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On nous avait dit vingt-neuf heures, mais c’en est trente-cinq bien comptées qu’aura duré notre voyage en bus depuis Kun Ming, capitale de la province chinoise du Yunnan. Allongé sur une couchette exiguë dont l’inconfort se fait sentir peu après le départ, j’ai hâte d’arriver à Jing Hong. Heureusement, la beauté des paysages de rizières nichées entre les montagnes, des villages pittoresques et des forêts tropicales entrecoupées de plantations de thé compense amplement les inconvénients du voyage. Elisabeth et moi avons l’intention d’explorer l’une des extrémités de la Chine, la région du Xishuangbanna aux confins de la Birmanie et du Laos. Avec de bonnes raisons : sur une surface équivalente à quatre départements poussent quelque 5 300 plantes différentes, mille de plus que dans toute la France. Je devrais y trouver mon bonheur.

L’immense fleuve Mékong a creusé entre les montagnes une vallée étroite qui s’élargit par endroits et s’enfonce bientôt dans le territoire interdit de la Birmanie. C’est aux confins de ce pays mystérieux que nous allons herboriser. il s’y trouve un jardin botanique, une réserve protégeant les derniers restes de jungle primitive du Yunnan et quelques troupeaux d’éléphants sauvages. de nombreux villages, inaccessibles autrement qu’à pied, abritent des ethnies confidentielles dont les traditions certainement passionnantes.

Meng Haï est proche du bout du monde. Les recommandations ont été fermes : « Restez de ce côté-ci de la frontière car si vous passez en Birmanie, vous aurez des ennuis ». C’est entendu, mais où est-elle cette frontière ? La langue locale varie suivant les ethnies, ici, le chinois n’est que seconde ou troisième langue. Quant à l’anglais, il ne faut guère y compter. Reste le langage par gestes et les sourires.

Le village ne comporte que deux rues qui se croisent à angle droit et nous en sommes vite sortis. Immédiatement, la forêt est là, peuplée d’arbres imposants et de bambous géants dont les larges gaines protectrices, luisantes et soyeuses à l’intérieur, jonchent le sol. Leurs cimes s’estompent dans un brouillard permanent. Un sentier glissant monte en pente douce le long d’un ruisseau. Dans un trou d’eau, des femmes lavent du linge et se livrent à leur toilette. Leur habitation ne doit pas être loin, mais il est impossible de les apercevoir dans la végétation dense.

J’ai peine à mettre un nom précis sur tous les végétaux locaux. seuls quelques familles, quelques genres se dévoilent facilement car leurs caractères sont assez généraux : il n’est pas difficile de reconnaître des orchidées, des Labiées, des Légumineuses ou des Composées, même à l’autre bout de la planète. Mais les repères intellectuels ont leurs limites. Pour s’y retrouver dans ce désordre vert, la vue seule ne suffit pas, alors selon mon habitude, je touche les plantes, je froisse les feuilles et sens mes doigts, parfois je goûte, et tout un monde s’éveille en moi. Sans pouvoir toujours nommer mes impressions, mon être communique avec les plantes, avec la nature toute entière. Mon cœur bat profondément et ma poitrine se gonfle d’inspirations prolongées, parfois je ferme les yeux pour mieux me concentrer sur cette sensation de plénitude qui enveloppe mon être dans une vague de chaleur. Je me sens amoureux de la création.

Parmi diverses sensations, une odeur me surprend, une odeur de… punaise. Elle émane d’un petit végétal aux feuilles vertes presque piquantes, bordées de dents en scie, que nous avons un peu écrasée en marchant car elle pousse au beau milieu du chemin. Je l’observe de près, me concentre sur mes impressions olfactives et je reconnais sans hésiter le panicaut fétide. Les feuilles de ce cousin de la carotte qui rappellent puissamment la coriandre sont utilisées comme condiment dans toute l’Asie. La rencontre de cette plante à la personnalité marquante éclaire d’un rayon de soleil cette journée maussade.

Le lendemain, dès les premières heures, un vaste marché en plein air rassemble aux confins de la bourgade les villageois de toutes les ethnies avoisinantes, partis à l’aube de leurs forêts. Les divers types humains marquent autant les appartenances que les costumes bigarrés où dominent le rouge vif et le bleu foncé. Les femmes portent de petits sacs brodés de « larmes-de-job », une jolie graminée aux longues feuilles coupantes dont les fruits semblent de porcelaine grise.

Parmi les condiments nécessaires à la cuisine, d’ailleurs peu nombreux, figurent les petites capsules ligneuses, ô combien parfumées, du poivre du Se-Chuan. Leur arôme rappelle celui des agrumes, de la même famille botanique. Ce pseudo-poivre, pas vraiment piquant, provoque en bouche une curieuse sensation qui engourdit la langue à la façon de l’estragon et entraîne la salivation. J’aime l’utiliser en combinaison avec d’autres aromates car le poivre du Se-Chuan prolonge de façon remarquable les qualités de l’assaisonnement par son action particulière sur la langue et sur le palais. Le marché recèle également quelques épices rares telles les graines à la suave fragrance d’un cousin des magnolias et de l’anis étoilé, le Michelia hedyosperma, dont la connaissance est limitée aux populations du triangle d’or.

mon bonheur est accru par la présence de nombreux légumes sauvages, parmi lesquels des pousses de fougères, des feuilles d’amaranthe livide, de jeunes tiges de roseau et des pousses de bambous. Nous en dénombrons une quinzaine, nombre considérable comparé à ce que nous trouverions en Occident mais finalement peu par rapport aux quelque trois cents espèces récoltées dans les forêts, au bord des rizières ou comme « mauvaises herbes » des cultures. Cette tradition tient aux origines essentiellement rurales de la population du Xishuangbanna et à la cohabitation de treize groupes ethniques pour lesquels la cueillette a de tout temps été complémentaire à l’agriculture.

un empilage de courts tubes de bambou fermés par un bouchon de feuilles attire notre attention. Peut-être s’agit-il de ce délicieux riz glutineux aux arachides, cuit dans la tige qui lui communique son parfum délicat. Je questionne par gestes le vendeur, un doigt pointé vers le tube, l’autre main désignant ma bouche, hochant la tête avec un sourire… Le vieil homme à la longue barbiche blanche saisit un bambou, retire les feuilles qui en obstruent l’orifice et vide son contenu sur les larges feuilles de bananier qui couvrent son étal. Stupeur : des centaines de larves d’un blanc jaunâtre se tortillent. Je sursaute un peu, Élisabeth fait un pas en arrière et son visage prend une expression horrifiée lorsque le vieillard me tend un ver en me faisant signe de le manger. J’obtempère, non sans un réflexe de dégoût : c’est mou, onctueux, c’est doux et insipide, quoique… cela me rappelle le poulet, du blanc de poulet très fin ou bien du ris de veau. finalement c’est tout à fait mangeable. J’arrive à comprendre qu’il s’agit de larves de ver à soie, mais nos efforts pour lui demander comment on est censé préparer ces créatures échoue lamentablement. nous ne sommes pas plus doués pour le daï, la langue locale, qu’il ne l’est pour l’anglais…

En fin d’après-midi, nous visitons un temple perdu au sommet d’une colline d’où la vue porte à des kilomètres jusqu’à une chaîne de montagnes bleutées loin dans les profondeurs birmanes. Mon esprit entrevoit les champs de pavot et imagine les trafics en tous genres qui ne doivent pas manquer d’exister à l’entour. D’ailleurs nous avons vus dans le village plusieurs 4×4 conduits par de jeunes play-boys à lunettes noires, tout droit sortis d’un de ces films policiers orientaux auxquels nous avons eu droit en avion…

Notre chemin traverse des rizières en damier, séparées par de petites buttes de terre. Des groupes de paysans labourent en ligne à la houe. Deux buffles d’eau se vautrent dans la rivière eu profonde. Un autre s’ébroue sur le rivage : c’est la première fois que je vois un buffle blanc, sacré chez certaines peuplades. L’air est doux, tout semble calme, l’Asie millénaire se manifeste dans sa sérénité profonde. Des paysans s’approchent et nous hèlent, heureux d’engager la conversation. Elle sera plus que limitée, faute de vocabulaire… L’essentiel est formé des sourires échangés et de la bienveillance qui émane de ces gens.

Le jardin botanique de Meng Lun est situé dans la boucle d’un affluent du Mékong. Pour y parvenir, on doit traverser une passerelle retenue par des câbles en acier qui vibre, tremble et se balance sous les pieds… Une ligne continue de piétons et de vélos la transforme en une véritable attraction de foire. Par une longue allée serpentant entre de grosses touffes de bambous, nous arrivons au cœur du jardin, magnifiquement conçu et superbement entretenu. Un hôtel d’une propreté exemplaire domine une vaste pièce d’eau bordée d’une végétation luxuriante. Dans un petit pavillon au milieu de l’étang, de charmantes jeunes filles daï présentent chaque soir des danses traditionnelles aux touristes chinois qui débarquent par cars entiers pour visiter le jardin. Au cours de la journée, les jolies danseuses se transforment en guides et mènent des hordes d’amateurs de plantes à travers les jardins, hurlant leurs explications à travers de bruyants porte-voix.

Nous arpentons les bâtiments administratifs à la recherche d’un scientifique pour éclairer notre lanterne. Au terme de notre recherche, le directeur du jardin nous accueille chaleureusement. Il nous promet de rencontrer le lendemain un botaniste qui pourra nous expliquer tout ce que nous voudrons. Au matin, encore dans la fraîcheur du jour naissant, nous revenons dans les bureaux. Li Daikun, ethnobotaniste de son état, nous accueille dans un anglais parfait. Petit, très mince, un visage creux où brillent des yeux noirs, il semble passionné par sa mission : recueillir parmi les différentes ethnies du Xishuangbanna les traditions concernant les végétaux alimentaires. Dans ce but, il parcourt les villages avec un interprète car, de souche chinoise, il ne parle aucune des quelque quinze langues locales. Il interroge les habitants, recueille des échantillons et prend des photos. grâce au matériel collecté, Li Daikun a réalisé un petit musée dans le jardin botanique faisant le point des usages locaux des végétaux. Extraordinaire, nous sommes vraiment tombés sur la personne rêvée !

Avant de visiter son musée et ses plantations de végétaux utiles, je demande à notre guide de bien vouloir identifier les légumes, les fruits, les épices et les plantes médicinales que nous avons collectés sur les marchés ou dans la nature depuis notre arrivée au Xishuangbanna. je les ai bien sûr photographiés sous tous les angles pour illustrer l’Encyclopédie des plantes comestibles du monde entier à laquelle j’œuvre depuis plus de vingt ans. Aucun problème pour ce professionnel : la vie végétale de la région n’a pas de secrets pour lui. Il identifie même les fruits les plus étranges tel le curieux San Mi Kuo, qui ressemble à un long nez de clown, rouge bariolé de vert, avec un lait blanc collant et une pulpe pourpre à l’odeur de carotte. il m’affirme que ces végétaux sont extrêmement rares et connus seulement d’un petit nombre. Nous avons vraiment de la chance. Que de bonheur nous offrent toutes ces plantes !

Pourtant il faut bien un jour nous résoudre à quitter ce paradis du végétal pour aller passer un peu de temps dans la nature. Nature ? La réserve forestière de Huang Cao Ba n’est pas dénuée elle non plus d’une dimension touristique : les dirigeants du jardin botanique nous expliquent que seuls les revenus des entrées et des nuitées leur permettent de fonctionner. les subventions sont quasiment inexistantes. En l’occurrence, la démarche n’est pas dénuée d’intérêt car des lieux comme le jardin botanique et la réserve permettent à de nombreuses personnes de vivre et offrent aux visiteurs l’occasion de se familiariser, dans une certaine mesure, avec les plantes et la nature. Cette concession faite au tourisme nous permet de bénéficier d’un coquet bungalow dans la réserve et de parcourir la forêt, chose inouïe, à hauteur du sommet des grands arbres grâce à un télésiège de plusieurs kilomètres de long. Nous pouvons ainsi découvrir la jungle d’en haut. Il est merveilleux de pouvoir observer, parfaitement visibles, les différents étages de végétation caractéristiques des forêts primaires – plantes herbacées au sol, buissons, arbustes et arbres de tailles diverses. Je ne peux me lasser de contempler le moutonnement des arbres, manteau végétal semble-t-il infini où les sillons des cours d’eau sont à peine visibles.

La réserve est immense et la partie ouverte aux visiteurs extrêmement réduite. Les éléphants, les tigres et toutes sortes d’autres animaux s’en portent paraît-il très bien. la forêt est belle. Ici aussi, je me sens dans mon élément. des sentiers balisés permettent d’évoluer dans une nature préservée. Mais le contact n’est pas encore assez fort à mon gré et il m’est difficile de résister… tandis qu’Élisabeth décide de rentrer en suivant les flèches, je coupe au jugé à travers la végétation, d’ailleurs peu dense comme c’est souvent le cas dans les forêts primaires, d’autant plus que nous sommes ici dans une région relativement sèche. Quel plaisir de frôler ces plantes aux formes exotiques ! la nature pourtant intense ne paraît pas hostile mais sa diversité me déconcerte : il faudrait du temps pour me familiariser avec la vie végétale et animale qui emplit ces lieux. J’aimerais avoir Li Daikun avec moi pour m’expliquer tout ce que je vois sans savoir le nommer et pour me montrer aussi ce que je suis incapable de voir…

De retour à Jing Hong, nous nous proposons d’aller déguster au restaurant un repas de fête daï. Nous devons d’abord gravir un escalier car dans ces grandes maisons de bois, les pièces se trouvent à l’étage, avec une large ouverture donnant sur la rue. À peine Élisabeth et moi avons-nous pris place autour d’une table de bambou, basse et ronde, que deux charmantes jeunes filles s’empressent de nous masser le dos et les épaules puis de nous détendre le visage avec des serviettes humides. Une armée de soubrettes en costume traditionnel, robes longues et étroites en soie de couleur vive et corsage assorti serré sur leur poitrine menue, couvre ensuite la table d’un nombre impressionnant de plats de toutes sortes : j’en compte vingt-trois. les convives piochent dans l’un ou l’autre suivant l’humeur et le plaisir. Quelle expérience incroyable ! Nous piquons parmi des légumes sautés, du porc et du poulet sous diverses formes, des piments farcis – et non des poivrons comme je l’apprendrai à mes dépens – des champignons croquants, du riz blanc servi dans un ananas entier, du riz brun glutineux cuit dans des feuilles de bananier, des algues pimentées, une délicieuse sauce aux arachides, des anguilles grillées, une inflorescence de bananier en lamelles sautées et enfin deux soupes pour conclure traditionnellement. Fort heureusement, un plat de rondelles de concombre crues calmera un peu l’ardeur des piments dont la nourriture daï est violemment relevée. Ce à quoi deux bouteilles de « bière du Mékong » et un verre de vin de fourmi ne sont pas parvenus…