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Hauts-plateaux éthiopiens

Rendue célèbre par Arthur Rimbaud, la ville de Harar est l’un des hauts-lieux de l’Éthiopie. Dans cette cité musulmane au sein d’un empire chrétien, les uns et les autres vivent, semble-t-il, en bonne entente depuis plus d’un siècle. C’est aujourd’hui ma destination.

À l’heure tardive à laquelle je quitte Addis, aucun bus direct ne circule plus. Je devrai donc faire étape pour la nuit. La route descend depuis les hauts-plateaux à travers la savane aride de l’Awash, dans un paysage hallucinant d’acacias tabulaires, d’euphorbes arborescentes et de troupeaux épars de dromadaires. Le ciel immense flamboie dans les ors et les violets puis, progressivement, les couleurs s’estompent et seules se découpent bientôt, plus sombres, les silhouettes fantomatiques des arbres et des rochers. Bien avant le terminus, l’indigo nocturne a tout noyé. Dans ce désert sans fin, les ténèbres semblent plus denses qu’ailleurs.

Le lendemain, personne ne peut me dire quand passera le prochain bus. Il ne me reste qu’à faire du stop. Très vite, un camion s’arrête.

– « Vous allez à Harar ?

– Oui, montez, ce sera 50 bir, c’est pas cher. »

C’est le même prix que le bus… mais il est vrai que ce n’est pas cher. Je monte. 

Malheur ! Je comprends vite mon erreur : en roulant à vingt à l’heure, combien de temps allons-nous mettre pour parcourir les quelque quatre cents kilomètres qui nous séparent de mon but ? Le calcul est rapide : vingt heures, dans la pratique deux jours entiers, alors que le bus m’y aurait emmené en douze heures selon mes prévisions. Ce n’est pas un drame, le conducteur et son aide sont fort sympathiques, le premier parle parfaitement anglais – il a été étudiant avant de devoir prendre le maquis pendant la dictature de Mengistu. Et tous deux m’offrent autant de feuilles de khat[1]que je peux mâcher.

Le khat est un arbrisseau de la famille du fusain qui ne pousse qu’en Éthiopie et au Yémen. Les hommes mâchent quotidiennement ses feuilles coriaces pour leurs vertus stimulantes. Mais pour sentir ses effets, il en faut vraiment beaucoup ! Alors je mâche, et je remâche… Je n’ai rien d’autre à faire sinon à contempler le paysage qui défile trop lentement dans la fournaise de la plaine monotone des Afars. Après les hauts plateaux éthiopiens, le contraste est saisissant. Les champs bien ordonnés ont laissé la place à une savane poussiéreuse parsemée d’arbres épineux, toujours les acacias aux cimes aplaties et les euphorbes géantes, semblables à d’immenses êtres décharnés.

Par petits groupes, des dromadaires aux bosses laineuses traversent nonchalamment la route devant notre nez. J’irais probablement plus vite en chevauchant l’un d’eux… Les rares villages apportent une diversion bienvenue. Il ne s’agit pourtant que de quelques maisons sans charme disposées de part et d’autre de la piste de terre. Des grappes d’enfants aux grands yeux noirs, rassemblés sur notre passage, nous saluent de grands signes de la main. 

Après quelques heures de route, la piste bifurque vers le sud et attaque brusquement la chaîne de montagnes qui traverse l’est du pays jusqu’à Harar. Le camion, chargé de soixante tonnes de ciment, ralentit encore son rythme. Formidable pour faire de la botanique ! Il me serait possible de sauter en marche pour récolter des échantillons de plantes. J’en profite en tout cas pour faire des photos, d’autant plus que le paysage s’embellit constamment dans la lumière adoucie par le jour déclinant.

Soudain, une roue crève. Voilà qui ne va pas améliorer notre moyenne ! L’assistant du chauffeur s’évertue à démonter l’énorme roue jumelée. Je propose de l’aide, mais son patron me fait comprendre que ce n’est pas mon rôle. Il faudra s’arrêter au premier village pour faire réparer le pneu crevé et le remettre à sa place car l’antique roue de secours, usée jusqu’à la corde, ne nous permettrait pas d’aller beaucoup plus loin…

Toutes ces péripéties nous ont retardés : il nous faudra rouler de nuit pour atteindre notre étape, Hirna, l’une des rares petites villes sur notre parcours pourvue d’un hôtel. Or, depuis mon arrivée, on m’a recommandé avec insistance de ne surtout jamais rouler de nuit, en particulier dans les régions à risques où rôdent brigands et insurgés. Et nous sommes tout près de l’Érythrée et de la Somalie. D’ailleurs j’aurais préféré me rendre à Harar en train mais c’est impossible : il ne fonctionne plus depuis que plusieurs convois à la suite ont été attaqués… J’avoue ne pas en mener large pendant les trois heures où nous roulons dans l’obscurité, d’autant plus que les Éthiopiens semblent mus par une véritable passion pour les kalachnikovs… Aussi une vive angoisse me gagne-t-elle en entendant le conducteur crier, tandis que son aide ouvre la portière et se précipite sur le chargement. Tsagayé m’explique : 

– « J’ai cru voir dans le rétroviseur des hommes monter sur le camion, sans doute pour voler des sacs de ciment.

– Ah ? Mais ne risquent-ils pas être armés ? Est-ce que ce n’est pas dangereux d’essayer de les déloger ?

– Si, c’est possible, mais je ne veux pas qu’ils volent le ciment, j’en suis responsable ! »

L’incident s’avère une fausse alerte. Je respire. Quel soulagement d’arriver enfin dans un gros village obscur où des camions sont alignés des deux côtés de l’unique rue ! Les seules lumières appartiennent à des bars minuscules où quelques filles attendent encore les camionneurs retardataires. L’hôtel est miteux, la chambre sale, le lit défoncé, les draps tachés… je dors comme un bébé.

Il fait encore nuit lorsque nous levons le camp. Nous nous arrêtons pour prendre le petit déjeuner deux heures plus tard, alors que le jour vient à peine de se lever. Une jeune fille accomplit l’ancestrale cérémonie de la préparation du café. Après avoir grillé les grains au-dessus de braises fumantes, elle les écrase au mortier puis fait bouillir à plusieurs reprises la mouture et verse enfin le liquide fumant dans les tasses des convives. L’odeur est irrésistible et la scène exotique à souhait. J’ai appris au Centre français que, si la consommation du café a été diffusée par les Arabes voici plus de cinq cents ans[2], la plante elle-même est originaire des forêts du Kaffa au sud-ouest d’Addis-Abeba où poussent toujours des caféiers sauvages. C’est à ce lieu quedoit son nom la plus célèbre boisson du monde. Dans le sud de l’Éthiopie, il est courant de préparer une décoction avec l’enveloppe parcheminée qui entoure les grains de café, voire avec les feuilles de caféier séchées au soleil. Ce breuvage nettement plus fade que l’original présente l’avantage d’être beaucoup moins onéreux – ce n’est pas tout le monde ici qui peut se payer un café…

Pendant des heures, la route suit la crête à travers de superbes paysages offrant de vastes panoramas sur les plaines torrides qui descendent vers la Mer rouge. Elle traverse des vallées bucoliques où apparaissent des champs de khat luisant dans le soleil. Enfin nous arrivons à Harar la mystérieuse, avant-poste de l’islam en terre chrétienne.

La cité ancienne, musulmane, est ceinte de murailles qu’entoure la ville nouvelle peuplée par les colons amharas, orthodoxes éthiopiens. Harar possède sa langue et sa culture propres, ainsi que sa cuisine. Dès le lendemain, j’embauche les services d’un guide, Zémédé, un homme jovial d’une soixantaine d’années dont la moustache et la face ronde expriment une gentillesse rare. Pendant plusieurs jours, il va me faire découvrir, de marchés en maisons particulières, tous les mystères des légumes, des fruits et des épices de Harar.

La plante favorite des Harari est le fénugrec, une légumineuse proche de la luzerne, portant des fleurs jaune doré et de longues gousses très fines. Ces dernières renferment une multitude de graines brun clair à l’arôme de réglisse qui entrent notamment dans la composition des poudres de curry indiennes. On en prépare ici une sauce typique, le hulbat marakh, qui agrémente l’injera de sorgho ou le riz. Contrairement aux autres régions d’Éthiopie, la céréale asiatique, importée d’Inde ou de Thaïlande, est couramment consommé à Harar. Les graines de fénugrec donnent aussi une infusion, bonne pour l’estomac, appréciée au petit déjeuner.

Dans la journée, je vais explorer les champs de khat qui entourent la ville de tous côtés, guidé par un jeune homme rencontré au hasard d’une piste. Sur la terre de couleur brique poussent des arbrisseaux alignés, de trois à cinq mètres de haut, aux feuilles coriaces et dentées, d’un vert foncé, qui luisent dans le soleil : les champs de khat sont difficiles à prendre en photo. Les jeunes feuilles sont plus claires et teintées de bronze, tandis que les pousses et le sommet tendre des tiges se parent d’une belle nuance rouge. J’en ai souvent vu depuis mon arrivée : dès le matin de bonne heure, l’angle sud-est de la place principale du vieil Harar est encombré de vendeurs de khat, accroupis devant des sacs débordants du végétal porteur de rêves. Les pousses s’y vendent déjà très cher et c’est à prix d’or qu’elles se négocient au Yémen[3] ou à Djibouti qui en importe douze tonnes par jour. Elles sont également acheminées jusqu’au Kenya, au Congo, en Afrique du sud, et de façon confidentielle en Europe et en Amérique du nord.

L’utilisation du khat comme stimulant dans la corne de l’Afrique est séculaire. L’évocation écrite la plus ancienne connue date de 1237. Sa consommation se pratique le plus souvent en groupe : le rôle social du khat est très important. Les hommes, beaucoup plus rarement les femmes, se réunissent chaque après-midi pour « brouter la salade » comme on dit à Djibouti. La mastication des jeunes feuilles fraîches pendant plusieurs heures dissipe les sentiments de faim et de fatigue. Elle produit un sentiment d’exaltation et de bien-être tout en facilitant la communication. Cette phase d’euphorie est suivie, quelques heures plus tard, d’une période de dépression légère avec insomnie. Mâcher les feuilles provoque une soif intense et les utilisateurs s’abreuvent de thé sucré et parfumé à la cannelle, au clou de girofle et à la cardamome – ou de coca-cola… Les feuilles fraîches de khat renferment plusieurs alcaloïdes, principalement de la cathinone, dont la structure et les effets sont proches de ceux des amphétamines. Après quarante-huit heures certaines substances actives se dégradent et les feuilles sèches n’ont plus beaucoup d’effets. Les consommateurs dépensent d’importantes sommes pour se procurer leur « drogue » quotidienne, bien que le khat ne crée pas de dépendance physique. Ceci diminue le pouvoir d’achat des familles, d’autant plus que la force de travail se trouve considérablement réduite par l’inactivité allant de pair avec sa consommation. Pour ces raisons, la plante est considérée comme un fléau par les gouvernements, mais ce n’est peut-être qu’un point de vue occidental : au fond, tout le monde a l’air de bien s’en accommoder. Ce cousin du fusain ne pousse que dans l’est éthiopien, au-delà de 1 500 mètres d’altitude. Buisson assez banal, sans véritable trait saillant, cette plante mythique n’a vraiment rien d’impressionnant. Mais il m’est impossible d’être déçu : le plaisir avec lequel mon guide me dévoile sa passion pour le khat, son bonheur à me présenter sa famille et à partager son repas me touchent profondément.


[1] Prononcez « tchatt ».

[2] Elle a probablement débuté au Yémen.

[3] On estime que 80% des yéménites adultes mâchent quotidiennement du khat.