En quittant les États-Unis dans les années quatre-vingt, je n’avais pas l’intention d’y revenir. D’un point de vue culturel, architectural et gastronomique, le vieux continent m’apporte bien plus de satisfactions que le nouveau. Grâce à mes publications et surtout à mes stages, j’y rencontre des personnes de tous horizons attirées par la nature, lieu de partage idéal à l’origine de relations fortes et durables. Et pourtant, au fond, l’Amérique me manque avec ses grands espaces et sa nature forte, tandis que l’Europe, trop civilisée, m’étouffe par moments.
À l’été 1995, une amie domiciliée à Genève me permet de retrouver une célèbre « herbaliste » américaine, Rosemary Gladstar, très active depuis plus de vingt ans dans le « milieu » des plantes aux États-Unis où je l’avais jadis connue. L’occasion m’est donnée de la rencontrer en Suisse allemande, au-dessus d’Interlaken, où elle est venue avec ses élèves. Rosemary me propose de les initier pendant une journée aux végétaux des forêts et des prés d’altitude. Les Américaines découvrent la douce saveur de châtaigne, des racines de la raiponce en épi, inhalent l’odeur résineuse des pousses d’épicéa et dégustent les jeunes feuilles au parfum d’encens de l’égopode. Toutes s’exclament devant la puissance de la racine de l’angélique des bois dont les vertus médicinales méconnues égalent celles du ginseng, enchantées par la multitude de plantes utiles et délicieuses qui les entourent. Rosemary m’invite à donner l’année suivante des cours au Symposium International qu’elle organise sur les « herbes[1] ».
Fin juin 1996, je prends donc l’avion pour Boston, très ému de retourner quelque treize ans plus tard dans le pays de tant d’aventures. Je retrouve immédiatement un contact très fort avec les plantes américaines. Même en plein milieu des villes subsiste par endroits un peu de nature sauvage : des parcelles de terrain sont livrées totalement à elles-mêmes, sans qu’on se donne la peine de les jardiner ou de les arranger pour en faire des « parcs » urbains. Seuls quelques sentiers les traversent. En Europe il est inconcevable de laisser s’exprimer la nature, sauf peut-être dans les terrains vagues, qui servent en même temps, hélas, de dépotoirs… Par contre, l’habitat me déprime. Les maisons me semblent sans âme, encombrées de toutes sortes d’objets hétéroclites, témoins de la société de consommation à outrance. Les voitures sont trop grandes, les rues trop larges, toutes les villes se ressemblent. Je n’ai plus envie de vivre ici.
Heureusement, l’ambiance du symposium est excellente. S’y rassemble les plus éminents « herbalistes » américains ainsi que d’autres venus de Grande-Bretagne, d’Équateur, du Belize, du Nigéria et de Russie, tous à la fois hautement qualifiés et très abordables. Mon plaisir est grand à partager mes connaissances, et mes cours sont appréciés. En revanche, la nourriture est positivement immangeable ! Elle est à base de produits dénaturés par l’industrie agro-alimentaire. Et je ne mange que des aliments frais, de bonne qualité, biologiques si possible : fruits cueillis à maturité, et non pas récoltés verts, yaourts sans arôme ni colorant, fromage au lait cru et affiné à point…
Les cuisiniers du symposium ont beau faire des efforts, ils n’ont ni les ingrédients ni le savoir-faire nécessaire : tout est insipide et mou ! Après avoir testé le premier repas au restaurant, il n’y a aucun doute, c’est la nature qui me nourrira. Des bois denses jouxtent le campus, où pousse tout ce dont j’ai besoin pour me sustenter de façon équilibrée et agréable. Dans une mare à l’orée de la forêt se dressent, les pieds dans l’eau, les hautes tiges, minces et rigides, des massettes, terminées par de gros cylindres brunâtres[2]. De longues feuilles étroites et spongieuses émergent d’interminables rhizomes charnus que je mâchonne pour en avaler l’amidon presque pur : c’est bon et très nutritif. Je secoue dans le creux de ma main les lourds épis pour en savourer l’abondant pollen doré.
Sous le couvert du feuillage se cachent ça et là de gracieuses plantes de la famille du lis dont la tige unique s’entoure à mi-hauteur d’une jupe froufroutante composée de sept à neuf feuilles. Tout en haut, sous les fleurs, s’étale une brève collerette de trois feuilles réduites. Leur nom de « concombre indien » décrit assez justement la délicate saveur du tubercule charnu, croquant et juteux. J’en mangerais volontiers davantage mais déterrer les plantes les détruit… Je me rattrape sur les feuilles de sassafras qui abondent en lisière. Il faut les choisir toutes jeunes et bien tendres pour profiter de leur texture légèrement mucilagineuse et de leur fragrance acidulée d’agrumes. Pour le dessert, le choix m’est offert entre les mûres des ronces locales ou les fruits de l’amélanchier de l’Allegheny. Ces grosses boules à l’aspect de myrtilles, portées par de ravissants arbustes aux feuilles bleutées, figurent à mon sens parmi les meilleurs fruits sauvages. Je me sens bien, le corps léger et l’esprit clair, à me nourrir ainsi. À quelque chose malheur est bon !
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Mon séjour aux États-Unis doit aussi me permettre de contacter des chefs cuisiniers pour les initier à l’intérêt culinaire des plantes sauvages. Bon nombre d’entre eux officient à New York. Le train m’amène en plein cœur de la « grosse pomme ». Apparemment, rien n’a changé depuis mon dernier séjour : le métro est toujours aussi bruyant et on y meurt toujours de chaud, les rues sont pleines de trous et les immeubles écrasent l’âme. Seule différence, la population grouillante semble encore plus hétéroclite qu’il y a quinze ans. Malaise et fascination s’entremêlent.
Mon premier contact me conduit chez l’un des restaurateurs les plus en vue de New York, Jean-Georges Vongerichten. J’y déguste une cuisine-fusion remarquablement réussie qui mêle la volupté des épices fraîches thaïlandaises à la rigueur de la cuisine française. C’est un voyage entre deux continents, disons trois puisque nous avons droit au service à l’américaine : à peine une assiette est-elle terminée que la suivante arrive…
Je découvre un homme étonnant. Après avoir longtemps travaillé à Bangkok et à Hong Kong, Jean-Georges, Alsacien d’origine, s’est installé en Amérique depuis une dizaine d’années avec cinq cents dollars en poche. Il a su s’y prendre : trois restaurants de Manhattan lui appartiennent déjà et il va bientôt en ouvrir un autre au coin de Broadway et de Central Park, dans un immeuble qui sans complexe se proclame en grosses lettres sur sa façade : « probablement l’endroit le plus important du monde ». Jean-Georges se plaît aux USA !
Ce qui m’importe davantage, c’est la qualité de notre première rencontre et l’intérêt qu’il porte à mon approche des plantes. Il me donne rendez-vous pour le lendemain, après le service de midi, afin que je l’emmène découvrir la flore urbaine.
Ce jeudi-là, l’air est lourd et l’ombre bienvenue. Trois heures d’affilée, Jean-Georges, son chef de cuisine, son pâtissier, trois chefs de partie et moi-même, parcourons Central Park en reniflant, frottant et dégustant toutes sortes de végétaux dont le parc se montre fort riche. Ces professionnels de l’odorat et du goût n’en croient ni leur nez ni leurs papilles. Ils font connaissance avec l’oxalis acidulée, beaucoup plus délicate que l’oseille, presque sucrée, et ses fruits allongés et dodus aux airs de cornichons miniatures. Côte à côte poussent le chénopode blanc aux feuilles palmées[3] et son cousin le Chenopodium ambrosioides. Difficiles à différencier à première vue, ils se distinguent immédiatement aux doigts et au nez. Le premier laisse une impression de sable humide due à de minuscules poils ronds qui parsèment le sommet de la tige et le revers des feuilles. Il est inodore, tandis que le second sent puissamment le camphre. Ceci lui vaut d’être couramment employé comme condiment en Amérique centrale, sous le nom d’epazote, pour parfumer les haricots. Le chénopode blanc est un excellent légume sauvage, proche de l’épinard mais plus fin, qui inspire d’emblée à Jean-Georges une recette. La matricaire, une petite camomille au feuillage touffu, découpé en minces filaments d’un vert guilleret, est une autre de ces « mauvaises herbes » qu’un cuisinier traditionnel ne pourrait songer à employer. Pourtant quand je leur passe sous le nez un capitule de matricaire, tous s’exclament :
– « On dirait un fruit. C’est… oui, c’est l’odeur de l’ananas !
– Bravo, le nom anglais de cette plante est pineapple weed, l’herbe-ananas. Elle semble totalement insignifiante, à la voir traîner sur les bas-côtés, mais ses capitules verdâtres, qui n’ont l’air de rien, sont une mine de saveurs qui explosent en bouche.
– Je crois que je vais en faire quelque chose… »
Nos découvertes à travers le parc, par la chaleur humide de cet après-midi d’été, procurent aux cuisiniers des sensations insoupçonnées. Ils sont enthousiastes, surtout Jean-Georges et son second, semblables à des peintres auxquels on offrirait soudain une myriade de couleurs nouvelles pour étendre leur palette et créer des œuvres inédites. Je remporte un franc succès et mon retour est programmé pour la fin août afin de former Jean-Georges et son équipe.
[1] Terme qui s’applique, en anglais – herbs – aux végétaux utiles, principalement condimentaires et médicinaux.
[2] On confond souvent les massettes avec les roseaux qui, eux, sont surmontés d’élégants plumets.
[3] Son nom signifie « patte d’oie » en grec ancien.