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Alors, cap sur l’Oregon. Une amie, Diana, y vit sur une maigre parcelle de terrain perdue dans des bois profonds, un endroit paradisiaque où elle a construit elle-même une minuscule cabane en bois. La nature y est superbe, puissante, envoûtante. C’est une rhapsodie en vert aux nuances innombrables. La forêt originelle, où se superposent plantes herbacées, buissons touffus et arbres majestueux, a été peu abîmée par l’homme. Elle est composée essentiellement de conifères. Les Douglas, les sapins et les épicéas dépassent habituellement cinquante mètres de haut. Certains colosses mesurent plus du double, avec des troncs qu’une personne seule ne pourrait embrasser. Les « sapins[1] » de Douglas, Douglas fir, me sont infiniment plus beaux dans leur environnement naturel que dans les plantations exclusives d’une tristesse infinie où je les ai rencontrés en France. Les aiguilles souples de leurs longs rameaux pendants exhalent au froissement un parfum inattendu de fruit de la passion – on en fait, à peu de frais, d’exotiques sorbets…

Les thuyas sauvages n’ont rien à voir avec les arbustes rabougris dont les haies déprimantes enclosent chez nous les pavillons de banlieue. Ce sont des arbres majestueux dont l’écorce rougeâtre se détache en longues bandes et semble les vêtir de guenilles. Leur feuillage plat, écailleux, révèle entre les doigts des notes d’encens agrémentées de citron, de carotte et de tanaisie. Plus tard, un cuisinier de mes élèves s’en servira avec succès pour aromatiser des gambas poêlées.

Sur la verdure des résineux tranche le tronc orange et lisse, tellement sensuel au toucher, des madrones, cousins géants[2] de nos arbousiers méditerranéens. Chaque fois que j’en croise un, je le caresse amoureusement heureux de sentir sous mes doigts sa ferme douceur. Ces beaux arbres aux larges feuilles vertes, impossibles à confondre avec d’autres essences, donnent des grappes de petits fruits rouges éclatants, tout à fait comestibles et jadis appréciés des Indiens.

L’un de mes arbres préférés est le laurier de Californie. Cousin du laurier-sauce aux vertus culinaires, il possède lui aussi des feuilles pointues à chaque extrémité comme un fer de lance, coriaces et luisantes, extrêmement aromatiques à la cassure. Mais elles ne se contentent pas d’embaumer : elles chatouillent d’abord les narines puis se mettent brusquement à piquer en remontant douloureusement le long des sinus jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’à éternuer de tout son être. Quel soulagement ! Les Indiens mettaient à profit ces propriétés pour apaiser les maux de tête. Il est vrai qu’on se sent mieux après et la répétition de ce jeu me procure du plaisir. Ces feuilles à l’arôme très plaisant sont couramment vendues aux États-Unis en guise de condiment sous le nom approximatif de laurel, normalement réservé à notre laurier méditerranéen.

Diana vit depuis huit ans dans cette nature sauvage d’une richesse inouïe. Partageant ma passion pour les plantes, elle m’emmène un jour dans un marécage… Ce que j’y vois me stupéfie. Dans une tourbe profonde imbibée d’une eau sombre se dressent en touffes serrées de grands serpents végétaux raidis. Ce sont des plantes carnivores uniques au monde, les excentriques Darlingtonia californica. Leurs longues feuilles dressées, creuses comme des tubes, s’élargissent vers le haut. Un capuchon dilaté, translucide et marqué de veines rougeâtres les surmonte, portant une étrange moustache pendante. Sous le capuchon, juste derrière la moustache, s’ouvre une « bouche » goulue où se précipitent les insectes vers le triste destin qui les attend au fond d’un tube glissant comme du savon, dans une mare de liquide caustique aux émanations enjôleuses… Leurs cousines, les sarracénies des tourbières est-américaines, emploient la même tactique. Leurs courtes feuilles renflées et trapues ressemblent au fond du marécage à autant d’animaux insolites à l’affût, gueule ouverte, de leur prochaine victime.

Un torrent aux eaux blanches, ombragé d’ifs[3] épais, coule avec rapidité à un demi-mile de la cabane. C’est là que Diana a branché au fond d’un barrage de fortune le tuyau de plastique qui amène l’eau courante à domicile. Simple mais efficace. Pourtant, dans l’Oregon, la qualité de l’eau n’est plus sûre. Les grandes compagnies papetières effectuent des coupes « à blanc » sur des kilomètres carrés, rasant intégralement des parcelles entières pour ne récolter ensuite que les grumes les plus volumineuses[4]. Elles prennent cependant soin de laisser un épais rideau d’arbres de chaque côté des routes principales pour éviter les récriminations des touristes… Puis elles arrosent de désherbant les nouvelles plantations de résineux afin d’éliminer la concurrence des feuillus qui poussent naturellement. On obtient ainsi à peu de frais d’immenses monocultures qui n’ont plus rien à voir avec la végétation d’origine, pourtant si belle et variée… Le procédé est terriblement rentable et les compagnies l’emploient à grande échelle dans tout le nord-ouest américain. L’herbicide utilisé n’est autre que le fameux « agent orange » de sinistre mémoire, utilisé comme défoliant durant la guerre du Vietnam pour détruire la jungle et empêcher les Viêt-Congs de s’y réfugier. Il se répand dans les sources et les ruisseaux, contamine l’eau de boisson et entraîne de multiples problèmes de santé. Le plus grave provient de ses effets tératogènes : dans ces régions, les malformations chez les nouveaux-nés sont significativement supérieures à la normale. Un épais dossier est en cours d’étude à Washington pour évaluer les dangers de ces pratiques. David contre Goliath…

Malgré ces problèmes, ma félicité n’est pas loin d’être parfaite. Diana, écrivain de son état, est une véritable femme des bois et l’environnement forestier dense dans lequel nous vivons me convient parfaitement. Nous ramassons quotidiennement pour nous nourrir des dizaines de plantes sauvages. Outre la succulente laitue des mineurs, nous prisons particulièrement les mauves, la douce stellaire, les feuilles de violette et les rumex, cousins de l’oseille. Ce n’est que très occasionnellement que paraissent à notre menu les bulbes délicats des Calochortus, jadis nourriture importante des Indiens, car leur récolte détruit ces jolies plantes des lieux clairs. Ces « lis papillon », Mariposa lilies tels qu’on les nomme couramment, présentent quelques feuilles étroites et allongées sur une tige gracile surmontée de fleurs étonnamment grandes pour la taille de la plante. Avec un peu d’imagination, ses larges pétales rappellent effectivement les ailes d’un lépidoptère.

Pour relever nos plats, nous apprécions la sarriette de Douglas, connue sous son son nom espagnol de yerba buena, la bonne herbe. Elle étale sur le sol ses petites feuilles rondes vert clair, à la fraîcheur de menthe, sa cousine. Finement hachées avec les jolies fleurs rosées, elles aromatisent salades et légumes. Pour relever davantage nos plats, nous utilisons la racine poivrée de la dentaire, une plante voisine de la moutarde et du raifort. Ses feuilles découpées en larges segments et ses grandes fleurs roses à quatre pétales en croix ornent les sous-bois. Plus exotique est le rhizome odoriférant de l’asaret que les locaux nomment wild ginger, le gingembre sauvage. Il s’agit de la tige souterraine d’une curieuse plante rampante dont les larges feuilles d’un vert foncé parfois marbré de blanc, recourbées comme un rein, forment de petits tapis denses sur le sol. Leur fleur étonnante est à peine visible car elle est de couleur brune et pousse à ras de terre. À la cassure, le rhizome émet un parfum poivré qui n’est pas sans rappeler celui d’une eau de toilette pour hommes.

Parfois le jardinage m’attire car il n’est pas désagréable de compléter notre cueillette avec quelques légumes cultivés, laitue, oignons, haricots verts ou betterave rouge qui ont bien du mal à pousser sur le sol acide et pauvre qui entoure notre cabane. Mais je me sens fondamentalement un cueilleur paléolithique et non un agriculteur néolithique… 

C’est sans doute pour cela que j’ai la bougeotte. Il me faut constamment savoir ce qui se cache de l’autre côté de la montagne… Alors y allons voir. Nous descendons pendant plusieurs jours la majestueuse Rogue River jusqu’à la mer, randonnée inoubliable à travers la chaîne des montagnes côtières. Nous nous baignons dans les eaux glacées des affluents du fleuve et dormons à la belle étoile, dans des sacs de couchage trop minces pour nous protéger efficacement du froid de la nuit.

Puis c’est un voyage plus long, trois semaines, dans l’est de l’Oregon où les tapis de fleurs sauvages, les sources chaudes et les champs d’obsidienne me comblent de satisfactions intenses. Merveilleux pays presque inhabité, dont les vastes espaces n’ont rien de monotone pour qui sait ouvrir ses yeux, ses sens, son cœur. D’autres explorateurs, plus anciens et sans doute moins chanceux que nous, ont pourtant nommé « Malheur » l’un des plus grands lacs de la région, refuge d’une avifaune aussi abondante que variée. Pour moi, ce n’est que bonheur.


[1] Ce ne sont pas de vrais sapins, ces arbres appartiennent à un genre particulier, Pseudotsuga.

[2] Ils dépassent 35 m de hauteur.

[3] Du feuillage sombre de ces petits arbres au tronc rougeâtre a été isolée une substance anticancéreuse, la taxine.

[4] À l’opposé des coupes « sélectives » où l’on choisit les individus à abattre.

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