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Le sommet de Maui, l’île voisine, est formé d’un ancien volcan, Haleakala, dont le cratère démesuré s’ouvre largement en direction de la mer. Là, à trois mille mètres au-dessus du niveau de la mer toute proche commence un autre monde. Il pleut à verse et je dois rassembler tout mon courage avant de me lancer dans l’inconnu… Dès mes premiers pas, me voici trempé. Le brouillard dense se déchire suffisamment pour laisser entrevoir les plantes uniques qui font la renommée de l’endroit : les silver sword (épées d’argent) aux feuilles fines et allongées, épaisses et aiguës, couvertes de longs poils soyeux. Ces végétaux endémiques[1] sont réduits dans leur jeunesse à de grosses boules argentées, parfaites, particulièrement belles à contre-jour lorsque la lumière filtre à travers leur duvet. À maturité, une excroissance enfle à leur sommet et une grosse asperge du même gris argenté se développe peu à peu pour se transformer en une inflorescence mirifique en forme de pinceau géant pouvant dépasser la taille d’un homme ! Les fleurs sont d’un brun verdâtre, infiniment moins spectaculaires que la plante elle-même, mais leur masse produit un effet saisissant. Une fois la floraison achevée, les feuilles de la base fanent et le végétal ne tarde pas à mourir. Il n’en reste plus alors que le squelette, une tige décharnée qui pointe désespérément vers le ciel…

L’allure singulière de ces plantes qui parsèment le sol nu et rocailleux s’accorde avec le paysage lunaire par instant dégagé : des blocs de lave ocre, rouge, noire ou violacée aux contours fantastiques forment des pics et des vallées où la pluie se concentre en torrents. Apparitions inquiétantes, ces hydres végétales agitent des hampes aux têtes innombrables portées sur de longs pédoncules[2] comme autant d’yeux de martiens. Une foule de spectres sortant à moitié de la brume m’entourent soudain qui balancent leurs tentacules en tous sens dans le vent tempétueux. Ce spectacle fou de la nature m’émerveille et m’effraie tout à la fois. Suis-je seulement encore sur terre ? La notion du temps et de l’espace m’a quitté, j’erre sans but sur ce volcan égaré dans les cieux, sans repère d’aucune sorte. C’est à la fois intensément angoissant et d’une beauté rare. Et je suis tellement mouillé, j’ai tellement froid que mes sens eux-mêmes sont pris en défaut. Il me semble ne plus être vraiment dans mon corps. J’ai conscience d’être en train de dépasser mes limites.

Enfin, parmi les roches volcaniques se démarque un sentier qui semble fait de mâchefer. Le ciel est invisible, le brouillard noie la terre, l’obscurité est presque totale lorsque j’aperçois, incrédule, une cabane en bois. J’y reconnais l’un de ces refuges qui jalonnent les parcs nationaux américains. Malheureusement, faute d’avoir réservé, je trouve porte close. Impossible d’entrer par les fenêtres : les volets sont fermés. Et la nuit tombe… En tournant autour de la cahute, je découvre un étroit appentis dont, miracle, la porte s’ouvre ! Il est encombré de pelles, de pioches et d’outils divers mais voici mon salut : au moins dormirai-je au sec. Si ce n’est que mon duvet est trempé lui aussi. Quoiqu’il en soit, je libère une place pour m’allonger et, grelottant mais épuisé, je m’endors d’un sommeil peuplé de rêves extraterrestres…

Le lendemain, la pluie a cessé. Mon lever est tardif et juste au moment du départ arrivent cinq randonneurs. Nous discutons un peu et je leur raconte mes aventures de la veille. Eux se sont dûment enregistrés et possèdent la fameuse clé du refuge. Compatissant à mes malheurs, ils m’invitent à entrer et à faire sécher mes affaires auprès du feu qu’ils se mettent en devoir d’allumer. Jouissance du chaud et du sec… Requinqué, je leur demande s’ils accepteraient de me laisser passer la nuit prochaine ici, puisque la cabane possède une dizaine de lits. Ceci me permettrait d’aller explorer le cratère plus tranquillement au cours de la journée, d’ailleurs déjà bien avancée. Ils renâclent un peu mais y consentent finalement. La possibilité m’est donc offerte de parcourir, frais et léger, et surtout sans sac sur le dos, l’immense dépression volcanique. La vie est superbe !

Au matin suivant, je quitte définitivement les hauteurs d’Haleakala et dirige mes pas vers la mer qu’il me faudra deux journées entières pour rejoindre. Aucune raison de me presser : maintenant le temps s’est mis au beau fixe, le soleil luit et les plantes incitent à la flânerie. L’ohelo, une grande airelle buissonnante assouvit de ses abondantes baies roses, presque aussi goûteuses que nos myrtilles, mon féroce appétit. Les mûres de l’alaka, la ronce indigène, sont également les bienvenues malgré leur légère amertume. Contrairement aux autres espèces, cette ronce est totalement inerme[3], ce qui facilite la cueillette de ses gros fruits rouge vineux, très sombres lorsqu’ils sont mûrs. Ce défaut d’aiguillons[4] serait une adaptation à l’absence d’herbivores au sein de la faune indigène de l’île.

Tout au long du chemin qui dégringole interminablement la pente, je tente de déterminer grâce à un excellent ouvrage sur la flore d’Hawaii – ma bible au cours de mon séjour insulaire – tous les végétaux que croise mon chemin, et ils sont légions : voici le bois de santal, un arbre parasite jadis exploité à Hawaii et expédié en Chine où on l’utilisait à des fins médicinales[5] ; le sophora à feuilles d’or dont les grandes fleurs sont d’ailleurs nettement plus jaunes que le feuillage ; le pilo des montagnes aux feuilles coriaces, autrefois utilisées comme teinture ; le géranium en arbre, nohoanu, aux fleurs rose vif, et bien d’autres aux noms moins prononçables.

Enfin j’arrive au bout du chemin, sur une plage déserte. Je me déshabille et plonge voluptueusement dans les vagues câlines de la côte sous le vent.


[1]  Ils ne poussent au monde que dans ce cratère et dans ceux de la grande île d’Hawaii.

[2] Le pédoncule est la « queue » de la fleur ou du fruit.

[3] Non piquante.

[4] Contrairement à l’expression populaire, les rosiers et les ronces ne portent pas des épines, rameaux modifiés impossibles à arracher, mais des aiguillons issus de l’écorce, qui se détachent facilement.

[5] C’est un cousin du santal d’Inde qui fournit une célèbre huile essentielle.

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