du plaqueminier de Virginie, délicieux une fois blets, enchantent mes papilles.

Fait extraordinaire, dans la ville la plus urbaine du monde, au pire moment de l’année, je trouve malgré tout de quoi me caler l’estomac. J’ai vraiment peu d’argent pour manger et je ne veux pas vivre aux crochets des parents de mon amie. Mais cela n’est pas pour me déplaire : les fruits du plaqueminier, cousins du kaki, sont densément crémeux et richement aromatiques. Ils sont délicieux tels quels, glacés par le froid intense, et j’en rapporte à la maison pour en préparer des gâteaux nourrissants (persimmon cakes). Je les fais aussi sécher au four après les avoir écrasés sur une plaque et les transforme en un savoureux « cuir de fruit » qui se garde des années et peut se mâchonner en cas de petit creux. Il est certain qu’au printemps je rencontrerais profusion de plantes à récolter, mais malgré le froid qui a fait disparaître les végétaux sensibles, je ne m’en tire pas trop mal. L’intérêt de Jean-Marc, le frère d’Ariane, me stimule. Musicien délirant, rapidement devenu mon meilleur ami, il s’enthousiasme pour la cueillette.

À tout moment de l’année, on peut compter sur le plantain, fidèle ami de l’homme qu’il a suivi d’Europe en Amérique. Il abonde à Central Park et sert de base aux soupes revigorantes que nous préparons le soir à la maison. J’y ajoute quelques rosettes de pissenlit et des feuilles de lamier blanc. Le pissenlit n’est plus tendre et délicat comme au printemps, il est même nettement amer mais ce n’est pas pour nous arrêter. L’amertume est une saveur nécessaire à l’équilibre de l’organisme. Selon les médecines orientales, chaque goût correspond à un organe et pour que ces derniers fonctionnent harmonieusement, il importe que l’alimentation équilibre les saveurs salée, sucrée, amère, acide et piquante. Notre alimentation occidentale accorde une importance excessive au sucré, une place souvent abusive au salé, relativement faible à l’acide, encore moindre au piquant et pratiquement inexistante à l’amer. Seuls le café et la bière possèdent ce dernier attribut, mais le premier s’accompagne d’alcaloïdes accoutumant et le second d’alcool… Le sucré en excès épuise l’organisme, l’alourdit et émousse les perceptions tandis que son antagoniste, l’amer, stimule les fonctions du corps et éclaircit l’esprit. La consommation régulière de plantes sauvages, souvent amères, dynamise l’être. Une amertume marquée est en outre souvent signe d’une action médicinale sur la sphère hépatique. Depuis ma rencontre avec Marcel Adam, j’ai fortement diminué le sucre et me nourris chaque jour des produits de ma cueillette. Et ma santé n’a jamais été aussi bonne.

Le lamier blanc est parfois nommé « ortie blanche ». À tort d’ailleurs car il n’a rien à voir avec la véritable ortie, piquante comme chacun sait, si ne c’est l’aspect similaire de leurs feuilles opposées, larges et dentées. Le lamier arbore de grandes fleurs blanches à deux lèvres et, bien qu’inodore, il appartient à la famille de la menthe, les Labiées. L’ortie par contre ne possède que de minuscules fleurs verdâtres, réunies en grappes pendantes, et la plante entière est couverte de poils urticants. Les feuilles des lamiers[2] sont comestibles, une méprise serait donc sans danger. Mais celles des orties sont autrement plus savoureuses. En ce moment cependant, je me rabats sur ce qui reste. Et pour épaissir nos soupes, la chance me permet de dénicher dans les buissons du parc quelques touffes de feuilles de violette, cœurs dentelés d’un vert foncé. Elles renferment de grandes quantités de mucilage. En mâcher une feuille, telle quelle, met en évidence cette texture particulière, un peu visqueuse. Ce mucilage leur vaut d’être adoucissantes et de donner du corps aux liquides dans lesquels on les fait cuire. Les feuilles de violette servaient aux Noirs de Louisiane à préparer des soupes gluantes où elles tenaient le rôle du gombo, sorte de gros haricot produit par une plante proche de la mauve.

Nos salades ne sont guères variées. Leur base en est chaque fois que possible la douce stellaire qui, malgré sa fragilité apparente résiste encore aux froids s’ils ne sont pas excessifs. En cette saison, il n’est plus guère possible d’en manger que les tendres pointes car les tiges grêles qui rampent sur le sol sont devenues trop dures. Quelques feuilles de trèfle s’y ajoutent. Je n’en ramasse que les folioles, les trois – ou quatre pour les chanceux – « feuilles » du trèfle, et je laisse le pétiole, la « queue », qui résiste sous la dent. Il s’agit ici du trèfle blanc, petite espèce rampante qui envahit les pelouses mal entretenues… Nous nous offrons même le luxe d’une salade fleurie : bien qu’ils soient censés s’épanouir à Pâques, les pompons blancs et roses de la pâquerette fleurissent pratiquement toute l’année. Et même lorsque les fleurs se sont absentées, il nous en reste les feuilles menues, en forme de spatule, réunies en petites rosettes aplaties sur le sol, un peu coriaces peut-être. Si elles le sont à l’excès, il est facile de les attendrir en les blanchissant à l’eau bouillante pendant quelques minutes.

Au bord d’un des sentiers qui sillonnent le parc, je débusque un panais sauvage, un cousin de la carotte, autrefois communément cultivé comme légume. On l’appréciait fort pour sa rusticité et la saveur sucrée, de sa grosse racine. Celle de la forme sauvage, plus mince bien sûr, est également tout à fait nutritive. En cherchant un peu, Jean-Marc et moi réussissons à déterrer une dizaine de racines brunes et charnues dont nous préparons un excellent ragoût en les faisant revenir avec des oignons et des pommes de terre. Les « fanes » fleurant le céleri viennent agrémenter notre soupe. Comme la carotte, le panais est une plante bisannuelle : né d’une graine au printemps, il ne développe la première année que des feuilles et une racine qui se remplit de réserves. Dès les beaux jours, la hampe florale pointe hors de terre et son développement épuise la racine qui devient vite ligneuse. Les fleurs apparaissent, puis les fruits, et la plante meurt le second automne, son cycle accompli. Si l’on veut en consommer la racine, il est donc indispensable de la récolter entre la fin de la première année et le début de la seconde, après quoi elle devient inutilisable. Le problème de l’identification s’en trouve compliqué car fleurs et fruits sont absents, mais l’habitude permet rapidement de reconnaître le panais à ses feuilles découpées en larges folioles non divisées. En été, les hampes florales portent de petites ombelles de fleurs d’un jaune verdâtre, alors qu’elles sont blanches chez la plupart des membres de la famille. Les fruits aplatis du panais exhalent un arôme puissant et ils piquent la langue : on les emploie, frais ou séchés, comme condiment, à condition de les écraser pour bien les répartir dans la nourriture.

En hiver, New York est baigné d’une lumière particulière. Le soleil est pâle, comme voilé par une fine brume qui irise ses rayons. Tout se trouve adouci. La fameuse skyline aux contours acérés, hérissée de gratte-ciels phalliques, s’estompe derrière une gaze diaphane couleur d’arc-en-ciel. Des terrains vagues les plus déprimants, des autoroutes à douze voies se dégage alors une émotion poignante. Que la ville est vivante, mais comme la détresse y est grande ! Plus que toute autre ville, New York est un paradoxe.


[1] Au milieu de la ville.

[2] Il existe aussi le lamier pourpre, le lamier tacheté, le lamier jaune et plusieurs autres espèces.

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