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À mon retour du Mexique, je rencontre Bill à Phœnix en Arizona. Nous explorons ensemble le désert de Sonora où se manifeste, en ce début de printemps, une vie intense. Désert, ces vastes étendues n’en ont que le nom : on y dénombre plus de 700 espèces de plantes et entre les oiseaux, les reptiles, les mammifères et les insectes, la diversité animale n’est pas en reste.

Les cactus de toutes sortes fleurissent, des plantes éphémères, à demi-cachées dans le sol, épanouissent à ras de terre des corolles plus larges qu’elles. Des arbustes rabougris qui dans quelques mois sembleront morts de sécheresse se sont soudainement couverts de feuilles caduques, fines comme des dentelles ou de formes plus brutes. Quelques-uns de ces ligneux, tel le palo verde, « bâton vert » en espagnol, ne seront guère incommodés par la perte de leurs feuillage puisque l’écorce de leur tronc, verdie par la chlorophylle, se chargera d’effectuer la photosynthèse et de fournir la plante en sucres énergétiques.

Bill me propose d’essayer le peyote qu’il vient de recevoir du Mexique. Cela fait longtemps que je désire faire l’expérience de ce cactus hallucinogène originaire du désert de Chihuahua. Malgré mon appréhension, il n’est guère possible d’hésiter.

Nous partons à quatre dans le vieux bus Volkswagen de Bill en direction d’un canyon perdu en plein désert. Je connais bien I am (c’est le nom qu’il se donne), un garçon aux longs cheveux blonds, toujours souriant. Il ne possède en tout et pour tout qu’un sac de couchage, vit de ce qu’on lui donne et ne se déplace qu’en auto-stop. Il est heureux de vivre. Le dernier de la bande est bizarre. Bert est un petit bonhomme aux cheveux raides, aux traits marqués, à l’air souffreteux, toujours vêtu de noir. Il ne cesse de se plaindre des choses, des gens, de tout, et dégage une énergie que je ressens très « négative ». J’aurais préféré qu’il ne vienne pas, mais c’est un ami de Bill…

Une piste poussiéreuse nous mène jusqu’à l’entrée du canyon. Le sol caillouteux est parsemé de buissons bas parmi lesquels se distingue une plante insolite. De sa base part une multitude de troncs tortueux, minces et couverts de longues épines acérées. Étroits à la base, ils vont en s’évasant et donnent au végétal une forme de gobelet caractéristique. C’est l’ocotillo, une plante tellement à part qu’il a fallu créer sa propre famille botanique. Les corolles rouge vif de ses fleurs tranchent violemment sur le bleu pur du ciel, tandis que les longues tiges décharnées portent de tendres feuilles vertes, signe d’une pluie récente. D’ici une semaine, elles tomberont, rendant l’arbuste à son état de squelette pendant peut-être plusieurs années. Merveilleusement adaptés à son environnement, l’ocotillo est d’une résistance à toute épreuve et atteint un âge plus que vénérable. Il est exceptionnel d’en trouver avec des tiges mortes, seules les plus violentes tempêtes des déserts parviennent à les abattre.

Bill gare le bus et nous en sortons notre maigre paquetage. Un sac de couchage, quelques provisions, un récipient rempli des boutons de peyote qui doivent nous faire découvrir le monde des esprits. Et de l’eau, beaucoup d’eau ! 

Le vague sentier zigzague sur un sable dur entre les buissons de creosote bush dont le nom décrit l’odeur puissante du feuillage. Quelques branchettes dans les soupes leur donne un goût de lard fumé… Nous nous faufilons entre les ironwood au tronc dur comme du fer et les mesquite épineuses d’où pendent des gousses remplies de miel. Soudain, Bert pousse un cri de douleur. Évidemment, c’est à lui que ça arrive : son bras vient de frôler un redoutable cactus, le jumping cholla. Ses tiges cylindriques possèdent la propriété de se briser par fragments dès qu’on les touche et de s’accrocher à qui passe, au point qu’elles semblent lui sauter dessus. Leur férocité est telle que si les aiguilles en harpon percent la peau, il peut être nécessaire de recourir aux tenailles pour les en déloger : tout mouvement inconsidéré ne sert qu’à les faire pénétrer plus profondément… Belle adaptation destinée à favoriser la dissémination de la plante : la tige enfin délogée, jetée sur le sol, prendra racine à plusieurs mètres de distance de la plante-mère ! Avec délicatesse, s’aidant de deux bâtons, Bill retire le morceau de cactus pris dans la manche de Bert. Rien de grave.

Les cactus abondent sous une multitude de formes. Certains ont des tiges aplaties, ressemblant à des oreilles de Mickey. Ce sont les tunas. S’ils sont aguichants avec leurs grandes fleurs rouges ou jaunes aux pétales foisonnants, il faut s’en méfier car ils portent de petites touffes de « glochides », minuscules poils barbelés qui se détachent au moindre frôlement et s’enfoncent douloureusement dans la peau. C’est surtout lorsqu’on veut en cueillir à l’automne les fruits comestibles, charnus et savoureux, qu’il convient d’être prudent.

D’autres cactus ont de longues tiges cannelées qui se dressent depuis le sol en rangs serrés donnant l’impression d’autant de tuyaux d’orgues – c’est pourquoi on les nomme organ pipes. Les barrel cactusressemblent à des tonneaux, d’une taille variant de quelques dizaines de centimètres à plus d’un mètre de hauteur. Ceux-là sont moins dangereux car si leurs épines sont rigides et acérées comme des poignards, les plus longues d’entre elles sont recourbées comme de solides crochets. Contrairement à ce que l’on pense parfois, il n’est pas vraiment possible d’en tirer de l’eau : tout au plus peut-on en extraire, en broyant la pulpe, un jus amer et visqueux qui pourrait néanmoins sauver la vie dans ces lieux d’où l’élément liquide est cruellement absent. La nature semble avoir mis toute son inventivité pour créer des formes infiniment diversifiées de cactus.

Ça et là le désert se constelle de touffes d’agaves, rosettes naines ou géantes suivant les espèces. Souvent pris pour des cactus, ces cousines du lis ne leur ressemblent pourtant guère que par leurs feuilles charnues bordées d’épines acérées. Leurs fleurs sont portées par une longue hampe florale qui, au bout de plusieurs années, se développe puis meurt avec l’ensemble de la plante.

Au Mexique, l’une de mes friandises préférées se composait de tranches d’agave, brunes et juteuses, sucrées comme du caramel. Peu de végétaux étaient plus utiles aux Indiens du désert que les agaves. La jeune pousse florale ressemble à une immense asperge et peut se manger comme telle, mais c’est surtout le tronc de la plante qui est apprécié. Pour le préparer, les feuilles sont coupées puis la base charnue qui peut atteindre de grandes dimensions est cuite dans un four souterrain. Cette technique, très ancienne, se retrouve dans le monde entier : on creuse un grand trou dans le sol, que l’on recouvre de pierres. Un feu y est préparé et brûle pendant des heures, après quoi les braises sont retirées et une épaisse couche de feuilles ou d’herbe est déposée sur les pierres brûlantes. On dispose par-dessus les denrées que l’on recouvre de végétation puis on referme avec de la terre. Après plusieurs heures, voire plusieurs jours, on retire les aliments lentement cuits à l’étouffée qui ont conservé l’intégralité de leurs arômes. C’est peut-être la meilleure méthode de cuisson connue et il est intéressant de constater qu’à l’heure actuelle, les grands chefs cuisiniers occidentaux sont en train de « découvrir » les vertus gastronomiques des longues coctions à basse température. Au Mexique, cette pratique est loin de disparaître : c’est en faisant fermenter les troncs d’agave cuits, très riches en sucre, puis en les distillant que l’on produit le mezcal[1], une boisson fortement alcoolisée dont un « cru » régional est connu sous le nom de tequila. Beaucoup de gens consomment de l’agave sans le savoir…

Nous arrivons en vue de deux rochers de grès rose flanquant le lit d’un cours d’eau à sec, danger redoutable lorsque les pluies d’orage s’y rassemblent en un torrent impétueux. Bill nous met en garde :

– « Voici la porte du canyon. On raconte que la nuit, elles se referment et qu’il est alors impossible de ressortir de la vallée où nous allons pénétrer. Etes-vous toujours d’accord pour venir avec moi ? »

Nous échangeons des regards inquiets mais personne ne va se dégonfler maintenant. De brefs hochements de tête suffisent et, à la suite de Bill, le groupe s’enfonce dans le chaos rocheux.

Le chemin s’est effacé. Malgré l’heure encore précoce, l’air du matin s’est terriblement réchauffé et tout vibre sous le soleil. Les essences émanant des plantes composent une sonate résineuse en créosote majeure. À part le crissement de nos pas sur l’arène granitique, pas un son ne s’élève : la vie se retire jusqu’à ce que la tombée de la nuit apporte un semblant de fraîcheur. Nous marchons dans l’atmosphère brûlante, à travers une végétation clairsemée.

Bientôt un confluent apparaît. Une vallée sèche s’ouvre sur notre droite. A l’intersection, face à nous, s’élève une falaise presque verticale. Bill nous entraîne à son pied :

– « Regardez ici. Voyez-vous cette ouverture qui semble si basse ? C’est l’entrée d’une grotte qui donne également sur l’autre vallon. On peut y pénétrer d’un côté et ressortir de l’autre. Cet abri a longtemps servi aux Indiens qui s’y cachaient, poursuivis par les Blancs. J’y ai trouvé leurs traces, des pointes de flèches et des turquoises. C’est là que nous passerons la nuit. »

Nous posons nos affaires devant la cavité béante et allons explorer les lieux. Un inconcevable filet d’eau ruisselle de pierre en pierre au milieu du wash[2] avant de se perdre dans le sable. Presque un mirage ! Nous nous asseyons et faisons silence. Pas un souffle de vent ne fait bruisser les feuilles des platanes qui bordent le ruisseau. Pas un oiseau ne chante. À peine le chuchotis du liquide porteur de vie. Je ferme les yeux. Quel bonheur !


[1] Sans rapport avec Mescalito ; l’esprit du peyote.

[2] Cours d’eau temporaire dans un désert, connu en français sous le terme arabe de « oued ».

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