Voyager en famille me comble de satisfactions mais pour mes objectifs professionnels, je préfère partir seul. C’est la meilleure façon d’être prêt à réagir aux circonstances afin de tirer immédiatement parti de ce qui survient. Je peux décider de filer sur le champ à l’autre bout de la contrée si l’occasion s’en présente, me réveiller à cinq heures du matin pour profiter d’un lever de soleil ou passer trois jours d’affilée dans une bibliothèque à prendre inlassablement des notes. La solitude ouvre aux rencontres et invite à s’initier à la langue et à la culture locale. Quant à la nourriture, je ne risque pas de choquer les sensibilités « civilisées » d’un compagnon et toutes les dégustations indigènes me sont permises. Il m’arrive aussi de m’embarquer dans des situations délicates où je ne voudrais entraîner personne. Et le confort de mes voyages est souvent très en dessous du minimum acceptable par l’occidental.
Pourtant cette fois-ci, une amie passionnée de plantes, Élisabeth, m’accompagne en Chine. Et un beau matin de novembre 1998, nous parcourons ensemble la rue Nan Jing, l’artère principale de Shanghai, bordée de boutiques de mode européenne pour chinois aisés. un peu en retrait, quelques échoppes vendent de la nourriture traditionnelle. Étonnants ces poissons séchés au sucre et au piment qui croquent sous la dent et emplissent la bouche d’un goût intense ! La variété des friandises de ce type est déroutante.
La devanture d’une pharmacie attire mon regard. De grosses racines de ginseng sont exposées dans des écrins de velours rouge. Il est bien précisé qu’ils proviennent des États-Unis. Paradoxalement, en Amérique ladite racine est valorisée lorsqu’on indique « ginseng de Corée ». L’herbe est toujours plus verte de l’autre côté de la barrière… Les plus gros spécimens sont affichés 42 000 yuans, soit environ 6 000 Euros… Malheureusement moins dissuasifs sont les prix de la corne de cerf ou d’antilope, de la poudre de bile d’ours ou de la graisse d’oviducte séché de grenouille des forêts… dont la consommation compromet dangereusement la survie d’espèces entières. La meilleure affaire est le safran en filaments, cultivé dans l’ouest lointain de la Chine et vendu à des fins médicinales environ trente fois moins cher qu’il ne l’est en France comme condiment. Quelques boîtes suffiraient à payer mon billet d’avion…
À quelques pâtés de maisons de là s’ouvre une ruelle conduisant au marché. La foule grouille, conformément à l’image que j’avais de la Chine. Nous réussissons quand même à trouver l’espace nécessaire pour nous faufiler devant les étalages qui regorgent de merveilles végétales.
L’un des premiers légumes à attirer notre regard est la celtuce. Le nom, anglo-saxon, composé de celery et de lettuce, indique ce à quoi s’attendre : une laitue mâtinée de céleri, plus exactement une laitue dont on consomme la tige charnue et renflée plutôt que les feuilles peu développées. La celtuce est longue avec une moelle vert clair, croquante et juteuse, douce et légèrement sucrée. Il suffit de peler la tige. Elle est excellente crue, à la croque-au-sel ou trempée dans une sauce, mais les Chinois préfèrent la découper en fines lamelles rapidement sautées dans le wok, « poêle à tout faire » de la cuisine orientale.
Parmi les nombreuses feuilles vertes qui couvrent en bottes serrées les étals bordant l’étroit passage, je note plusieurs espèces d’amaranthe. jadis consommées en Europe, avant que l’épinard ne détrône au XVIème siècle la multitude de nos anciennes « herbes à pots », elles connaissent toujours la faveur des Asiatiques. Proches de l’ornementale queue-de-renard aux longs épis pourpres retombants, les amaranthes sont des légumes savoureux, extrêmement riches en nutriments. L’aspect de l’Amaranthus tricolor est particulièrement frappant : ses feuilles sont à la fois d’un beau vert soutenu et d’un étonnant violet vif, avec une tige rougeâtre. elles perdent malheureusement le charme de leur couleur à la cuisson pour un vert foncé plus banal.
Je m’étonne de rencontrer parmi la verdure comestible l’une des « mauvaises herbes » les plus communes de nos jardins. La bourse-à-pasteur est un légume courant en Chine, cultivé depuis des temps immémoriaux. Voici encore la preuve que nos habitudes alimentaires n’ont rien de rationnel et d’objectif. Le délice des uns repousse ses voisins : essayez de faire manger du lapin à un anglo-saxon et songez que les Vietnamiens se délectent de viande de chien ! Ce qui n’est pour nous qu’un végétal sans valeur peut se révéler pour d’autres un légume de choix. L’horticulture n’a guère transformé la bourse-à-pasteur sauvage, elle en a simplement accru la taille. Ses feuilles ressemblent un peu à celles d’un pissenlit dont les dents pointeraient vers le sommet. Ses rosettes récoltées en touffe s’empilent artistiquement sur les étals – l’esthétique est un critère important sur les marchés chinois. Cette cousine du chou se sert en salade, mais il est usuel en Chine de la faire cuire en soupes délicates et en délicieux légumes. Quand vous verrez cette sauvageonne dans votre jardin, regardez-la d’un œil asiatique !
Impossible d’oublier que l’Extrême-Orient est le paradis des choux. Il s’agit toujours de formes simples, non pommées, dont on consomme les feuilles, les jeunes pousses et les fleurs, jaunes ou blanches. Notre regard s’arrête en particulier sur un cousin du classique chou de Chine, le pak choi en rosette, une variété très ancienne dont les feuilles s’étalent en une touffe aplatie, dense, très décorative. Ses feuilles sont vert foncé avec des côtes blanches, fermes, comme les baguettes d’ivoire d’un éventail. Le pak choi à feuilles dressées, plus connu des Occidentaux, est omniprésent sur le marché. Il se reconnaît aisément à ses feuilles arrondies, d’un vert foncé, aux nervures charnues élargies à la base en forme de cuillère.
Quelques espèces sont couramment cultivées dans les jardins européens. Parmi elles, le pe tsaï, un gros chou de forme allongée aux feuilles serrées, a fait depuis quelques années une percée remarquable : on le trouve couramment sur les étals de légumes sous le nom de « chou chinois ». En Europe, ses longues feuilles jaunes aux larges nervures blanches et charnues se mangent crues, tandis qu’en Chine on les fait cuire dans le wok avec d’autres légumes. Dans le nord de la Chine, les choux sont couramment conservés au sel, avec de l’ail, en une sorte de choucroute brune et odorante. Quant au chou fleuri blanc ou gai lan, il reste, lui, purement extrême-oriental. On consomme outre les feuilles, la moelle tendre de sa tige épaisse.
Les Chinois mangent aussi des « fleurs », ou plutôt leurs feuilles. la plupart des marchands proposent des bottes de chrysanthème comestible, un cousin de la marguerite et de la reine de la Toussaint. Curieusement, il s’agit à l’origine d’un légume sud-européen adopté depuis des lustres par les Asiatiques et totalement oublié sur notre continent sauf dans quelques potagers d’amateurs éclairés. La plante pousse pourtant en abondance à l’état sauvage dans la région méditerranéenne. la saveur aromatique de ses feuilles découpées est fort agréable mais sans doute trop marquée pour les palais européens. Encore quelques années…
Au bout de la ruelle, nous pénétrons par une porte étroite dans un marché couvert à l’atmosphère mystérieuse. Dans la pénombre faiblement percée par la lueur blafarde d’ampoules en guirlandes, des formes gesticulent et débitent des phrases chantantes pour inciter les chalands à s’approcher. Au fond d’une allée sombre s’élève une fumée blanche, très dense, qui nous intrigue. Dans la vapeur d’un grand chaudron emplit d’eau bouillante, un homme en sueur s’active à grands gestes, étirant avec dextérité un gros écheveau de pâte entre ses deux mains enfarinées. À chaque aller-retour, le bloc se sépare en filaments de plus en plus en minces jusqu’à ce que l’artiste ait obtenu un multitude de fils de quelques millimètres d’épaisseur. Alors nous comprenons : ce n’est pas un numéro de magie mais la fabrication de spaghettis chinois qui seront cuits sur le champ et proposés aux passants.
Nous préférons nous asseoir un peu plus loin pour savourer un bol de dim sums, de gros raviolis farcis de porc haché et de coriandre fraîche qu’une matrone à l’air peu avenant fait cuire dans de grands récipients métalliques troués posés sur une immense bassine fumante. Nous terminons notre repas par l’une des innombrables soupes de la gastronomie chinoise. C’est que dans l’Empire du Milieu, il s’en prépare autant que de maladies à soigner ou plutôt de malades à guérir. lorsque l’on souffre d’un mal ou d’un autre, il est usuel de se rendre chez le marchand d’épices et de plantes séchées pour lui acheter les ingrédients nécessaires à la confection d’un bouillon revigorant. Les fleurs séchées d’hémérocalle, les tranches de racines d’angélique, les noix de gingko, les jujubes ou « dattes chinoises », les fruits de lyciet d’un beau rouge vif ou les longanes déshydratées, friandises bienfaisantes, ont chacun leur fonction pour remettre d’aplomb. Ce qui n’est pas sans rappeler l’antique précepte d’Hippocrate : « Que ton aliment soit ton remède », quelque peu oublié en Occident… Se soigner en mangeant est une notion qui me plaît. La soupe de mauve est efficace contre la constipation (Cicéron le mentionnait déjà), les plats à l’ail favorisent la circulation, une crème à la lavande peut aider à faire passer le mal de tête, l’ortie redonne du tonus… Sauvages ou cultivées, les plantes sont les plus efficaces et les plus naturels des « alicaments »[1].
De l’autre côté, le marché débouche sur un temple confucianiste. L’arche de bois peinte en rouge menant à une cour intérieure est abondamment pavoisée. Une foule dévote se presse autour d’une construction aux angles du toit curieusement recourbés, et fait brûler par poignées de gros bâtons d’encens d’où s’élève une fumée dense, lourde de parfums. Les salles sont chargées de statues de divinités, multicolores et grimaçantes, propres à inspirer une crainte salutaire aux âmes des fidèles.
C’est plutôt dans le superbe jardin chinois de Yu Yuan que nous trouverons le calme propice à la méditation. Là, derrière des murs élevés s’étendent deux hectares de paix et d’harmonie en plein centre de la ville grouillante et chaotique. De petits lacs traversés de ponts arrondis et peuplés de poissons rouges encerclent des pavillons de bois sculpté aux proportions soigneusement étudiées. des « portes de lune » circulaires font communiquer les différentes parties du jardin, et une végétation minutieusement entretenue d’arbres d’essences précieuses domine des parterres de plantes herbacées que nous explorons à loisir. L’ensemble du jardin forme un labyrinthe conçu pour reposer l’âme en lui offrant des limites choisies. Nous n’en sortons qu’à la fermeture, l’esprit serein.
[1] Terme désignant les aliments censés posséder des propriétés médicamenteuses.